Au boulot ! (droite et gauche dans le débat d’aujourd’hui)

il est étonnant de voir s’échanger des propos sur les chaînes de télévision concernant la droite et la gauche1, venant de gens s’étiquetant eux-mêmes « droite » ou « gauche ». On ne sait parfois plus très bien qui est qui et qui défend quoi. Tel représentant de la droite affirme que les valeurs de la droite sont consistantes et il énumère, pêle-mêle, la croyance en la valeur du travail, la méritocratie, l’égalité des chances voire même la justice sociale alors qu’on pensait jusqu’ici que ces deux dernières étaient des « valeurs de gauche ». Dans le même temps, il fustigera la gauche car, dit-il, on ne sait trop ce que sont ses valeurs à elle… laissant les représentants de celle-ci assez pantois, il faut bien le dire, comme s’ils entérinaient ce qui vient d’être dit. Comparaison d’attitudes bien significative d’une situation réelle, comme si la gauche officielle, celle des partis, n’avait plus rien à dire. De fait, elle n’a pas grand-chose à dire en effet car elle n’a jamais voulu approfondir le corpus doctrinal dont elle est issue, comme s’il valait mieux ne pas avoir de doctrine plutôt qu’avoir la lourde charge d’en défendre une, avec le risque que cela comporterait d’y perdre des plumes. C’est comme cela qu’on arrive finalement à une gauche de droite qui ne fait que répéter en miroir ce que lui souffle la droite, laquelle, pour dorer son blason, n’a rien fait d’autre que piquer à la gauche certaines de ses idées, en les désamorçant au passage pour qu’elles deviennent inoffensives. Le résultat est une apparence d’inconsistance à gauche, d’autant plus que n’importe quel observateur ne peut que voir en son sein une discordance entre une soi-disant « extrême » (LFI) et les autres. Le courant LFI aurait bien une doctrine mais elle charrie avec elle une conception dépassée de la « lutte des classes », pour laquelle on aurait décidé de substituer au prolétariat soit une notion de « peuple » très floue, soit un regroupement communautaire sur base ethnique plutôt que sociale. Le but de LFI, exhumant de vieilles réminiscences trotskistes, est de constituer un « front de classes » comme si, depuis l’orée des temps, deux armées s’affrontaient et que l’issue de l’histoire était que l’une triomphe de l’autre.

Si gauche il y a, on doit la chercher davantage dans les manifestations populaires que dans les jeux qui se déroulent au sommet des appareils. Les masses de gens qui se déplacent pour soutenir le NFP avant, puis après, l’élection, ceux qui se sont déplacés si souvent pour protester contre la réforme des retraites veulent bien dire quelque chose, et cette chose dépasse (du moins, je le crois) le point précis qui les a poussés à descendre dans la rue. Les gens qui manifestent contre la réforme des retraites ne le font pas seulement sur ce point des retraites mais plus généralement ils le font à propos du travail et de ce qu’il incarne dans la société d’aujourd’hui (on peut ici énumérer les adjectifs qui lui sont accolés depuis des années par des sociologues et les spécialistes du travail comme Dominique Méda et d’autres : épuisant, destructeur, dépourvu de sens etc.), autrement dit ils formulent la demande que l’on se penche sur la notion de travail d’un point de vue critique. Je ne dirai pas qu’ils vont jusqu’à revendiquer « l’abolition du travail » comme le prône le courant de la critique de la valeur avec lequel je sympathise, mais au moins que l’on prenne conscience dans la société que le travail est avant tout le travail abstrait, celui qui est dépensé comme une denrée quantifiable dans le but de produire des marchandises indifférenciées, et qu’il n’est pas le travail concret idéalisé par des théoriciens de droite qui verraient en lui une « réalisation de l’individu ».

(C’est le même mot « travail » qui couvre des réalités aussi différentes que celle de l’artisan ou de l’artiste, celle de l’ouvrier à la chaîne, celle du livreur, celle du cadre d’entreprise, celle même du directeur d’entreprise, ou celle de ceux et celles qui accomplissent les tâches nécessaires de nettoyage, d’entretien, d’aide aux personnes etc. Ces réalités n’ont rien à voir entre elles, la seule chose qui les unit est l’équivalence que le capital établit pour elles avec une « valeur » mesurée par une rétribution (en général un salaire). D’où le caractère « abstrait » du travail en général. On notera que parmi toutes ces tâches, les dernières citées trouvent mal leur place du point de vue de la valeur, elles reçoivent donc des rétributions ridiculement faibles en regard de leur utilité absolue. C’est ce que montre le film à sortir bientôt de François Ruffin et Gilles Perret : Au boulot !où les réalisateurs prennent prétexte de propos odieux prononcés sur certaines chaînes de télé par certaine « chroniqueuse » pour proposer à celle-ci d’y aller voir de près. Film plein d’humanité que je recommande). Ce sont ces tâches qui représentent ce que les théoriciens de la valeur appellent « la dissociation » par rapport à la valeur, autrement dit le fait qu’elles n’entrent pas du tout dans le circuit de la valorisation de la marchandise, et qu’elles sont de ce fait mises à l’écart, ignorées, dévalorisées, et ce sont bien entendu en général les tâches accomplies par des femmes.)

Il existe des travaux dans lesquels les individus se réalisent, mais ils sont rares, et ils sont d’ailleurs de plus en plus gagnés à leur tour par la marchandisation, c’est-à-dire l’esprit de rentabilité (pensons par exemple à l’évolution du métier de chercheur). Une fois désambiguisée cette notion de travail, on voit avec évidence que le discours de la droite sur la valeur-travail ne tient pas. Faire ce travail sémantique est une des missions de la gauche.

Quand, d’autre part, les gens manifestent pour le NFP ce n’est pas en soutien de telle ou telle vedette du mouvement, Mélenchon, Roussel ou Ruffin, mais parce qu’ils veulent dire leur indignation face à l’éventualité que vienne occuper le pouvoir un parti d’extrême-droite raciste, xénophobe et en faveur des discriminations de toute espèce, dont les partisans si ce n’est les dirigeants – mais uniquement par prudence et tactique – ne se font pas faute de menacer, insulter, harceler ceux et celles qui osent tenir un discours de tolérance et d’ouverture, comme on l’a vu avec la cérémonie d’ouverture des JO, dont les concepteurs ont du obtenir une protection policière. Autrement dit, là est aussi une autre mission de la gauche : être ferme sur la dénonciation de toute discrimination, quelle qu’elle soit, aussi bien de genre, d’orientation sexuelle, que d’appartenance ethnique ou nationale, et même, ajouterai-je, d’âge (sujet à creuser!). On doit aussi inclure à cette liste la classe sociale, mais alors en faisant attention à ne pas nourrir la vieille conception de la lutte des classes héritée du marxisme traditionnel : le but de la gauche n’est pas de déchaîner les colères stériles des uns contre les autres, mais au contraire, de mettre en évidence la commune domination des individus par le capital, c’est-à-dire le travail et le temps abstraits. Critiquant cette domination, elle sera mieux à même de dénoncer le rôle du capital sur l’évolution désastreuse de nos conditions de vie à tous et toutes (quelles que soient, là encore, les âges, les genres, les classes sociales, les appartenances ethniques…) corollaire des effets de son développement sur les ressources, l’environnement et le climat.

Et puis, les gens n’ont pas seulement manifesté contre la retraite à 64 ans et pour le NFP. Il ne faudrait pas oublier le contexte incroyablement nouveau et novateur fourni par la lutte des femmes dans le but qu’on les respecte, dans leur corps autant que dans leur rôle social. Les revendications et les protestations classiques (pour le pouvoir d’achat, de meilleurs salaires etc.) glissent sur le réel sans s’arrêter si elles ne parviennent pas à s’inscrire dans cet esprit nouveau. Quand les femmes manifestent aujourd’hui, ce n’est pas pour exprimer volonté de vengeance, haine des autres (des « hommes » par exemple) ou revendication catégorielle (« salaire » de femme au foyer), mais pour dénoncer un régime : le patriarcat, qui avance de pair avec le capitalisme (voir là-dessus le livre de Roswitha Scholz : Le sexe du capitalisme, paru aux éditions Crise et critique). Le patriarcat asservit toutes les femmes, sans discrimination, et aussi, oserai-je dire même si c’est secondairement, les hommes, du moins les êtres humains que le régime en question assigne aux places singulières de dominants (dominants sexuels et sociaux), car ils ne sont pas maîtres plus que d’autres des lieux qu’ils occupent au sein du régime (ne faisant souvent « au mieux » qu’en jouir de manière honteuse, ce qui est aussi humiliation, autant des corps que des esprits).

Finalement, la gauche devrait être universaliste, mais pas au mauvais sens qui a été celui pendant longtemps de la « classe bourgeoise » proposant un faux universalisme qui ramenait tout à ses intérêts (et plus généralement aux intérêts de la race blanche et du genre masculin!), au sens d’un véritable universalisme cette fois, qui ne serait pas un choix subjectif proposé par une certaine catégorie de l’humanité, mais le produit d’une évidente nécessité créée par les évolutions objectives et reconnue par tous et toutes.

1Comme dans l’émission de débats « C ce soir » sur le thème « La France est-elle de droite ? », sur la chaîne France 5, récemment en septembre.

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3 Responses to Au boulot ! (droite et gauche dans le débat d’aujourd’hui)

  1. Intéressant, merci.

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  2. Avatar de Jean Caune Jean Caune dit :

    Au boulot !

    Ce que j’aime bien dans le billet d’Alain Lecomte du 8 octobre, c’est qu’il nous incite à nous mettre Au boulot ! Normal : le mois d’octobre n’est-il pas celui de la rentrée des classes et non celle de la lutte. Mais le boulot auquel il nous renvoie n’est pas des plus aisés, il consiste à différencier ce qui est de Droite et de Gauche. Vieille question qui date de la Révolution française ; vieille question qui n’est pas seulement celle de la place dans l’hémicycle ou dans la société. Question de valeurs à privilégier ou à défendre. 

    Alain nous montre bien que la différence existe dans les attitudes et les comportements de chacun d’entre nous ; différence qui peut s’oublier, s’inverser, se superposer, se confondre…, dans notre existence quotidienne. Différence, dont les partis de gauche n’ont plus rien à dire, comme il l’affirme, sinon comme un mantra énoncé et répété, comme si l’énonciation avait valeur performative. Et pourtant, chacun sait bien que droite et gauche existent, au moins dans l’habileté de la main ou encore dans le rythme de la marche. Que seraient les défilés militaires sans cette distinction, gauche/droite une vaste pagaille, une débandade. Dans ces conditions n’aurait-on pas intérêt à supprimer la distinction ne serait-ce que pour supprimer les armées. Plus facile à imaginer qu’à réaliser…

    N’en va-t-il pas de la distinction droite/gauche comme il en va de la notion du temps. Comme le déclarait Saint Augustin, chacun sait ce qu’il en est, du temps perdu, du temps à attendre — le Messie, la Révolution ou tout simplement l’aimée ; pourtant s’il faut définir ce qu’est la notion, alors c’est la débandade de la pensée qui vient accompagner la débandade dans l’action.

    Alors au Boulot ! Et Alain fait le sien en renvoyant la question à celle du travail : de sa productivité ou de son improductivité pour le bien commun ; de l’aliénation ou de l’émancipation qu’il réalise dans l’existence de la personne … 

    À la réflexion, ce n’est pas le boulot qui manque, c’est le sens ou le non-sens qu’il prend pour celui qui l’accomplit.  

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