Une expérience neigeuse

J’ai souvent eu peur de la neige, peur, quand elle tombe, qu’elle ne s’arrête plus de tomber. Qu’elle nous ensevelisse. Ce n’est pas le cas quand elle tombe en ville bien sûr : là, on sait bien qu’il y aura toujours quelque chose pour se raccrocher, un poteau, un arbrisseau, une vitrine. On sait bien aussi qu’elle n’arrivera pas à nous recouvrir, surtout lorqu’on habite un cinquième étage… Mais à la montagne oui. Surtout à mille huit cent mètres d’altitude, quand le foyer – d’un poêle en pierre ollaire – a son ronronnement parfois interrompu par une bourrasque de vent soudaine. C’est toujours pareil : le temps s’obscurcit, de fines particules voltigent dans l’air, et, en présence de vent, il se forme des stries qui rayent le paysage, lequel demeure pourtant visible un moment. Ensuite cela se gâte, l’intensité du vent confondu avec les tombées de neige fine donne au paysage l’allure brouillée d’un lavis qui vire au gris. Puis parfois le vent cesse, la neige n’en continue pas moins de tomber. Droite. Mais alors la plupart du temps, les flocons grossissent, ils deviennent des corolles qui s’épanouissent avant de s’écraser sur le sol. La nuit arrive. Les halos de lumière pâle que laissent les rares réverbères, ou les fenêtres restant allumées des chalets voisins, font briller les flocons comme si c’étaient des insectes transparents envahissant la campagne. De lourds paquets de cette ouate blanche s’amoncellent au creux des portes closes. On a le sentiment que les toits s’alourdissent et l’on en arrive à craindre qu’ils ne s’effondrent sous tant de poids. On ferme les yeux puisqu’il n’y a plus rien à voir. Jusqu’au matin. Où la neige a cessé de tomber mais où se révèle l’étendue des congères et des concrétions blanches qui se sont formées au cours de la nuit. Les lumières sont éteintes. Dans le brouillard blanc, se distinguent au moment où le soleil arrive un peu à percer la masse nuageuse, des dentelles d’arbres et de branches. Dessin au crayon fin, non appuyé, qui grise le blanc des flancs montagneux juste ce qu’il faut pour qu’on perçoive quelque chose.

Un flocon de neige se pose sur le dos de mon gant, puis, en fondant, il dévoile une forme hexagonale presque parfaite. Un autre flocon atterrit à côté, brisé d’un tiers, mais la partie restante garde intactes les quatre branches délicates. Plus molles, celles-ci disparaissent en premier. Un minuscule noyau blanc, tel un grain de sel, résiste un moment avant de se changer en goutte d’eau. Léger comme la neige dit-on. Mais la neige a un poids, autant que cette goutelette. Léger comme un oiseau, dit-on. Mais eux aussi ont un poids.

Je descends en raquettes afin de rejoindre la route qui ne sera pas ouverte à la circulation des voitures avant le mois d’avril, maladroit comme un albatros, je me lance à l’assaut du vide comme si je plongeais vers le fond de la vallée. Mes raquettes, mon corps et moi, nous nous enfonçons légèrement à chaque pas, laissant derrière nous des empreintes de géant. Les pas émettent un couinement d’oiseau qui sonne d’autant mieux que tout est silence. Lorsque je rejoins la route, elle est pleine d’ornières qu’y ont laissé des skieurs ou autres raquetteurs, les creux et les bosses ont déjà gelé. Je trébuche et me casse la figure tête la première. Ma pommette et ma lèvre me font mal. Je perçois au loin la veste rouge de ma compagne.

Aucun son n’arrive à transpercer cette matière liquide et nuageuse.

Enfant, j’avais lu qu’un flocon de neige avait besoin d’une fine particule de poussière ou de cendre pour naître. Que les nuages n’étaient pas constitués uniquement de molécules d’eau, mais aussi de particules de poussière et de cendre montées lors de l’évaporation de l’eau. Lorsque deux molécules d’eau se combinent dans un nuage pour former le premier cristal de neige, c’est autour d’une particule de poussière ou de cendre qui en constitue le noyau. Le premier cristal à six branches se combine avec d’autres qu’il rencontre durant sa chute. Si la distance entre le nuage et le sol était infinie, le volume du flocon serait également infini. Mais en réalité la descente n’excède pas une heure. Les flocons demeurent légers du fait des espaces vides entre les combinaisons de branches des cristaux. Ces espaces vides piègent les sons, les y enferment, de sorte que la neige impose son silence à l’environnement. Quant aux branches, elles réfléchissent la lumière dans toutes les directions, donnant à la neige sa couleur blanche.

Neige au dehors, neige au dedans, mon sentiment de la neige rencontre ma lecture. Car je lis le très beau roman de Han Kang, Impossibles adieux, qui se passe en Corée, et plus précisément en grande partie dans l’île de Jeju, qui est tout au sud, que l’on peut joindre par avion à partir de Séoul. Une jeune femme, Gyeongha, malade et perclue de douleurs, dont le sommeil est traversé de cauchemars évoquant des êtres morts, raides comme des troncs noirs, est appelée au chevet de son amie Inseon, évacuée de Jeju vers un hopital de Séoul après un grave accident domestique – elle s’est tranchée deux phalanges avec une scie électrique pendant qu’elle taillait des troncs d’arbre pour en faire l’oeuvre que lui avait suggéré Gyeongha suite à son rêve. L’amie la prie d’aller dans son île afin de donner à boire à l’oiseau Ama, perroquet blanc qui ne peut subsister sans eau au-delà de trois jours. Se posant à l’aéroport de Jeju, elle apprend que c’est le dernier vol qui se pose. La tempête est trop forte. Il lui faut alors prendre un bus, puis un autre, avant d’arriver au plus près de la maison d’Inseon, mais il lui reste au moins encore trente minutes à marcher dans la neige dans un relief incertain, sur un chemin plein de bifurcations où elle sera bientôt atteinte par la nuit. Sa maladie se rappelle à elle par de violents maux de tête. Elle rêve d’un lit bien chaud où elle pourrait s’oublier. Le chemin est plus long que prévu. La neige tombera toute la nuit et bien plus longtemps encore. Arrivera-t-elle pour sauver l’oiseau ? Au point nodal de ce récit, les bifurcations cessent d’être des alternatives dont une seule serait poursuivie, pour devenir des voies multiples qui se superposent. Où est le rêve ? Où est la réalité ? Passons-nous sans cesse d’un monde à l’autre ? Que faut-il croire ? Que faut-il entendre ? Ne surnage qu’une seule réalité. Historique. Bien réelle. Celle des massacres quis se déroulèrent ici dans les années quarante huit, quarante neuf, quand l’armée traquait de soi-disant rebelles vivant dans les montagnes centrales de l’île. On découvre ainsi à qui et à quoi renvoient les mystérieux troncs noirs de ses rêves.

Dans la neige, j’attends
Qu’Inseon poursuive son récit.

Inseon chuchote faiblement, laissant sa tête reposer dans la neige, la bougie entre ses deux mains.
J’ai l’impression d’être dans du coton.

Les textes en italiques sont des extraits de Impossibles adieux, roman de Han Kang, traduit du coréen par Kyungran Choi et Pierre Bisiou (éditions Grasset)

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4 Responses to Une expérience neigeuse

  1. Avatar de Girard A Girard A dit :

    « la neige impose son silence à l’environnement » C’est tellement vrai que sans avoir à regarder par la fenêtre le matin lors du lever après une nuit très neigeuse, on sait qu’elle est là car « elle piège les sons » elle les feutre.

    C’est souvent un sentiment de paix et de silence qui renvoie peut être à l’inaccessible pureté de la blancheur enveloppante (la belle poudre) Un sentiment qui risque de disparaitre ou que ne pourront connaitre nos petits enfants sauf dans des livres ou des images.

    Ce billet donne également envie de relire Pays de Neige.

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    • Avatar de Michel Asti Einomhra Michel Asti dit :

      Si long, si court « Le temps est la mesure de toutes choses »…

      Si proche, si loin « l’espoir demande, toujours, à voir »

      Heureux les hommes et les femmes n’ayant besoin ni de croire ni d’espérer.

      La confiance : c’est lorsqu’elle est réciproque qu’elle fonctionne.

      La nature même de la vie est une leçon de choses où l’attention est indispensable au maintien de l’équilibre ?

      « La dignité, étant supérieure à tout prix, échappe par définition au calcul économique. À ce premier inconvénient, elle en ajoute un second : en tant qu’impératif catégorique, elle constitue un devoir, et pas seulement un droit individuel. »

      Pour mettre en évidence le niveau de sécurité du monde, plusieurs indicateurs sont généralement retenus, comme le nombre de conflits et leurs dégâts directs et collatéraux, la prolifération des armes, l’importance des dépenses militaires (contenu, répartition entre les États et évolution), l’essor des actes terroristes (importance et diffusion géographique), la résurgence du fondamentalisme religieux, la persistance des conflits ethniques ou régionaux, l’efficacité des opérations de maintien de la paix de l’ONU, mais aussi le contenu du développement économique mondial (notamment sa répartition géographique et son évolution), les conditions de vie des citoyens du monde (la faim pose la question de la sécurité alimentaire), l’accès aux ressources des matières premières et énergétiques, le respect des normes écologiques et environnementales, le fonctionnement des marchés internationaux des capitaux et du travail et les puissances culturelles relatives dans l’éventualité d’un “choc des civilisations”.

      Un “choc des civilisations” est susceptible d’apparaître avec le retour des menaces afférentes au prosélytisme et à l’intolérance religieuse. Aujourd’hui, l’hégémonie américaine est d’autant plus contestée que sa société est en crise avec la permanence de la pauvreté et de la précarité, deux situations normalement combattues par le développement économique et par la perte progressive des valeurs morales de solidarité humaine. Pour l’école “réaliste”, le système international est anarchique, car les règles collectives, quand elles existent, ne sont pas respectées, en l’absence de toute sanction. Seuls l’intérêt personnel et l’individualisme sont valorisés dans cette société libérale en situation de monopole. Cependant, “réduire l’intérêt général à sa seule dimension économique, ce n’est pas être neutre et objectif, c’est placer les valeurs marchandes au rang des finalités et de valeurs socioculturelles supérieures à toutes les autres”. L’économie repose nécessairement sur une certaine conception de l’homme individuel et social. Il existe quatre fonctions essentielles à l’économie mondiale : l’alimentation, les soins, la sécurité et la libération des aliénations (ruptures de langage, sociologiques, anomie) individuelles et collectives des hommes. Le développement économique conduit à la conquête des droits sociaux et au chemin de l’épanouissement personnel et collectif. Cependant, l’économie n’est pas seulement un moyen pour l’homme de satisfaire ses besoins dans le temps, c’est aussi une arme de guerre dans le processus de la mondialisation.

      Lorsque la République s’érige pleutre contre les attaques envers les Droits de l’homme, de la femme et de l’enfance, alors indignez-vous, résistez, opposez-vous, ne vous soumettez pas. Citoyens, citoyennes levez-vous contre les forces voulant fracasser la juste sociale-économie de bien(s) et services, associés à cette extraordinaire culture francophone. L’intérêt général et la préservation du bien commun doivent primer sur le pouvoir de l’argent et celui des castes prônant la division des savoirs être et la soustraction des savoirs faire. L’intérêt général doit prévaloir sur l’intérêt particulier. Le juste partage des richesses et des valeurs ajoutées devraient surpasser les pouvoirs uniquement partisans, ainsi que ceux voués à l’ordre de l’argent planqué dans des tirelires internationales, où l’impôt est trop souvent source d’injustice sociale et précarité économique.

      À celles et ceux qui feront le XXIème siècle, nous disons avec notre affection : « CRÉER, C’EST RÉSISTER. RÉSISTER, C’EST CRÉER. » Le motif de toutes résistances est l’indignation.

      Indignez-vous… Stéphane Hessel

      L’homme, par son égoïsme, trop peu clairvoyant pour ses propres intérêts, par son penchant à jouir de tout ce qui est à sa disposition, en un mot, par son insouciance pour l’avenir et pour ses semblables, semble travailler à l’anéantissement de ses moyens de conservation et à la destruction même de sa propre espèce. Lamarck – 1820

      Aucun problème ne peut être résolu sans changer le niveau de conscience qui l’a engendré. Albert Einstein

      Trop de logique inhibe l’être sensible… Trop de sensibilité intériorise l’esprit logique. De maintenir l’équilibre entre ces deux états autoriserait juste cette extraordinaire capacité d’être humain dans le Monde Naturel Vivant.

      Tant bien mal serait de laisser le cauchemar aller jusqu’à son but ultime, en retrait des temps d’accompagnements. Contrées aux États défiscalisés de l’usure populaire : ramassis d’intrigues, apologies des ventres bruns aux spectres des corruptibles malsains? Temps seraient de l’incertitude à croire aux regains des sauvegardes de pontes, combien de générations à sacrifier aux avenirs des sombres homélies ?

      Vous pourriez bien m’expliquer tant d’autres choses concernant ces petits riens que l’on ne distingue plus dans le brouhaha des mots déviés du véritable sens de la vie. J’y resterai, pauser, là, observant ce qui m’a, déjà, été fourni, telle une hirondelle messagère du printemps, accrochée aux chants de l’oiseau siffleur et du retour de l’enfant. Et avec une larme à l’œil, les pieds bien au chaud, entre couronnes et pensées, les belles promesses auront quelques nouveaux bancs.

      Mon esprit plonge là où s’étirent les belles phrases, pour s’enfuir à pas feutrés loin de la folie, n’y laissant aucune empreinte aux plus hautes cimes. Il y a ce soir trop d’indifférences. La blessure au cœur de l’aubade y frôle, de temps en temps, le chant des géants tristes. Et dans ma solitude, en rêvant de vin doux, de fortes oraisons, sans l’aide de personne, j’imaginerai, encore, pouvoir déambuler d’ici et par-delà les fonctions, des tristes sires comme vils opportunismes d’hommes et femmes sans mémoire. De l’hiver jusqu’à l’automne des ouvertures et de l’été au printemps des illustres saisons, des heures aux corps doux, sur les lacustres. Si le temps me le permet, au faîte de nos raisons.

      D’heurts en demeures ; à tous maux – les 52 premières pages

      Bonne continuation textuelle à vous…

      Merci à tous pour vos notifications.

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  2. Avatar de Michel Asti Einomhra Michel Asti dit :

    Le monde est une réson(n)ance qui invente la dissertation. Tout en vous souhaitant le meilleur de la sémiotique comme de la philologie.

    Douceur du matin

    Tombée en vertu, dans la nuit

    Je n’avais perçu sa présence

    Une douceur émanait d’elle.

    Au réveil, écarquillant les yeux

    Je vis qu’elle avait, sans fracas

    Converti les courbes du paysage.

    Avec un silence prévenant

    Préparant mon petit déjeuner

    Je songeais à autres desseins.

    Un oiseau sur le fil se posa,

    Je le vis à travers les carreaux,

    « Que n’as-tu donc pas fait ? », semblait-il dire

    Chose que tu aurais exécutée auparavant ?

    Non encore réalisée en cette période.

    Je confectionnais une petite boule de nourriture

    Au fil de l’étendage, je la suspendis.

    L’oiseau du matin était parti

    Je, ne, sus jamais s’il était revenu

    Avec autres sonorités messagères…

    Comme la saison dernière.

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