
Des amis me reprochent d’utiliser le terme de « fasciste » ou, simplement, de « fascisant » pour qualifier le Rassemblement National. Leur argument est que nous ne pouvons reprendre, dans la conjoncture actuelle, de tels qualificatifs qui sont intrinsèquement liés à une certaine période historique, et que, bien sûr, nombre de traits qui ont défini le fascisme mussolinien ou le nazisme allemand sont ici absents : pas d’organisation en « faisceaux », pas d’exaltation de la force de l’armée, pas de visée expansionniste, et on verrait même certains traits qui distinguent nos partis actuels d’extrême droite du fascisme, comme une certaine forme de tolérance (en tout cas apparente) à l’égard des mouvements féministes ou LGBTQIA+ ainsi que le gommage de ce qui pourrait apparaître comme par trop raciste ou anti-sémite au niveau du discours explicite. En somme, le RN (à la différence ici de Reconquête!) n’aurait plus au fondement de sa stratégie des prises de position racistes, machistes et xénophobes. Est-ce vrai ? Prenons acte d’un changement de langage évident : le temps a passé, on ne s’exprime plus en 2024 comme on le faisait en 1934 ou en 1944, voire en 1960. Par ailleurs, la seule stratégie envisageable aujourd’hui pour parvenir au pouvoir étant la voie dite « démocratique », c’est-à-dire celle qui consiste à se faire élire grâce à une majorité de voix, comme il est très difficile d’obtenir une majorité sur un programme qui serait un peu trop explicitement fasciste, le parti du genre RN n’a pas d’autre solution que diluer son projet le plus possible, c’est ce que l’on a appelé la stratégie de « dé-diabolisation ». En conséquence de tout cela, on ne se dit pas ouvertement raciste, ni xénophobe. Mais on prône la préférence nationale. Comme ces choses-là sont bien dites. Or, qu’est-ce que la préférence nationale si ce n’est, comme on en a vu poindre l’idée au moment du vote de la loi sur l’immigration, la suppression d’aides et de services aux étrangers, ou leur subordination à des exigences particulières (de durée de séjour etc.) et leur expulsion des logements sociaux, par exemple ? Autrement dit, la préférence nationale est une mesure xénophobe qui s’en prend, de plus, aux plus fragiles des étrangers : à savoir les émigrés venus de pays hors d’Europe, du Maghreb, du Moyen-Orient, de l’Afrique sub-saharienne, autrement dit ceux qui sont marqués racialement. C’est donc une mesure raciste.
Si cette « nouvelle extrême droite » (selon un terme qui fut employé par Adorno dans une célèbre conférence prononcée en 1967) n’est pas « ouvertement fasciste » au sens des grands partis totalitaires du XXème siècle (mais Adorno emploie quand même parfois le terme de « parti de style fasciste »), elle ne s’en caractérise pas moins par un repli identitaire, une conception protectionniste de l’économie, un rejet de l’immigration et une vision de la culture uniquement centrée sur les valeurs dites « nationales », traits qui sont communs avec tous les partis fascistes. Comme le fascisme d’autrefois, elle proclame l’existence d’un peuple uni et homogène, qui serait menacé par des forces extérieures, dont il est urgent de débarrasser le pays pour que celui-ci s’épanouisse enfin et se régénère, voire se « purifie ». On dira certes que cette idée de « peuple » largement mythifié se retrouve également dans d’autres forces politiques, notamment à gauche (on sait que le leader de la France Insoumise a fait du « peuple » le nouveau pivot des transformations sociales, en lieu et place du « prolétariat » qui n’existe plus), mais ce n’est qu’au RN que cette idée se trouve ainsi exprimée comme entité menacée de l’extérieur par des forces hostiles identifiées immédiatement à « l’étranger ». Autre point commun avec le fascisme, le propension à considérer comme devant être combattue par tous les moyens (y compris la violence, c’est-à-dire le « coup d’état ») le moindre empêchement à accomplir le programme du parti qui proviendrait de la Constitution ou des cadres institutionnels mis en place par celle-ci. Telle disposition envisagée est contraire à la Constitution, qu’à cela ne tienne, on procédera par référendum. Seulement, dans de nombreux cas (comme celui de la priorité nationale), le référendum n’entre pas dans le cadre prévu par la loi. On est donc prêt à résoudre ce type de situation paradoxale par la force : « Ce que Marine Le Pen propose, c’est une sorte de coup d’État ! » dit Dominique Rousseau, juriste et professeur de droit constitutionnel à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, en 2022. On peut encore, bien sûr, considérer comme invariants par rapport aux fascismes d’origine certains traits, comme la mise en avant de l’autorité et même de l’autoritarisme, tendance à considérer que tout problème peut être résolu pour peu qu’on fasse preuve d’autorité : cela se montre en particulier dans le cas des jugements portés sur l’école, mais plus généralement dans les questions de délinquance et de maintien de l’ordre public.
Ils ne sont pas fascistes mais… Ils ne sont pas fascistes mais tous les étrangers qui vivent en France commencent à trembler, ils ne sont pas fascistes mais on craint que leur victoire ne libère les instincts violents de leurs sympathisants, ils ne sont pas fascistes mais on se résigne déjà aux victimes à prévoir de forces de police enclines à se dire en état de légitime défense, ils ne sont pas fascistes mais le monde de la culture s’attend à ce que les non sympathisants RN doivent se passer de subventions (et incidemment, à ce que disparaisse le statut d’intermittent du spectacle), ils ne sont pas fascistes mais on prévoit déjà que les radios publiques disparaîtront pour ne laisser la place qu’aux émules de Fox News, ils ne sont pas fascistes mais on commence déjà à se dire qu’il faudrait peut-être s’exprimer avec prudence…
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Certaines personnes de gauche, du monde culturel en particulier (comme Ariane Mnouchkine) se frappent la poitrine avec contrition, disant que c’est aussi de leur faute, qu’ils n’ont pas su écouter les revendications des gens les plus pauvres, les plus précaires, qu’ils les ont abandonnés en quelque sorte, ce qui les a contraints à aller voir du côté des partis d’extrême-droite en espérant y obtenir plus d’écoute. C’est bien sûr se donner beaucoup d’importance, comme si d’avoir été plus empathique, plus à l’écoute, aurait résolu les problèmes, qui sont en réalité liés aux tendances de fond du capitalisme lesquelles dépassent de loin les personnes. Dans l’affaire, gens précaires, habitants des zones rurales et intellectuels du monde culturel sont dans la même barque, les seconds étant souvent d’ailleurs dans des situations aussi précaires que les premiers. Il s’agit là de recherches de responsabilités personnelles peut-être sympathiques mais qui tombent à côté de la plaque. Comme le dit Robert Kurz : « la stupidité et la laideur monstrueuses du nouvel extrêmisme de droite ne sont pas le fruit d’une initiative personnelle, mais doivent être mises sur le compte de la démocratie de l’économie de marché qui a été proclamée comme étant la forme définitive de l’humanité ». La conscience démocratique se scinde en deux tendances, il y a celle qui se cherche des justifications, et celle qui culpabilise, mais ce sont les deux faces d’une même médaille, qui consistent toutes deux à vouloir cacher que c’est un type de démocratie très particulier, à savoir « la démocratie d’économie de marché » qui est responsable. Quand Kurz parle ici de « démocratie d’économie de marché », nous savons bien de quoi il retourne : la mise en place méthodique des structures qui permettent la fabrication des opinions, l’aiguillage des désirs individuels vers la consommation, la réduction systématique de toutes les envies à des questions de pouvoir d’achat liées aux stratégies des grands distributeurs.
Merci pour cette excellente analyse!
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Je partage cette analyse de bout en bout. C’est un peu court la réponse de Mnouchkine, ( je ne l’ai pas lue), c’est se donner beaucoup d’importance en regard des forces profondes, peu éclairées qui traversent nos sociétés ultra libérales.Nous sommes tous un plus ou moins paresseux et déboussolés dans ce monde ultra rapide, connectés au bientôt seul numérique, beaucoup moins à autrui et au vivant.Les gens sont perdus. Ou va t-on? (cf billet précédent).Comment retrouver du lien entre nous et une « élite »respectée.
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