Le capital a-t-il une substance ?

[je commence aujourd’hui une série de réflexions tirées de ma lecture du livre de Robert Kurz, La substance du Capital, sans doute l’oeuvre la plus achevée et la mieux écrite du philosophe allemand, parue aux éditions L’échappée, dans une traduction de Stéphane Besson, et avec une préface d’Anselm Jappe. On sait que Kurz s’inscrit dans la lignée d’Adorno, et on retrouve dans ses longs développements souvent des passages d’une lecture aussi difficile que peut l’être celle du maître de l’Ecole de Francfort. Mais ne nous laissons pas intimider par la difficulté. L’effort de compréhension d’une œuvre majeure en vaut toujours la peine.]

La nécessité d’une critique catégorielle

Répondre aux exigences de l’analyse critique du monde contemporain, à la question notamment de la responsabilité du capitalisme dans sa perte de substance, sa déliquescence progressive, l’effondrement même dont il paraît être l’objet, suppose de se lancer dans une réflexion concernant la matière même, voire la substance, justement, dont sont faits les principaux ingrédients de ce monde, en particulier le capital lui-même. Nous savons bien désormais que la notion de capital ne recouvre pas simplement une « somme d’argent » amassée au cours d’une phase d’accumulation, ni une puissance représentée par une classe sociale avide de biens et de fortune qui s’en prendrait à une autre classe, elle sans biens et sans moyens autres qu’une force de travail à vendre. Bien sûr, le capital c’est aussi cela, sous sa forme phénoménale, mais ce n’est pas que cela. Bref, il faut arriver à démonter la narration facile qu’offrait jusqu’à il y a peu ce qu’on convenait d’appeler le marxisme et que nous appelons aujourd’hui le marxisme traditionnel. Car le vice intrinsèque de celui-ci était d’afficher un montage « positif », un appareillage conceptuel destiné à avoir autant de contenu positif qu’un autre auquel il s’opposait, à savoir cette autre narration, celle du capitalisme, qui repose sur un ensemble de notions non interrogeables, comme le travail, la nécessité de travailler, la rentabilité, le profit, l’actionnariat etc. Dans un cas comme dans l’autre, les notions employées sont définies à partir de leur contenu supposé, celui-ci étant fait de substances positives, cernables comme des ensembles ceinturés par des frontières stables. Robert Kurz, dans son fameux ouvrage Gris est l’arbre de la vie, verte est la théorie, disait que ces deux récits sont les deux versants d’une même montagne, n’offrant que deux manières différentes de la gravir, autrement dit deux manières de gérer la contradiction interne d’un système. La gérer mais pas l’abolir. Car c’est la montagne à la fin qu’on doit abattre et pas les versants qui conduisent à son sommet. Si on ne veut pas construire ainsi des théories qui sont autant l’une que l’autre basées sur des notions positives et ne font que donner deux versions d’une même histoire, il faut, disaient Kurz mais aussi Postone, toujours, passer à une critique catégorielle, ce qui sous-entend passer au crible de la négativité les catégories jusque là employées (travail, capital, marchandise, valeur, survaleur etc.). Mais que serait une analyse « négative » ?

Le concept négatif d’une chose

C’est du côté de l’Ecole de Francfort, et en particulier d’Adorno, qu’il faut chercher une réponse à cette question. Qu’est-ce que le concept négatif d’une chose ? On pourrait dire en première approche que c’est tout ce à quoi s’oppose cette chose, tout ce qu’elle n’est pas (et que peut-être elle pourrait être, ce vers quoi elle pourrait évoluer etc.). Mais plus précisément, si on a fait un peu de mathématiques et surtout un peu de logique qui soit autre chose que la logique conventionnelle que l’on enseigne dans les premières sections de philosophie, pour laquelle non-non-p = p, et où l’inverse du vrai est le faux, on dira que c’est l’ensemble des objets avec lesquels interagit cette chose. En entendant par interaction une sorte de conflit qui se termine toujours par un état qui dépasse la situation d’où l’on est parti. Dans le cas du capitalisme par exemple ce serait un état reconnu comme « post »-capitalisme, dans le cas de la psychanalyse, un état reconnu comme « post »-névrose et ainsi de suite. [Les amis qui ont un peu travaillé avec moi et avec d’autres, proches de moi au cours de ma période dite « active », reconnaîtront les concepts de la ludique telle qu’elle fut inventée par Jean-Yves Girard à l’aube de ce XXIème siècle. Ce en quoi je trouvais déjà à l’époque que la ludique était une mise en forme de la dialectique hégélienne, mais en quoi je trouve aujourd’hui qu’elle serait la mise en forme du type de pensée qu’appelle la théorie critique, et notamment donc, la critique de la valeur].

La substantialité négative du Capital et l’abstraction réelle

Donc non, le capital n’a pas une substance au sens « positif » du terme, c’est-à-dire constituée d’une étoffe physique ou idéelle claire et distincte. S’il en a une c’est au sens négatif, comme substance dissoute dans un être purement processuel, on pourrait dire : sous l’aspect évanescent d’un comportement1 au sens de Girard, mais avant d’en arriver là, on se contentera de reprendre les termes de Kurz : la substance du capital est le travail… mais attention : jamais en un sens transhistorique, celui d’un « travail » ayant toujours existé ou d’une pseudo-propriété attachée à l’être humain en général. C’est du travail abstrait, au sens de Marx, qu’il s’agit, lequel ne peut se définir que négativement puisqu’il ne correspond à aucune des formes particulières d’activité concrète que l’on peut déceler chez les humains et qui, de plus, ne se rencontre qu’au sein d’une formation socio-historique particulière, celle du capitalisme.

Le travail, selon Ferdinand Hodler

Dans La substance du capital, Kurz expose la transition entre deux formations sociales historiques, l’une, précapitaliste, qui est dominée par la Religion et la vie ecclésiastique et l’autre, capitaliste, où la religion s’efface pour laisser la place à un monde essentiellement dominé par la valeur. Il la décrit comme le passage d’une transcendance à une immanence. Mais dans cette immanence, il reste bien sûr quelque chose de la transcendance, c’est comme si elle était descendue du ciel pour s’accoler au monde d’en bas, revêtissant les corps d’une fine pellicule. La valeur, fondement de la machine-capital, est bien sûr une abstraction au sens classique du terme : elle n’est pas saisissable par nos sens, elle est impalpable, elle est juste concevable par l’esprit, mais à la différence des abstractions usuelles, celles qu’on a décrites en termes de simples généralisations à partir d’exemples concrets (les idées de fleur, d’homme, de femme…), et qui sont de pures idéalités n’ayant pas d’action par elles-mêmes (sauf par les raisonnements qu’elles permettent d’articuler), elles pénètrent en nous et nous poussent à agir spontanément, sans forcément y réfléchir, comme si elles étaient un voile ou un vêtement doté d’une faculté d’agir autonome. Cela me fait penser (sous l’influence de mes amis de culture juive) au fameux Dibbouk de la mythologie juive : quelque chose qui n’est pas un simple esprit, tout en lui ressemblant, mais qui s’empare des corps des humains comme des reproches permanents de ne pas avoir accompli tel ou tel acte, par exemple de ne pas avoir tenu la promesse d’épousailles que l’on avait faite. Dans le régime religieux, l’abstraction Dieu ou l’abstraction valeur au sens de la valeur divine, nous pousse bien à agir de telle ou telle manière par l’intermédiaire de la morale et du dogme religieux, mais dans le régime d’immanence de la valeur marchande, descendue qu’elle est à notre niveau, l’abstraction ne nous dirige plus d’en haut mais guide nos pas et nos mots de manière directe. C’est pour cela que Kurz parle « d’abstraction réelle »2 terme ici traduit de l’allemand, langue dans laquelle sans doute il prend plus de relief, car dans « Realabstraktion » il perd de cette ambiguïté qu’on peut lui trouver en français où il risquerait d’être vu banalement comme une « réelle abstraction », alors que ce qu’il faut lire c’est une entité qui est à la fois une abstraction et quelque chose de réel (quasi concret en quelque sorte). Cette notion d’abstraction réelle est capitale pour comprendre la philosophie de Robert Kurz. De même est capitale celle de « métaphysique réelle » dont la construction obéit au même principe, il ne s’agit pas d’une réelle métaphysique (!) mais de quelque chose qui est à la fois « métaphysique » et « élément du réel ». En passant de Dieu à la valeur, nous sommes passés de la métaphysique (au sens habituel du terme) à la « métaphysique réelle », au sens d’une doctrine incarnée en nous qui rend les catégories par lesquelles nous nous pensons agissantes en elles-mêmes et bien réelles : ce ne sont pas les simples concepts descriptifs d’une théorie économique ou sociologique classique. Kurz dit : « La déité transcendante absolue cède la place au principe essentiel immanent et absolu ayant pour nom « valeur », ou plus exactement, au procès de valorisation ». p.39

On touche alors le fait que la critique catégorielle n’est pas seulement une critique au sens classique du terme, comme on parle de critique de l’économie politique par exemple et qu’on en sort une nouvelle « théorie » mais tout aussi « économique » et « politique » que la précédente (autrement dit on ne change rien), mais un travail sur nos propres catégories qui nous pensent et nous agissent sans que nous n’en ayons conscience.

Retour au travail

Parmi ces abstractions réelles figure le travail. On sait que selon Marx, on a l’habitude de scinder l’objet en deux : travail concret et travail abstrait. Une longue tradition marxiste s’est facilitée la tâche en caractérisant positivement ces deux réalités. Le travail concret serait le travail physique, producteur de bien, c’est-à-dire de valeur d’usage, ayant toujours existé et exprimant une forme du métabolisme que « l’homme » (comme on disait autrefois!) entretient avec la nature. C’est ce travail qui entrerait dans la production des marchandises au sein du fonctionnement capitaliste. La spécificité du processus ne tiendrait qu’au fait qu’entrant dans ce processus, ledit travail devienne aussitôt abstrait, car la production de valeur qui est recherchée par le capital (davantage recherchée que la production de bien) n’a que faire de la déterminité du travail concret entrant dans la fabrication d’un mètre de tissu, d’une paire de pantalons ou d’un livre relié, seule compte la quantité de travail dépensée, qu’elle soit l’une ou l’autre et, dans la manufacture standard, le travailleur n’est embauché que pour sa force de travail et pas pour sa compétence particulière (compétence qu’il peut changer en fonction des besoins). Cette vision des choses entérinerait l’idée qu’existe un travail concret et que, dans le rêve en quoi consiste la révolution qui mettrait à bas le capitalisme, ce travail concret serait retrouvé intact, tel qu’il n’aurait jamais dû être modifié et « abstractisée », autrement dit le but de ladite révolution serait de libérer ce travail. Or, il n’apparaît pas du tout à la lecture attentive de Marx que cela ait été vraiment ce qu’il voulait dire. (cf. note en fin de texte) D’abord, en faisant ce genre de narration, on considère la catégorie du travail comme an-historique ou trans-historique : le travail aurait toujours existé. Or, rien n’est moins sûr et en tout cas pas sous la forme qu’il revêt dans notre monde. Kurz, et sans doute Marx, bien que de manière parfois confuse, considèrent que, dans le capitalisme, le travail est abstrait de manière apriorique, puisqu’il est d’emblée requis comme tel pour faire tourner la machine capitaliste et que, de ce fait, si on peut parler de travail concret c’est un peu à la façon d’un oxymore, en tout cas pas comme matière primitive mais au contraire comme forme particulière de manifestation du travail abstrait.
Kurz n’en reste pas à la catégorie travail inanalysée, reprenant la thèse de Marx sur l’existence d’une dépense physiologique « de matière cérébrale, de muscle, de nerf » tentant d’en réfuter toute interprétation naturaliste et trans-historique, laquelle nous ferait revenir à la case départ d’un travail ayant été toujours là. Les termes mêmes de cette thèse sont pris, selon lui, dans la formation historique spécifique du capital. La « dépense d’énergie » dont il est question et qui dénote bien quelque chose de réel, qui a existé dans le passé (bien qu’on n’ait pas eu l’idée autrefois de la thématiser de cette façon), ne prend sens que dans le cadre de l’abstraction réelle moderne. Ainsi la substance « travail abstrait » n’est pas sans contenu matériel ou physique, ce qui est, pour Kurz, la seule façon d’envisager le fait que, lorsqu’on parle d’effondrement à quoi se destine le Capital, on parle bien de quelque chose d’objectif, de réel, d’un effondrement au sens absolu du terme.

Ceci est parfois remis en question par d’autres courants de la critique de la valeur, notamment par Moishe Postone qui, ici, s’écarte de son alter ego germanique, mais aussi par Norbert Trenkle et Ernst Lohoff, deux membres de la revue Krisis. J’y reviendrai plus tard car c’est un point fondamental, touchant au concept d’effondrement, qu’il faut approfondir sans arrêt. Quel lien entre l’effondrement du Capital au sens de Kurz et l’effondrement au sens désormais usuel d’un effondrement de tout, du climat, de la biodiversité, de la culture et même de la vie. Quel lien établir entre la pensée de Kurz ou de Postone, et celle d’un Aurélien Barrau écrivant au début de L’hypothèse K que le cas de l’effondrement de la vie sur Terre est à peu près aussi clair et incontestable que la rotondité de notre planète ? Voilà le genre de question à laquelle nous devrions essayer de répondre pour progresser un peu sur la voie de la connaissance de notre avenir.

(*) Note sur Marx et le travail abstrait

Dès la quatrième page du livre I du Capital, Marx écrit ceci!

Si l’on fait, dit Marx, abstraction de la valeur d’usage du corps des marchandises, il ne leur reste plus qu’une seule propriété : celle d’être des produits du travail. […] En même temps que les caractères utiles du travail, disparaissent ceux des travaux présents dans ces produits, et par là-même les différentes formes concrètes de ces travaux, qui cessent d’être distincts les uns des autres, mais se confondent tous ensemble, se réduisent à du travail humain identique, à du travail humain abstrait. Considérons maintenant ce résidu des produits du travail. Il n’en subsiste rien d’autre que cette même objectivité fantomatique, qu’une simple gelée de travail humain indifférencié.

Kurz commente en disant : on ne peut pas ne pas voir que le concept de travail abstrait présenté ici n’est nullement une aride définition positiviste, mais au contraire le premier pas vers la critique conceptuelle d’une réalité négative.

Dans les Grundrisse, Marx reformulera ceci en écrivant :

Le travail semble être une catégorie toute simple […] Cependant, conçu du point de vue économique sous cette forme simple, le « travail » est une catégorie tout aussi moderne que les rapports qui engendrent cette abstraction simple[…] Cette abstraction du travail en général n’est pas seulement le résultat dans la pensée d’une totalité concrète de travaux. L’indifférence à l’égard du travail déterminé correspond à une forme de société dans laquelle les individus passent avec facilité d’un travail à l’autre et où le genre déterminé de travail est pour eux contingent, donc indifférent. Là, le travail est devenu, non seulement comme catégorie, mais dans la réalité même, un moyen de créer la richesse en général, et a cessé de ne faire qu’un en tant que détermination avec les individus au sein d’une particularité.

La richesse en général… On méditera là-dessus au moment où ce « général » ayant envahi la biosphère, il ne reste plus qu’à attendre que le tout s’effondre pour qu’on rebâtisse un monde d’où n’émergeraient plus, peut-être, que des richesses individuelles et toutes particulières, richesses personnelles au sens de la richesse que renferme chaque personne prise en elle-même et pour elle-même.

1 Un comportement réunit l’ensemble des desseins qui réagissent de la même manière par rapport à d’autres desseins.

2 Cette notion d’abstraction-réelle est issue, à vrai dire, des travaux d’Alfred Sohn-Rethel, contemporain et ami de Walter Benjamin.

Cet article, publié dans critique de la valeur, est tagué , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

10 Responses to Le capital a-t-il une substance ?

  1. Avatar de Michel Asti Einomhra Michel Asti dit :

    Les croyances et les vies comme les espoirs et les mésaventures passent sous la meule du temps…

    La mesure du [langage] ne dit pas tout, au contraire, elle dissimule ce qu’elle est incapable de dire.

    Plusieurs philosophes ne réalisent pas que toute nouvelle mesure, tout nouveau calcul, toute nouvelle théorie naît avec un lot inséparable de métaphores qui n’ont rien de vrai, mais qui sont indispensables à leur usage. Seule compte ici l’utilité. Et cette utilité est concomitante de la technologie ou de la technique qui crée un nouveau domaine d’expériences. Cela implique que des analogies et des métaphores meurent et se fossilisent au gré du déclin de l’usage et de la popularité des technologies qui les alimentent.

    Ne pouvant plus adoucir ses comportements, orthodoxies, us & coutumes ; le mammifère humain se tournera indubitablement sur des arbitraires, en soumission à des impératifs qui dénaturent ses propres fonctions vitales dans une nouvelle scénographie n’ayant plus ni queue ni tête, mais dont il s’en accommodera par l’emprise de ce qui se passe à l’extérieur de son corps. N’aurait il pas mieux valu en considérer le sens avant la fin… ?

    « Du fait de l’absence d’existence d’espèce supérieure : l’espèce inférieure, — troupeau, masse, société — désapprend la modestie et enfle ses besoins jusqu’à en faire des valeurs cosmiques et métaphysiques. Par-là, l’existence tout entière est vulgarisée. » Friedrich Nietzsche

    « Ce travail de l’artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l’expérience, sous des mots, quelque chose de différent, c’est exactement le travail inverse de celui que, chaque minute, quand nous vivons détournés de nous-mêmes, l’amour-propre, la passion, l’intelligence, et l’habitude aussi accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher entièrement, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie » Proust

    « La gloire est le résultat de l’adaptation d’un esprit avec la sottise [inter]nationale. » Baudelaire

    Si tu t’avances jusqu’à l’autel de la vérité, tu trouveras beaucoup de monde agenouillé devant. Mais sur le chemin qui y mène tu auras toujours été seul’’. Arthur Schnitzler

    Ne croyez-vous pas, Messieurs les politiques, que la plupart des gens se voyant tromper dans leur espérance, par les simulacres d’une exhibition politique, excluant territoires et habitants, non soluble avec la photo de famille gouvernementale sollicitée par des cadreurs de censure, n’y trouvent plus raisons suffisantes à attendre votre lente mise en application envers justice sociale, mais plutôt à trouver forces restantes et suffisantes à réparation ?

    OÙ EST ? LA MESURE ? DE LA VALEUR… ? https://lamarante-des-artisans-francais.com/blog/ Via Liens, Multidisciplinarité et Lectures

    J’aime

  2. Avatar de Debra Debra dit :

    Après toutes ces années de fricotage, Alain, je dois saluer votre constance en vous attelant à un… travail sérieux pour rendre compte de vos lectures. Bravo.

    Pour le concept de travail, tout de même… en anglais, comme en français, le mot « travail » peut être compris dans la sphère des femmes, comme dans la sphère des hommes, de manière différente, et ceci me semble de la plus haute importance pour notre sujet. Le « travail » de la femme qui, à la dernière nouvelle, lui revient de manière exclusive, et indépendamment de toutes les manipulations technologiques que nous nous acharnons à pratiquer, consiste à mettre un nouvel être humain dans le monde, la première production. En parallèle, et à partir de là, on peut s’interroger sur ce que doit être le « travail » de l’homme…Et, en passant, on peut interroger la place de la souffrance dans l’activité du travail, à partir de ce premier ? travail, qui revient aux femmes, pour mettre les enfants au monde.

    Tout ceci pourrait paraître anecdotique et réactionnaire, mais je ne le crois pas. Je crois même que c’est le nerf de la guerre. Toujours.

    Aimé par 1 personne

    • Avatar de alainlecomte alainlecomte dit :

      je ne suis pas choqué par vos propos. Bien sûr il y a une notion de travail qui ne relève pas du capitalisme, ne relève donc pas de la production de valeur. C’est la première notion de travail: celle qui apparaît dans le soubassement même de nos vies, à l’origine de nos vies, mais on critique justement le capitalisme pour ne l’avoir jamais reconnu, l’avoir refoulé dans les tréfonds de l’âme? de l’histoire? de la conscience? Ce refoulement est à l’origine du statut de la femme et du mépris porté à tous les travaux du « care ».

      J’aime

      • Avatar de Debra Debra dit :

        Mais la suite du nerf de la guerre est ici : dans quelle mesure la « production » (mot pouah, aussi pouah que « reproduction », d’ailleurs) d’un nouvel être humain, une nouvelle vie vivante relève-t-elle de la.. valeur, Alain ?… C’est une valeur, mais une valeur sans prix, donc, une valeur qui ne peut pas (ne devrait pas) être attachée à des chiffres qui vont avec le fric.

        En passant, contente de voir que je peux poster de nouveau, même si tout cela reste très mystérieux pour moi…

        J’aime

      • Avatar de Debra Debra dit :

        J’ai oublié de vous remercier de votre ouverture, Alain. Merci.

        J’aime

  3. Avatar de Wonja Ebobissé Wonja Ebobissé dit :

    Bonjour et merci pour ce billet ! Vous écrivez :

    « Les amis qui ont un peu travaillé avec moi et avec d’autres, proches de moi au cours de ma période dite « active », reconnaîtront les concepts de la ludique telle qu’elle fut inventée par Jean-Yves Girard à l’aube de ce XXIème siècle. Ce en quoi je trouvais déjà à l’époque que la ludique était une mise en forme de la dialectique hégélienne, mais en quoi je trouve aujourd’hui qu’elle serait la mise en forme du type de pensée qu’appelle la théorie critique, et notamment donc, la critique de la valeur] »

    Étant moi-même en train de rédiger un ouvrage sur la dialectique hégélienne et son lien avec la logique et les mathématiques, auriez-vous des références d’articles ou de livres à conseiller là-dessus pour approfondir ce point ?

    Je lis beaucoup de philosophes, mais ma seule référence émanant d’un mathématicien est Lawvere. Mais ici, la dialectique est orientée vers la théorie des catégories. Ce qui n’est pas du tout le paradigme de Girard, pour qui elle est un n-ième essentialisme (« Les objets sont définis à isomorphisme près »). Je suis assez curieux de creuser le lien avec la ludique – même si celle-ci semble avoir été abandonné par Girard au profit de la syntaxe transcendantale.

    Bien cordialement,

    J’aime

    • Avatar de Wonja Ebobissé Wonja Ebobissé dit :

      J’en profite pour vous indiquez ce travail (si vous ne le connaissez pas) proposant une formalisation catégorique (théorie des catégories) de certains concepts hégéliens : https://ncatlab.org/nlab/show/Science+of+Logic#Process

      J’aime

    • Avatar de alainlecomte alainlecomte dit :

      Peu de gens ont travaillé sur ce sujet. Je peux vous renvoyer aux travaux de Paolo Pistone et Michele Abrusci. Si j’ai votre adresse mail, je peux vous envoyer un document d’eux. Le point intéressant de la ludique concernant Hegel est sa conception de la négation, ou plus précisément de la dualité. Il est vrai que Girard a abandonné la ludique à cause de ses objectifs propres qui ne sont pas forcément ceux de certains qui continuent à le suivre (et il ne voit aucun inconvénient à cela). C’est la notion de polarité qui gène Girard car il trouve que c’est un inconvénient de toujours devoir polariser les formules. cela fait que dans son article ultime, il n’y a plus de polarité et on s’éloigne donc de « l’objectif hégélien ». Mais c’est parce que Girard est préoccupé par le souci de revenir à la logique classique. Vous pouvez trouver des indications sur l’utilisation de la ludique d’un point de vue philosophique dans notre livre collectif « Mathématique du dialogue », paru chez Hermann (mais peut-être est-il épuisé, si c’est le cas je peux vous envoyer une épreuve préliminaire de ce livre) (co-signé par A. Lecomte, C. Fouqueré, M. Quatrini, P. Livet, S. Tronçon).

      J’aime

      • Avatar de Wonja Ebobissé Wonja Ebobissé dit :

        Merci pour votre retour !

        Je serais très heureux si vous m’envoyiez les références dont vous parlez à l’adresse wonjaebobisse@gmail.com !

        Les principales questions que je traite vis-à-vis de la dialectique hégélienne est celle de savoir en quel sens c’est bien une logique : dans quelle mesure ce qui se donne pour un développement d’un contenu non-formel peut-il être une logique ? Peut-on en retirer quelque chose comme une sorte de théorie de l’inférence ? Et à quel type d’objet s’appliquerait-elle ? Peut-on parler de raisonnement « valide » dans le cadre de la dialectique ? Quelle est la théorie de la vérité ?

        Tout ce qui touche à la logique mathématique et qui se rapproche de ces questions m’intéresse hautement.

        C’est souvent très difficile de suivre Girard, car il jongle entre des métaphores, des blagues, des notions philosophiques, des concepts et des techniques mathématiques… Et si j’arrive à rattacher à peu près certaines de ses questions à la branche de la théorie de la démonstration, je peine à voir en quoi (en dépit des déclarations assumées à propos de la schizophrénie syntaxe-sémantique) cela induit-il des conséquences pour d’autres branches de la logique comme par exemple la théorie des modèles (qui me semble assez loin des préoccupations tarkistes initiales). Alors j’apprécie la précision sur le passage entre la ludique et la syntaxe fondamental ! En espérant que ce ne sera pas son dernier papier et qu’il nous sortira un livre, comme il l’avait fait pour le Fantôme de la transparence.

        Bien à vous,

        J’aime

  4. Avatar de alainlecomte alainlecomte dit :

    je vous ai envoyé les documents. Je ne crois pas qu’on puisse parler de logique hégélienne au sens d’une logique classique, qui délivrerait des inférences etc. On ne parle que de dialectique, qu’on peut concevoir comme une méthode formelle pour caractériser des objets à partir d’une face positive et d’une face négative. Un existant peut être perçu par ses opposés. par exemple, un nombre est perçu non comme une substance (à la façon des pythagoriciens) mais comme une opération-sur, autrement dit l’image négative de ce que l’on entend par un être concret. Mais justement, cette façon de voir est compatible avec le lambda-calcul, où les nombres sont eux-mêmes définis comme des lambda-termes. L’existence est alors le produit d’une normalisation, c’est-à-dire la réduction d’un lambda terme appliqué à un autre. Or, comme on sait d’après l’isomorphisme de Curry-Howard, le lambda-calcul est la traduction en termes opératoires de la logique intuitionniste, au sens où à toute preuve correspond un lambda-terme et réciproquement. C’est cet aspect là de la logique qui nous intéresse, l’aspect qu’on dit aussi « constructif ». Les travaux de Girard peuvent être vus dans cette optique comme des recherches d’extension du lambda-calcul. Ainsi la ludique a donné lieu à une extension de ce calcul, en convertissant les desseins en des expressions linéaires qui s’appliquent les unes aux autres, cela a donné lieu à la c-ludique (ludique computationnelle) de K. Terui. Le philosophe Mark Alizart, dont j’ai parlé sur ce blog, est allé assez loin (peut-être trop?) sur cette voie en identifiant la dialectique hégélienne avec l’informatique! (dans un livre intitulé « informatique céleste »).

    J’aime

Répondre à Wonja Ebobissé Annuler la réponse.