Kamel Daoud, les houris et la voix divisée

J’ai évoqué Houris de Kamel Daoud dans mon précédent billet. Un grand livre, disais-je. Et ô combien. Autant par la forme que par le fond. Livre rigoureusement construit qui commence par une partie sur « la voix », qui est celle de la narratrice et qui est la voix divisée, j’y reviendrai, se continuant par une partie transitoire où il est question d’un chauffeur de camion qui parcourt l’Algérie en tout sens car lui a été confiée la mission de tout raconter de ce qu’il a vu et de ce qu’il a appris, et qui charrie à l’arrière de son véhicule une masse de livres, comme symbole d’une connaissance introuvable, c’est donc la partie de la mémoire fracturée, et se terminant par « le couteau » où se dévoile un peu des racines du drame et se met à luire une petite lueur d’espoir qui s’appelle « vie ». Le couteau c’est celui d’Ibrahim (Abraham pour les Juifs et les Chrétiens) se préparant à égorger son fils et finissant par tuer un mouton en lieu et place. C’est le jour de l’Aïd dans le petit village de Had Chekala, ce n’est pas un hasard. La voix divisée, c’est peut-être celle que nous possédons tous, mais ici, la division se montre au grand jour, elle traduit une blessure physique innommable : Aube a eu la gorge tranchée au cours d’un massacre perpétré au cours de la guerre civile qui s’est déroulée en Algérie de 1992 à 2002, pendant « la décennie noire ». D’où le larynx brisé, les cordes vocales déchirées, et une cicatrice qui couvre le cou de la jeune femme d’une oreille à l’autre et la fait ressembler à l’Homme qui rit de Victor Hugo. Elle ne peut donc s’exprimer vers l’extérieur que par un chuintement de gorge : voilà la voix extérieure, alors que, à l’intérieur, tout est riche et fluide et peut développer un discours sans fin. Adressé à qui ? À l’embryon qu’elle a dans son ventre suite à un rare moment de rencontre heureuse avec un homme, un pêcheur qui, entre temps, a disparu en mer, voulant atteindre à la nage les côtes espagnoles. Cette dualité est une magnifique métaphore de l’être parlant que nous sommes tous.tes : langue des contacts et de la conformité d’un côté, et langue intérieure, des confidences que nous faisons à nous-mêmes, de l’autre. Je crois que Lacan en son temps, repris par J.C. Milner dans « l’Amour de la langue » appelait ça l’opposition entre la Langue et lalangue1, ou l’objet du linguiste d’un côté et le sujet de l’analyse de l’autre. « lalangue » exprime ici la vérité : pourquoi faire vivre un être à naître dans un monde aussi pollué ? La langue, elle, est soumise, quoiqu’on fasse, à l’État. Ici l’interdiction faite à quiconque de seulement raconter ce qui s’est passé entre 1992 et 2002. La langue est toujours celle d’un interdit. Barthes le disait bien quand il en dénonçait le fascisme. Quand la langue intérieure rencontre la langue extérieure, cela s’appelle la (vraie) littérature. Et c’est ce que fait Daoud faisant en sorte que sa propre langue intérieure accouche la vérité de la langue intérieure d’un personnage victime de la Terreur Religieuse. Kamel Daoud me dit à la fin de notre courte rencontre que cette femme existe vraiment. Oui, Terreur Religieuse, à mon avis, on peut employer ces termes (qui ne figurent pas dans le roman), ce sont eux qui sont les plus justes parce qu’ils ne visent pas seulement une religion particulière (l’islam en l’occurrence) mais toute religion puisque toutes, à un moment donné de leur histoire, ont donné lieu à un emballement de tueries et de massacres au nom d’un fétiche qui, soi-disant, nous protégerait (voire « nous aimerait » comme il est dit dans la religion chrétienne). Dans son interview récente sur France Inter, Kamel Daoud faisait de la religion l’expression d’un refus d’assumer sa sexualité, lorsque je le lui ai rappelé à Morges, il a tenu à nuancer, sans doute ne voulait-il pas apparaître tel un anti-religieux à tout prix, il voulait être conciliant. Mais je ne crois pas que cela soit blâmable de dire cela : la sexualité est toujours apparue probablement aux humains comme ravageuse, exigeante, détruisant les relations plutôt que les construisant, et distincte de l’amour, bien entendu, tant qu’une instance ne vient pas la contrôler. Alors on invente Dieu. Mais il ne faut pas croire que cette invention suffise : le roman de Kamel Daoud est très drôle quand il révèle au grand jour les obsessions des imams et des mollahs. Il n’est pas de meilleur connaisseur des sous-vêtements féminins par exemple que les imams. Ce sont eux qui les vendent sur les étals des marchés villageois ! Aube, la jeune narratrice, est très narquoise et très drôle quand elle s’en prend à eux. Comme dédommagement de ses souffrances, elle a reçu le droit d’exploiter un petit commerce : un salon de coiffure. Celui-ci se trouve juste en face d’une mosquée, qu’elle appelle la « mosquée au cercueil » parce que devant l’entrée est exposé en permanence un cercueil, où l’on peut mettre le mort que l’on accueille pour la prière du soir en attendant le lendemain où l’on changera de mort (cette mosquée existe bel et bien à Oran). La coiffeuse et ses employées s’amusent bien quand elles entendent tonner l’imam contre le maquillage, l’épilement des jambes et les parfums, qui devraient être interdits, pendant qu’elles sont en train de justement administrer tous ces bienfaits aux femmes des religieux qui sont venues en cachette. Elle va jusqu’à placarder la facture de la femme de l’imam sur le pare-brise de sa voiture. Tout cela ne plaît pas, bien sûr, et ledit imam a tôt fait d’envoyer ses sbires détruire le salon et voler tous les produits de beauté. Malaise devant autant de duplicité. La religion promet aux croyants de jouir des houris du paradis (les fameuses 72 Vierges que retrouvent, soi-disant, les martyrs après avoir commis leurs actes de djihad) en leur recommandant de piétiner, et même d’égorger, les femmes de la réalité…

Kamel Daoud à Morges le 1 septembre 2024

Aube a été baptisée ainsi par sa nouvelle mère, Khadidja, car la vraie mère est morte pendant le massacre, ainsi que le père et, surtout, la sœur, la compagne de jeu, l’inséparable, celle grâce à qui peut-être, nous l’apprendrons par la suite, la narratrice demeure encore en vie. Khadidja était une volontaire secouriste, elle a pris cette fillette de cinq ans dans les bras et a tout fait pour la sauver, elle y est arrivée, mais il reste toujours le problème des cordes vocales pour quoi elle donnerait tant, et ainsi Khadidja est prête à parcourir le monde afin de trouver un chirurgien qui pourrait les rétablir. C’est ainsi que pendant qu’elle est partie en Belgique à la recherche de la voix d’Aube (laquelle ? Voix intérieure ou voix extérieure?), cette dernière en profite pour partir à l’aventure, retourner au village où tout s’est produit vingt ans auparavant. Je ne raconte pas la suite, bouleversante.

Il faut savoir ici que Kamel Daoud, selon ses dires, a supprimé quatre-vingt pour cent des horreurs qu’il avait décrites dans une première version. De peur, semble-t-il, qu’on ne le croie pas.

Il me dit aussi que « les islamistes ne sont pas des gentils », sentence anodine en apparence mais qui cache davantage : au cours de sa conférence durant la croisière sur le Léman, il fustige les tendances politiques qui, en Occident, et particulièrement en France, cherchent à pactiser avec eux, dans une attitude dit-il, de culpabilité et de soumission. Nous voyons assez bien qui il vise. Il existe une sorte de complaisance à l’égard des religions et particulièrement de l’islam, qui prend pour prétexte une « volonté décoloniale ». Cette complaisance tombe bien mal. Elle ne sert en rien l’esprit de décolonisation, et ne ferait même au contraire que le contrecarrer en encourageant le maintien, dans les pays autrefois colonisés, de structures tout autant répressives que celles qu’avait imposé le colonisateur2.

1 cf. Il y a d’une part la langue, comme entité objective, qu’on peut décrire et même formaliser ; il y a d’autre part cette langue où l’être parlant inscrit son désir, son inconscient, sa subjectivité. Elle ressemble à la première ; en fait, du point de vue matériel, elle en est indistinguable, mais elle se déploie tout autrement: dans les jeux de mots, dans la poésie, dans les homophonies. Pour rendre compte à la fois de la ressemblance matérielle et de la différence radicale, Lacan avait forgé en un seul mot : la langue. Les grammairiens et les linguistes rencontrent la langue en un seul mot, mais ils ne veulent parler que de la langue en deux mots. Quand ils parlent de la langue (en deux mots), la jouissance qui les saisit leur vient de lalangue (en un mot). Bref, ils sont sans cesse renvoyés d’un point à un autre. Dans ce battement, s’installe, tantôt au départ, tantôt à l’arrivée, l’amour de la langue. J. C. Milner, l’amour de la langue.

2 Les structures coloniales sont répressives, bien évidemment, mais elles ne sont pas les seules à l’être ! On a vu tout le bénéfice répressif que pouvaient trouver les régimes qui se sont succédé après la colonisation, à nier cet état de fait. En Algérie aujourd’hui, comme y insiste Kamel Daoud, il est commode au régime en place de mettre tous les malheurs du pays sur le compte du colonialisme. On n’a jamais vu autant de fabrication de héros de la guerre d’indépendance au moment où l’on cache les massacres commis par les islamistes, lesquels, depuis, ont été réhabilités, touchant des pensions d’un montant supérieur à celui touché par leurs victimes.

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2 Responses to Kamel Daoud, les houris et la voix divisée

  1. Avatar de vagabondageautourdesoi Matatoune dit :

    L’événement de la rentrée…Et il est ce soir à la Grande Librairie !

    Quel roman !

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