Quand le capital (la logique) passe à l’ordre 2

Le capitalisme est-il en train de vraiment s’effondrer, comme cela est prédit depuis longtemps par les tenants de la Critique de la Valeur ? Ou bien n’est-ce qu’une péripétie nouvelle avant un rétablissement et une continuation jusqu’à la prochaine fois, comme voudraient nous le faire croire la majorité des commentateurs politiques et des économistes, tant l’idée d’une fin du capitalisme semble difficile, voire impossible à concevoir ? Et tant surtout, par tous les moyens, on voudrait conjurer une telle éventualité.

Je rappelle ici que l’originalité de la tendance « critique de la valeur », associée aux noms de Moishe Postone, Robert Kurz, Roswitha Scholz, Anselm Jappe etc. réside, par rapport au marxisme, dans l’aveu clair et sans détour que, si le capitalisme est bel et bien voué à un effondrement, pour des raisons à la fois internes (la fameuse « borne interne », consistant dans l’inexorable perte de la « valeur ») et externes (la « borne externe », consistant dans les ravages causés par la surexploitation de la planète), ce ne sera pas forcément pour faire advenir une société plus juste, plus belle et plus heureuse. Cela ne se traduira pas par le « triomphe » d’une classe sociale, fût-elle « ouvrière », qui aurait pour mission, en parvenant à la domination hégémonique, de faire régner désormais et jusqu’à la fin des temps une… société sans classes (rien que ça). Nous ne sommes plus des enfants et nous ne croyons plus au Père Noël de la Lutte des Classes.

Nous sommes face à un désordre angoissant : d’un côté nous serions satisfaits de la disparition d’un régime socio-politique responsable du drame vécu par presque chaque humain, être condamné toute sa vie à un labeur qui n’a d’autre finalité qu’accumuler de la valeur abstraite (incarnée par l’argent), sans aucune considération pour ce qui devrait être l’attrait principal d’un travail : sa richesse intrinsèque, le bonheur qu’il procure à lui tout seul, l’envie de s’y réaliser comme sujet libre, et de l’autre, nous sommes terriblement conscients qu’une telle disparition ne se fera que dans la douleur la plus extrême : misère, chômage, famines, guerres.

Car évidemment nous ne sommes pas prêts pour une telle éventualité. Seuls peut-être quelques zadistes d’avant-garde, ou quelques zapatistes trop éloignés de nous ont envisagé cette évolution. Quant à nous, nous commençons à peine à nous dire qu’il serait peut-être bien de louer un lopin de terre dans un coin de campagne pour y cultiver quelques plants de pommes de terre et trois salades… mais saurions-nous faire ? Ne devons-nous pas nous y mettre tout de suite ? Nous sommes d’incorrigibles paresseux…

Comment en sommes-nous venus là ? Méfiant que je suis à l’égard du discours des « économistes »1 (qu’ils soient atterrés, empiristes, prix Nobel ou rédacteurs des Echos), je me réfère encore une fois aux thèses soutenues par la CDV – ci-devante « Critique de la Valeur », agrémentée aussi quelque fois du terme juxtaposé de « Dissociation » – en l’occurrence dans un ouvrage récent encore paru aux Editions Crise & Critique (décidément, « ils » sont actifs, dommage qu’ils aient si peu d’audience), et signé de deux noms, ceux de Ernst Lohoff et Norbert Trenkle (trad. Paul Braun et Vincent Roulet) : La grande dévalorisation.

On le sait désormais, avec la fin de la période souvent baptisée de « fordiste », s’est essoufflée la vieille formule qui faisait que de la valeur abstraite était gagnée par l’effectuation du cycle de la marchandise. Ce cycle passait par une phase de production au cours de laquelle une marchandise particulière intervenait, la seule susceptible de faire croître sa valeur : la force de travail, par quoi de A, représentant une certaine somme d’argent dépensée pour obtenir les matières premières nécessaires à la fabrication, on pouvait passer à A’, une somme d’argent supérieure. Avec la diminution constante du rôle de cette force de travail dans le processus de production, due aux gains de productivité liés au développement des techniques et technologies, s’est produite une baisse de la (sur)valeur, et le capitalisme s’est trouvé en crise. On ne pouvait bientôt plus valoriser le capital de manière suffisante pour que cela vaille la peine de continuer. Il fallait greffer sur ce mécanisme un autre mécanisme qui pourrait peut-être – ô miracle ! – se passer de travail, même abstrait, pour produire quand même de la valeur, autrement dit, au lieu de passer de A à A’ en passant par la production effective d’une marchandise M, on pourrait peut-être passer directement de A à A’… sans intermédiaire de marchandise ! Augmenter la somme d’argent sans rien faire… cela paraît étrange, voire suspect. Peut-être en réalité s’agissait-il d’une forme nouvelle et dérivée de la notion ancienne de marchandise. Comme une sorte de méta-marchandise, si on veut, une qui aurait comme valeur d’usage… la valeur d’échange des marchandises ordinaires, et qui aurait comme intermédiaire sur quoi on pouvait faire accroître la valeur, non pas du travail effectué, mais du travail… à venir (donc une abstraction d’une abstraction). Autrement dit, le capital se valorisait sur le dos de marchandises non encore produites, mais qui le seraient plus tard, du moins l’assurait-on sans preuves. On savait déjà faire cela : on avait pris l’habitude d’anticiper sur la production, d’emprunter de l’argent afin d’acquérir les quantités (A) nécessaires pour la fabrication, attendu que celles-ci devenaient de plus en plus chères et que personne ne disposait de suffisamment d’argent liquide pour démarrer une production. Mais tous ces gestes : emprunter, prêter, anticiper, rendre décrivaient une activité globale qui consistait en la mise en place d’une production de marchandise, ils n’étaient pas encore incorporés à l’activité elle-même. C’est quand ils devinrent d’une grande importance que l’on focalisa son attention sur eux et qu’on en vint à considérer que la tâche de gérer ces montants de valeur abstraite était elle-même un processus, parasitant le premier peut-être, mais finissant par devenir plus important : on produisait bien une marchandise par eux, mais une marchandise fictive. Comme le spectre d’une marchandise, qui n’existe que dans les limbes (puisque le travail pour la produire n’est pas là, demeure dans le futur). Mais ce spectre est bel et bien commercialisé : ce sont les titres, obligations et actions du système bancaire. Lohoff et Trenkle les définissent comme marchandises d’ordre 2. Avec cela, on assiste à une généralisation de la notion de marchandise : à côté des biens produits, qui ont une valeur d’usage particulière, un vêtement pour se vêtir, une pomme pour la soif, il y eut une marchandise force de travail, dont la valeur d’usage résidait uniquement « dans la capacité qui est la sienne, quand elle est mise en œuvre, de produire plus de valeur que ce qui est nécessaire pour sa propre reproduction », voilà bien un type de marchandise qui s’éloigne du concret des biens nécessaires, puis le capital lui-même s’est transformé en marchandise sous sa forme argent :

Alors que le tout-venant des marchandises incarne, comme résultat du travail privé passé, de la valeur effective, les titres de propriété incarnent une anticipation de la valeur future […] afin qu’il soit bien clair que le capital-argent ne peut devenir marchandise que sur la base de la production généralisée de richesse abstraite, et pour insister sur la différence qui l’oppose aux marchandises circulant sur le marché des biens et du travail, les membres de cette classe de marchandises seront qualifiés par la suite de marchandises dérivées ou plus précisément de marchandises d’ordre 2. Celles-ci ont en commun avec la marchandise force de travail que leur valeur d’usage se situe également en dehors du domaine sensible-matériel. Mais chez elles, le détachement à l’égard du monde sensible-matériel va beaucoup plus loin. Car contrairement aux marchandises circulant sur le marché des biens, qu’il faudrait dans ce contexte qualifier de marchandises d’ordre 1, les marchandises d’ordre 2 sont dépourvues de toute composante sensible-matérielle.

J’ai été frappé lorsque j’ai lu cela car cela me rappelait étrangement mon domaine de prédilection : la logique. Car là aussi, en logique, on n’a pas cessé de voir les choses en niveaux, mais alors en niveaux de langage : le langage-objet était complété par un métalangage. Le métalangage était au départ l’ensemble des opérations commises pour parler du langage objet. Très vite, on a voulu intégrer le métalangage dans le langage, mais alors il fallait un méta-méta-langage et ainsi de suite, cela a donné lieu à des langages logiques de plus en plus complexes, avec des objets d’ordre 1, d’ordre 2 etc. mais pour parvenir à manipuler ces entités, il fallait inventer des systèmes très subtils afin d’éviter l’existence de paradoxes (Burali-Forti par exemple). Dans le domaine de la valeur, il y a bien sûr de grosses différences avec cette situation, même si on va trouver là aussi nécessairement des contradictions, à défaut de paradoxes.

Une question qui vient naturellement à l’esprit quand on se penche sur les fondements de la démarche logique est celle-ci : une preuve ayant été produite pour un résultat T, qu’est-ce qui prouve que c’est bien une preuve ? Ne faudrait-il pas une preuve de la preuve ? Mais alors pourquoi pas une preuve de la preuve de la preuve ? et ainsi de suite. Si on tombait dans ce piège, on n’en finirait pas : voir ici le fameux paradoxe d’Achille et de la tortue revu par Lewis Carroll, en réalité il faut voir la théorie de la preuve autrement. Des critères autres que la preuve à construire (dans un système qui serait alors un méta-système par rapport à celui où s’est fait la première preuve) peuvent exister, ils existent. Supposez par exemple qu’il suffise de compter les types de nœuds d’un réseau et de voir s’il vérifient telle ou telle formule (d’Euler par exemple), alors on aurait un « critère » qui s’exprimerait tout autrement que par une preuve, mais qui serait un fondement solide de la justesse de la preuve2.

Dans le domaine de la valeur, on spécule d’une manière différente. Ce qui nous est apparu en logique comme un piège à éviter est devenu une sorte de manière d’exister. On doit sans cesse prouver que la valeur (d’usage) de la valeur (d’échange) est elle-même une valeur (d’échange) afin de pouvoir continuer le processus. Et ceci sans fin, jusqu’à ce qu’on se rende compte qu’il n’est pas possible de valoriser de la valeur sans qu’à un certain moment n’apparaisse une preuve irréfutable de valeur, sous la forme de l’actualisation concrète d’un fondement, à savoir… un travail effectivement réalisé.

Lorsqu’on se rend compte de cela, on peut avoir deux attitudes : une attitude flegmatique consistant à se dire que c’est la vie et qu’un jour ou l’autre, on « annulera les dettes »3, ou bien une attitude folle, qui est celle aujourd’hui d’un Trump, qui croit pouvoir revenir aux origines, refaire surgir du néant un travail comme au beau temps des débuts de l’ère capitaliste, qui serait enfin le travail que l’on aurait anticipé lors de l’émission des titres, emprunts, actions et obligations, mettant ainsi fin à l’endettement. Sauf que… ce travail futur qui devait garantir les marchandises d’ordre 2… n’existe tout simplement pas, le processus a justement été inventé pour qu’il puisse ne pas exister, puisque s’il existait il faudrait complètement revenir en arrière, rembobiner la bobine en quelque sorte pour revenir en un point de départ, où plus rien n’existe comme avant : on trouve en particulier un amas de technologies nouvelles qui ont été elles-mêmes à l’origine de la disparition de la valeur, et dont le capitalisme ne pourrait pas aujourd’hui se passer. Après Drill, baby, drill, nous voici alors entraînés dans une quête du travail disparu, on a beau prétendre contraindre, au moyen de barrières douanières, les entreprises mondiales à investir aux Etats-Unis, à y construire de vraies usines avec le fantasme de construire le « vrai » « capitalisme dans un seul pays » (après le socialisme dans un seul pays cher à Staline), rien n’y fait, rien n’y fera : tout s’effondrera.

1 Oui, je suis méfiant, parce que 1) je sais bien que l’économie n’est pas une science, encore moins une science empirique, et 2) il me paraît évident que les chroniqueurs sont loin d’être neutres, et qu’ils ont chacun leur bout de gras à défendre, qu’il s’agisse de leurs propres placements en bourse ou qu’il s’agisse d’une position stable dans un establishment gourmand de leurs avis, comme autrefois, des rois étaient friands des divinations prodiguées par leurs mages et voyants de toutes sortes.

2 C’est cette voie qui a été prise par Jean-Yves Girard, à partir de la logique linéaire grâce à la notion de réseau de preuve.

3 On notera que cette vision est très différente de celle d’un Robert Kurz par exemple qui, lui, ne l’envisage pas : l’évolution conduit à un effondrement véritable, c’est-à-dire à la fin du capitalisme. Quand on évoque cette « continuation tranquille », on laisse entendre évidemment que cette fin n’est peut-être pas pour demain, ce qui provoque, on l’aura deviné, une scission potentielle.

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3 Responses to Quand le capital (la logique) passe à l’ordre 2

  1. Avatar de Wonja Ebobissé Wonja Ebobissé dit :

    Bonjour,

    Merci pour cet article. Cette fois-ci, je ne vais laisser le débat sur la scientificité de l’économie de côté.

    Quelle est la formule d’Euler à laquelle faîtes-vous implicitement référence ?
    e^ix = cos(x) + isin(x) ?

    Je n’ai jamais vu cette formule en lien avec la logique linéaire. Mais je sais que Girard parle – dans les articles sur la syntaxe transcendantale – de l’invariant Euler-Poincaré.

    En tout cas, j’apprécie sa démarche épistémologique qui rapproche la logique des autres branches des mathématiques. Il y a sur ce point une curiosité : Girard parle beaucoup des mathématiques, mais de ce que j’en comprends la logique linéaire se développe davantage du côté de l’informatique fondamentale (complexité algorithmique, coût en ressources…). Du côté des mathématiques « nobles » (algèbre, géométrie), c’est plutôt l’alliance entre la théorie des modèles et la théorie des topoi qui semble prédominant (Lawvere, Caramello). D’ailleurs, le cours de logique d’A. Prouté (« Introduction à la logique catégorique ») est assez éloigné à mon sens de ce qui se fait en théorie de la démonstration. C’est plutôt une indexation de la logique sur la topologie algébrique, avec une claire démarche sémantique.

    Parfois je trouve cela curieux que Girard ne parle pas beaucoup de cet autre univers. Je sais qu’il ne semble guère apprécier l’approche sémantique mais tout de même. Une des rares fois où je l’ai vu s’exprimer sans polémique sur cet autre univers (dans un article récent, qui clôt la syntaxe transcendantale), c’est pour dire que les catégories sont insatisfaisantes, car elles définissent leurs objets à isomorphismes près. Et donc qu’elles présupposent une forme, alors que c’est justement son engendrement qui est à étudier.

    Évidemment, tout dépend des questions fondamentales qu’on se pose, et j’imagine qu’elles divergent en fonction du ou de la mathématicienne. Mais je crois qu’il y a quand même une certaine convergence philosophique entre la démarche de Caramello et de Girard. Si j’ai bien compris, Caramello s’intéresse au fait que les topos permettent de transférer des résultats entre des théories mathématiques différentes. Girard, lui, veut dés-axiomatiser la logique. Dans les deux cas, la logique permet de l’ouverture de la pensée.

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    • Avatar de alainlecomte alainlecomte dit :

      Bonjour Wonja. Excusez mon retard à vous répondre! Concernant les réseaux de preuve, oui, il s’agi bien de l’invariant d’Euler (et non de la formule d’Euler), celui-ci est d’ailleurs repris dans la logique 2.0, cela fait partie des critères de correction des réseaux, dont le plus connu peut-être est celui de Danos-Reignier, qui consiste à vérifier qu’il n’y a pas de cycle dans chaque branchement des switches (les noeuds « par ») d’un réseau. Girard ne dédaigne pas complètement la sémantique, mais il a recherché des modèles beaucoup plus complexes, en termes d’espaces de Hilbert dans sa géométrie de l’interaction, et dans ses tentatives d’approche de la mécanique quantique. Je vous remercie de m’indiquer des liens vers des ouvrages récents que je ne connais pas (A. Prouté), je suis avide de manuels en français parlant de logique catégorique. Je reste impressionné par le livre de Lambek et Scott (d’ailleurs, il y a une connection entre Lambek et Girard… c’est de là qu’étaient parties d’ailleurs mes propres recherches dans les années 90, le calcul de Lambek comme logique linéaire non commutative – mais Girard est resté sceptique sur ce sujet!

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      • Avatar de Wonja Ebobissé Wonja Ebobissé dit :

        Cher Alain,

        Aucun souci, et c’est à mon tour de vous remercier pour cette référence que je ne connaissais pas ! En parcourant rapidement, il m’a l’air d’aborder plusieurs points qu’on retrouve également dans le cours de Prouté.

        J’ai regardé l’invariant d’Euler, et effectivement, cela demande une certaine connaissance en mathématiques (comme les espaces de Hilbert). J’espère pouvoir un jour avoir le bagage technique pour comprendre plus en profondeur l’approche girardienne (et le cours de Prouté également, cela va de soi).

        En relisant récemment Girard, je suis assez séduit par l’idée de faire émerger la sémantique de la syntaxe. Il y a une petite résonance hégélienne et dialectique, même matérialiste au sens de moniste (refus d’accepter d’emblée le dualisme syntaxe-sémantique).

        À ma connaissance, peu d’épistémologues ou de philosophes de la logique se sont penchés sur ces approches. Mais il y a une thèse assez récente (2023) de Boris Eng « An exegesis of transcendantal syntax » que j’apprécie beaucoup – même si à nouveau je suis bien incapable de comprendre les tenants et les aboutissants.

        Bien à vous,

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