Moman, bel exemple de théâtre épique

Il n’y a que le théâtre qui crée des situations vivantes dans lesquelles nous sommes impliquées par un engagement total de notre être aux côtés de personnages qui sont sortis de la tête d’un auteur et trouvent pourtant une incarnation. C’est chaque fois la même magie. J’aurais presque tendance à dire que plus le dispositif est simple, plus nous nous sentons impliqués. Nous nous intégrons alors dans une réalité langagière, qui provient d’une imagination et qui est pourtant réelle, vivante. Cette situation peut renvoyer à une autre, historique, comme l’image renvoie à un référent dans une conception détonationnelle du langage, ou bien elle est créée de toutes pièces et nous renvoie alors à de purs fantasmes, comme si le référent se construisait au fur et à mesure qu’avance la pièce mise en scène. Dans ce dernier cas, la situation représentée s’ajoute au réel au lieu d’en être une pure représentation. Il faut que le dramaturge ait une certaine audace. Mais peut-être l’audace n’est-elle pas moindre dans le cas de la représentation d’une situation ayant existé dans l’histoire, parce qu’en ce cas, on a à affronter le problème de la vérité. Il faut que l’image soit « vraie », et on sent tout de suite que c’est dans un sens bien particulier : le spectateur n’a pas les moyens de vérifier chaque détail, il ne peut pas dire oui, cela s’est bien passé comme cela, ou au contraire, non, cela n’a pas eu lieu ainsi. Le spectateur fait confiance au créateur, et le sentiment de vérité vient après coup, il s’adresse à un ensemble, une globalité. On ressent comme vraie cette scène ou cet épisode, et cela suffit. Ces réflexions me viennent à la suite de mon visionnage de plusieurs pièces que j’ai trouvées excellentes à Avignon, dans le cadre du Festival off. La pièce de Jean-Claude Grumberg d’abord, Môman, pourquoi les méchants sont méchants, jouée à la Scala par Hervé Pierre et Clotilde Mollet, puis celle de Fabrice Melquiot, Lazzi, jouée également à la Scala par Philippe Torreton et Vincent Garanger, et enfin ces trois pièces dont j’ai déjà parlé, écrites par Elisabeth Bouchaud et jouées à la Reine Blanche, sous le titre générique Les Fabuleuses. Toutefois, comme je vais essayer de le dire dans la suite, ces pièces relèvent de choix très différents du point de vue de la dramaturgie et de la mise en scène. Pour simplifier ; « réalisme » contre caractère épique au sens de Benjamin.

Les deux comédiens dans Moman

Môman est une pièce étrange, elle met en scène un jeune enfant et sa mère. La mère élève seule l’enfant, le père est présent en arrière-plan, il est sans arrêt question que la mère aille revendiquer son dû auprès de lui. Par exemple, ils n’ont plus l’électricité (ils disent « l’électric » ) parce qu’il n’a pas payé la facture. L’enfant n’arrête pas de poser des questions, jusqu’à celle-ci : dis, môman, pourquoi les méchants sont méchants ? L’enfant et sa mère ressemblent évidemment à des personnages de Beckett. Le texte de Grumberg contient un travail sur la langue inédit, ce sont des expressions qui passent pour enfantines et qui pourtant ne ressemblent à aucune expression enfantine connue. Grumberg n’essaie pas « d’imiter » le parler enfantin, il en invente un, qui s’avère plus « vrai » que le réel, plus drôle en tout cas, avec des règles et conventions syntaxiques, phonétiques ou orthographiques qu’un linguiste pourrait détailler. Ainsi : « j’ai poeur môman, j’ai poeur, j’ai poeur, j’ai poeur – et de quoi as-tu poeur acore ? » la mère : « sans pyjmaça ! Ahhhh tu m’inerves ! Tu m’inerves ! Y m’inerve ! ».

Dans ses « Essais sur Brecht », Walter Benjamin oppose deux genres de théâtre, l’un « de machineries compliquées, de gigantesques déploiements de figurants, d’effets raffinés » qui vise à créer l’illusion d’une réalité dans sa continuité, l’autre « un théâtre qui, au lieu de rivaliser avec ces instruments de publication récents, cherche à s’en servir pour s’instruire, bref à se confronter avec eux », il l’appelle le théâtre épique et considère que Brecht en est le parfait exemple. « Le théâtre épique n’a pas tant à développer des actions qu’à présenter des états de choses. Il obtient ces derniers en faisant interrompre les actions ». Le point central est celui-ci : « l’interruption de l’action, à partir de laquelle Brecht a qualifié son théâtre d’épique, fait constamment obstacle à une illusion dans le public ». C’est cela qui arrive ici, et fait de cette pièce un objet tellement intéressant, on aurait dit autrefois « d’avant-garde » mais ces mots semblent avoir perdu aujourd’hui leur sens, on s’en gausse, et pourtant… l’avant-garde avait raison dans la mesure où elle cherchait à nous bousculer, à nous pousser dans nos retranchements pour qu’on cesse de « prendre les vessies pour des lanternes », comme nous faisons tout le temps, autrement dit « l’avant-garde » interrogeait nos représentations spontanées, celles qui président par exemple au fait de prendre au « naturel » une action qui satisfait à tous les codes et toutes les conventions du « réalisme », parce qu’elle satisfait ces codes et non parce qu’elle serait en effet « naturelle ». Le langage inventé par Grumberg est plus vrai que les conventions adoptées concernant la représentation du langage au théâtre classique, au cinéma ou à la télévision, et il l’est justement parce qu’inventé. De même, la mise en scène (due à la propre fille des deux acteurs sur scène!) va dans ce sens. On ne cherche pas à faire « enfant », on n’a pas cherché un quelconque gamin pour jouer le rôle de louistiti, comme l’appelle sa môman ! Non, bien plus subtil que cela : l’homme (Hervé Pierre) joue la mère et la femme (Clotilde Mollet) joue l’enfant. A la fin du spectacle, lorsque le temps est supposé être passé et que l’enfant est devenu adulte, les rôles sont inversés, Clotilde Mollet est la mère et Hervé Pierre l’enfant devenu grand. La force d’un tel théâtre est qu’en même temps qu’il nous montre une action, il détruit les conventions par lesquelles cette action pourrait être rendue. Au sens de Benjamin et de Brecht, la pièce de Grumberg mérite ainsi d’entrer dans la catégorie du théâtre épique. Evidemment, ce n’est pas la première fois que telle chose arrive. Les grands dramaturges de l’après-guerre, les Beckett, Ionesco, Gatti ou Adamov y étaient maîtres, mais on les a un peu oubliés (ou bien leurs pièces, surtout celles de Beckett et Ionesco, ont été vues un si grand nombre de fois qu’un effet de lassitude s’est fait sentir), Grumberg renoue avec eux d’une manière neuve. Il n’a pas peur, même de se relier au « théâtre de l’absurde », qui était le nom donné (un peu à la légère) à ce type de théâtre dans les années cinquante ou soixante (un peu à la légère parce que, comme le dit d’ailleurs Grumberg quelque part, ce n’est pas le théâtre qui est absurde, mais le monde). J’ai trouvé par hasard en librairie, une pièce qu’il a écrite récemment (2024) : Dans le couloir. Je suis impatient de voir cette pièce montée quelque part (si elle ne l’a pas déjà été). Ici, la filiation est explicite dans la dédicace : « A Eugène et Samuel qui incarnèrent dans le monde, au mitan du cruel vingtième siècle, le théâtre en majesté, ce qui eut pour conséquence d’inciter une foule d’ignares illettrés à écrire des pièces dites du théâtre de l’absurde avant de s’apercevoir que ce n’était pas votre théâtre qui était absurde, mais la vie même. Souffrez, messieurs, que l’un de ces attardés égarés vous offre cet obscur couloir qui ne mène qu’en coulisse ». La pièce met en scène un Vieux et une Vieille qui échangeront tout au long des dix scènes à propos de leur fils, présent mais invisible, qui s’enferme dans sa chambre. En apparence, un caquetage absurde de deux vieillards… pendant qu’on devine que se déroule un drame en coulisse.

Lazzi, copiright Renaud de Lage

On peut comparer à ce théâtre les pièces de Fabrice Melquiot, et particulièrement Lazzi, qui passait à Avignon au théâtre de la Scala. Ces pièces reflètent un immense savoir-faire, les situations représentées sont profondément émouvantes et originales. Dans Lazzi, deux hommes d’un certain âge, un veuf et un divorcé, qui ont tenu pendant de longues années (27 ans) un video-club, sont condamnés à le fermer suite aux préférences données par les spectateurs au streaming et aux plateformes genre Netflix. Nous assistons au dernier jour, à la fermeture, à la remise au rebut des vieux films, métaphore de celle dont les deux personnages sont l’objet. Ils s’invectivent, se lamentent, se rappellent leur passé et notamment les femmes qu’ils ont aimées. Tout cela est emprunt d’une grande nostalgie. Ils quittent la ville pour la campagne où ils espèrent, comme nombre d’entre nous, enfin trouver la paix et la rencontre avec la nature. Las, les choses ne se passent pas aussi bien que prévu. La nature résiste et l’un des deux personnages craque complètement, cela se termine dans le sang. Par bien des côtés, on pourrait comparer ces personnages à certains duos de Beckett, comme dans Fin de partie, pourtant quelque chose nous dit que nous ne sommes pas tout à fait sur le même versant de l’univers théâtral. Chez Melquiot, tout est fait pour accroître notre nostalgie, à coups de citations et de renvois à des films anciens très connus. Le fantôme d’Orson Welles est présent. On parle de la Nouvelle Vague, de Godard, de Scorcese, de de Niro etc. Nous sommes là donc dans la situation où, contrairement au théâtre épique, le dramaturge tente au maximum de susciter l’illusion du spectateur, en le renvoyant à ses propres souvenirs. Melquiot (comme aussi, dans un genre voisin, Michalik) est du côté de ce qu’on a appelé dans la tradition : « théâtre de boulevard ». Cela n’enlève rien à la performance éblouissante des acteurs, ici Philippe Torreton et Vincent Garanger.

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L AFFAIRE ROSALIND FRANKLIN Auteur : Elisabeth Bouchaud Mise en scene : Julie Timmerman Avec : Isis Ravel Balthazar Gouzou Matila Malliarikis Guillaume Fafiotte Lieu : Theatre de la Reine Blanche Ville : Paris Le : 06 05 2024 © Pascal Gely

Et les pièces scientifiques dans tout ça ? Elles nécessitent une analyse particulière, bien que par certains côtés, elles participent du caractère épique. Dans leur cas, c’est le surgissement de la science, de son appareillage, des données brutes etc. qui fait office « d’interruption dans la représentation ». Les pièces d’Elisabeth Bouchaud rompent avec la représentation traditionnelle de la science, d’abord en y introduisant l’aspect sociologique : les débats ne sont pas neutres, ils s’incarnent dans des personnes qui ont des intérêts à défendre, ils s’inscrivent dans le contexte du patriarcat dominant : les femmes sont destinées à occuper un rôle mineur, on leur fait récolter des données mais elles ne doivent surtout pas sortir de leur rôle en se permettant de les interpréter et d’élaborer des théories nouvelles susceptibles d’en rendre compte, elles sont destinées également à apporter le café à leurs collègues masculins, voire à leur servir de sujet de plaisanterie commode, comme lorsque, par exemple, Rosalind Franklin se voit affublée du surnom de Rosy, sans bien sûr son consentement. Et encore évidemment, ces pièces sont pudiques, rien sur le harcèlement sexuel dont elles peuvent faire l’objet. Mais en dépit de cela, les scientifiques femmes résistent : leur travail est là, concret, manifeste, il est impossible de nier leurs résultats. Le surgissement dans la représentation de cet aspect processuel de la science (en opposition à l’aspect purement représentationnel) est bien l’endroit où le théâtre se fait épique au sens de Brecht et Benjamin : il n’est pas possible au spectateur de se laisser aller au gré de son imagination, il est obligé de tenir compte du réel.

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Charles Juliet pendant la rencontre

Charles Juliet vient de disparaître.Nous l’avions accueilli dans notre petit village de la Drôme le 7 avril 2018, il était venu accompagné de son épouse,qu’il appelait toujours « ML » dans son journal comme dans la vie.il avait montré une immense générosité en nous parlant longuement de son oeuvre et en nous en lisant des extraits, sa parole si simple, si directe, résonne encore en nous. Il avait beaucoup aimé retrouver ces paysages de Provence qu’il aimait et avait éprouvé une joie immense à retrouver la famille de celui qui avait été son prof de français à l’école de pupilles d’Aix, autrement dit l’avait fait entrer dans l’univers de la littérature. Nous avions passé deux jours enthousiasmants en sa compagnie. Resté un peu en contact avec lui, je savais qu’il avait souffert de la disparition de son épouse. Il éprouvait beaucoup de difficulté à retrouver des repères dans son existence. Selon moi, Charles Juliet fait partie de ces écrivain.e.s, et plus généralement d’hommes et de femmes de culture qui nous montrent, s’il en était besoin, que la culture n’est en aucun cas l’apanage d’une élite, mais qu’elle s’adresse à tous et toutes pour peu que nous sachions ouvrir notre coeur.

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2 Responses to Moman, bel exemple de théâtre épique

  1. Avatar de Jean Caune Jean Caune dit :

    Mon commentaire

    L’article publié par Alain Leconte sur la représentation, en Avignon, de la pièce de Jean-Claude Grumberg, Môman, est remarquable. L’intérêt premier de l’art

    icle est de donner à ce texte un statut esthétique que, dans un premier temps, le spectateur peut considérer comme une “ pochade”. Une “ pochade” qui par son charme et son efficacité comique suscite une réaction unanime du public. Une pochade qui traite de la relation entre un jeune garçon qui interroge sa “Môman” sur tout ce qui fait mystère pour lui, en particulier, sur les raisons de l’absence du père, pourtant très souvent présent dans leurs échanges. Et surtout, question centrale : « Pourquoi les méchants sont-ils méchants ? » 

    C’est dans la nature de ces interrogations qu’Alain Leconte décèle ce qui donne au dialogue sa dimension profonde — celle des textes de théâtre importants —, à savoir le rapport qui s’établit entre ce qui est dit et joué par les personnages de fiction et le spectateur. Ce rapport est évidemment construit. Construit, par l’interprétation du texte par les acteurs et par le lien, plus ou moins évident, de la forme artistique théâtrale— énonciation destinée au spectateur — aux référents multiples que la forme fait résonner … Ces référents relèvent, aussi bien, des relations interpersonnelles et/ou sociales, qu’aux mythes intemporels qui renvoient à l’imaginaire.

    Cette interrogation permet à Alain Leconte d’élargir une notion actualisée par Bertolt Brecht, celle du Théâtre épique. En citant les Essais de Walter Benjamin, sur Brecht, Leconte ouvre la question de l’opposition, au théâtre, entre réalisme et épique. Cette opposition esthétique, nourrie par une écriture propre à Grumberg, situe Môman, bien au-delà d’un léger divertissement. La pochade se métamorphose en représentation de l’expérience humaine.

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    • Avatar de alainlecomte alainlecomte dit :

      Merci à Jean Caune, à qui je dois en partie mon admiration pour Grumberg (ainsi que pour Benjamin). Le mot « pochade » ne m’était vraiment pas venu à l’esprit car le texte est tellement travaillé et subtil qu’on ne peut que le comparer à des textes aussi beaux que sont ceux de Beckett, par exemple.

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