Comment agir dans un monde dominé par ce qui a un prix? – IV – Au-delà d’un rapport fétichiste au travail

Je continue ici ma lecture des œuvres de Robert Kurz, et particulièrement de son opuscule « Verte est la théorie, gris est l’arbre de la vie » où il semble opposer la vie et la théorie alors que, bien entendu, elles nous semblent liées.

Lorsque j’étais en classe de Terminale, il y a bien longtemps (disons une soixantaine d’années…) et que je buvais les paroles de mes chers professeurs, tous imbibés de culture marxienne, au sein du lycée de Drancy (le seul existant pour un vaste territoire couvert aujourd’hui par le 93), l’une des citations qui nous faisaient le plus réfléchir était celle-ci :

Notre point de départ c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habilité de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté. » Marx, Le Capital, 1867

Or, voilà bien un passage de l’œuvre de Marx où le savant barbu se montrait idéaliste. La notion de travail y est idyllique, elle confirmerait la supériorité de l’homme par rapport au reste de la nature, et elle serait perçue de manière « transhistorique », comme lui reprochent les théoriciens actuels de la Critique de la valeur/dissociation. Or, comme je l’ai dit dans un précédent billet : nos actions sont pré-déterminées dans un cadre historique, et en ce sens, nous sommes plus abeilles qu’architectes

Il y a pourtant des différences. Abeille et humain, ce n’est pas tout à fait pareil. Là encore, nous devons prendre en compte ce fameux volume du cerveau, ces 900 cm³ en trop. Admettons pour faire simple que l’abeille soit complètement conditionnée à faire ce qu’elle fait, sa danse, son travail dans l’antre de la ruche, son comportement vis-à-vis de la reine, jusqu’à son approche du mâle lors de la fameuse nuit nuptiale, il faudrait rendre compte du fait que l’humain n’a pas exactement le même fonctionnement, peut-être n’est-ce que le fait d’une certaine distance entre la somme de pratiques encâblées et leur réalisation concrète à un moment t, nulle chez l’abeille, non nulle chez l’humain. Mais si chez l’humain, elle est non nulle, par quoi serait-elle occupée ? La forme-sujet répond Kurz, et répondrait peut-être aussi Lacan, « dans laquelle les humains reproduisent toujours de nouveau l’a priori muet de leur caractère constitué et fétichiste à l’égard de la nature et d’eux-mêmes ». La forme-sujet est donc la forme dans laquelle les humains reproduisent la masse des pratiques antérieures qui les déterminent, toujours prises dans un rapport fétichiste à l’égard de ce qui les entoure (c’est-à-dire déformé, conforme à leurs intérêts immédiats) et d’eux-mêmes (la façon dont ils se voient, leur imaginaire). La forme-sujet est ce qui symbolise leur rapport à l’imaginaire.

L’intérêt de cette caractéristique humaine ne réside-t-elle pas alors dans ce hiatus entre le câblage et l’action (pour le dire vite) ? Si hiatus il y a, c’est-à-dire distance, courte distance, alors c’est qu’il y a flottement, possibilité de faire advenir dans cette béance potentielle, quelque chose qui change la donne, fasse donc que l’action ne soit pas complètement automatique, ni déterminée. On marque un pas en dehors du déterminisme. Allons, tout n’est pas perdu, « humains, encore un effort si vous voulez devenir architectes » aurait pu dire le Marquis de Sade.

[Idée qui me fait penser étrangement à celle exposée par Carlo Rovelli à propos des trous blancs… il y aurait un moment dans la vie du trou noir où les choses deviendraient si petites à force d’être compressées qu’elles atteindraient la dimension quantique, dont on sait qu’elle n’est plus le siège du déterminisme mais du chaos, et alors pourrait ressortir autre chose, un rebonds, donnant naissance aux fameux « trous blancs ». Fin de la parenthèse.]

Nous restons dans des schémas de pré-formation de nos pensées ou de nos actions tant que des efforts de pensée ou d’analyse ne nous ont pas permis de dévier le cours de la transmission entre nos pauvres schémas hérités et nos actions concrètes. Cela se voit aussi bien dans la psychanalyse que dans l’histoire. Dans la première, l’analyse a pour but de faire advenir un sujet en lieu et place d’un automatisme (« là où le ça est, le je doit advenir », disait Freud), dans la seconde, ce rôle serait dévolu à l’histoire, à sa réinscription dans nos schémas de pensée. Lorsque nous « décidons » (en matière politique, s’il convient ou non d’aller voter, par exemple), il s’agirait ainsi de prendre en compte, au-delà de notre « intérêt », le courant d’histoire qui nous traverse et nous rappelle les traumas qu’il a créés et qui ont été à l’origine de ce que nous sommes. Il s’agirait surtout que le pire que nous avons connu ne se reproduise pas, d’éviter la fatalité de la reproduction du même dans l’histoire comme on doit éviter la compulsion de répétition dans la psyché. Facile à dire. Y a-t-il manière consciente d’y parvenir ? Il faudrait pour cela pouvoir faire un pas en dehors de ce qui nous conditionne, or chaque fois que nous avons essayé, nous sommes restés prisonniers (ce que certains diront « récupérés »), car il serait trop simple de croire qu’il existe un discours idéologique du capitalisme et, face à lui, pour le contenir, un discours « de la vérité » (« révolutionnaire » ou « dans le sens de l’histoire »). La contradiction interne au capitalisme exerce sans cesse ses effets et les agents que nous sommes en sont bien conscients, ils tentent pour cela de mettre en place des stratégies qui la traitent, c’est-à-dire en même temps s’y adaptent, et non des stratégies qui la résolvent ou la dépassent.

« La reproduction capitaliste – dit Kurzconsiste non pas, de façon linéaire et mécanique, dans l’agir au sein de la valorisation de la valeur, mais elle est en même temps inévitablement traitement de la contradiction ». Pour rappel, cette contradiction se situe entre la nécessité interne au capitalisme de développer la valeur et la réduction objective de celle-ci, conduisant au paradoxe que des accroissements de valeur peuvent co-exister avec des effondrements de la richesse matérielle, provoquant alors les désordres que l’on sait, crises, guerres et cataclysmes dus à la pauvreté.

Traitement de la contradiction n’est pas dépassement de celle-ci, elle est plutôt façon de trouver des voies qui la rendent acceptable pour le moment présent. Or, ces voies ne se trouvent qu’à l’intérieur de la configuration dessinée par l’évolution du Capital. Ainsi, dit Kurz, Les besoins vitaux capitalistes sont nécessairement défendus dans les formes capitalistes (aussi bien dans la forme marchandise et la forme argent que dans le rapport de dissociation sexuelle). (p.43) Ainsi, même les formes de « contre-pratique » immanente, à savoir les luttes d’intérêt pour les besoins vitaux toujours remis en cause sur le plan capitaliste, ne sont d’abord rien d’autre qu’une partie immanente de ce traitement. Comme les grèves, les mouvements sociaux, les protestations et les luttes pour le maintien de gratifications sociales ou contre la fermeture de possibilités de reproduction (usine, hôpitaux), les projets alternatifs de toutes sortes, les actions de résistance contre l’administration de crise etc. ne peuvent qu’appartenir au champ d’immanence capitaliste.

On veut bien le croire, ce serait même une certitude : nous sommes de façon immanente dans le capitalisme et rien, aucun tirage par les cheveux à la façon du baron de Münchausen qui se tirait par les cheveux pour se sortir lui-même du marais où il était enlisé ne permettra d’en sortir.

Le baron de Münchausen se tirant par les cheveux pour sortir du marais où il s’est enlisé

A cela près qu’il faut bien une « contre-pratique » pour sauver ce qui doit l’être, autrement dit nos chances de survie (et celles des autres que nous-mêmes), même si elle ne nous sauve pas de l’enlisement où nous sommes.

Le naïf peut se poser la question : au bout de ce soliloque théorique, y a-t-il autre chose que ce que nous connaissions déjà ? Avons-nous dépassé les luttes sociales qualifiées ici, souvent, de manière péjorative, de « luttes de l’ancien mouvement ouvrier » vers des formes de lutte plus efficaces ?

Eh bien, il devra se contenter d’admettre qu’il faut désormais prêter attention à ce qui, parmi ces luttes, vues de manière objective, relève, malgré les bonnes intentions, du maintien implicite des catégories du capitalisme. Pour Kurz, ces luttes ne font qu’interpréter le capitalisme à leur façon. Rien de plus. Qu’est-ce qu’une idéologie si ce n’est une forme réflexive du traitement affirmatif de la contradiction dans la lutte pour l’interprétation-réelle capitaliste (en allemand, « realinterpretation », autrement dit la « vraie » interprétation, la plus « réaliste », la meilleure en définitive). Les interprétations sont alors en compétition, entre deux extrêmes, celle du Capital sûr de son bon droit, et celle de la « lutte des classes », les deux se mouvant dans le même espace et ne pouvant plus être conçues comme fondamentalement extérieures l’une à l’autre.

Ici se mesurerait la véritable portée de la onzième thèse sur Feuerbach : elle n’opposerait pas tant « l’interprétation du monde » à sa « transformation », que l’interprétation à la critique catégorielle.

Or, dira-t-on, il faut bien manger, il faut bien se loger, se vêtir et se faire soigner. La  lutte sociale présente, déterminée par des objectifs à court terme, ne doit masquer ni les catastrophes prévisibles à plus ou moins long terme (dérèglement climatique, pollution des airs et des eaux, massacre de la biodiversité) ni l’asservissement genré, domestique. Disant cela, nous sommes encore dans la contradiction. Autrement dit, chaque fois que nous tentons de « nous en sortir », chaque fois que nous envisageons une façon de faire pour atteindre plus vite la résolution de ce qui nous paraît un problème fondamental (comment survivre?), nous sommes renvoyés au même problème de la confrontation entre interprétations. Comme si nous étions bloqués. Preuve que sans doute nous nous y prenons mal. Preuve surtout que nous vivons au sein d’une situation surdéterminée que nous n’avons pas la possibilité de transformer par nous-mêmes. Nous bouclons dans tous nos états comme on dirait dans le langage des automates… mais ne sommes-nous pas des automates ?

Où en sommes-nous donc ? Est-il possible de tenir ensemble toutes les considérations liées à la Pratique et à la Théorie ? La Pensée prime sur la Vie, mais la Vie prime sur la Pensée. La psychanalyste Sandrine Aumercier, fine exégète de la pensée de Robert Kurz, nous aide à penser ce qui pourrait paraître une aporie. Pour elle, comme pour Kurz (cf. ici), « l’élaboration théorique consiste à dire que ce n’est pas le rôle de la théorie de nous dire que faire ». Il nous faudrait donc sortir de cette croyance qu’en élaborant des idées théoriques critiques, nous aurions du même coup une recette généreuse (un mode d’emploi, un manuel de savoir-faire) qui nous dirait exactement que faire dans telle ou telle circonstance. Un peu comme si le patient se rendant chez son psychanalyste s’attendait à recevoir de lui « les bons conseils » pour s’orienter dans sa vie propre. On entend immédiatement l’objection : mais alors, à quoi sert la Théorie !? Aumercier répondrait (mais dans un autre article) que la Théorie est la seule réponse que nous avons face à un système total (le capitalisme désormais devenu universel) pour opposer une autre Totalité. A condition toutefois d’en rester à une totalité négative : rien n’est pire, comme on l’a vu dans le passé, qu’une notion de totalité érigée en positivité, qui aurait la prétention de nous « guider » vers telle ou telle solution. C’est au sens de cette positivité que totalité rimerait alors avec totalitarisme.

S’approprier la théorie, intégrer les catégories qui nous permettraient de mieux penser le réel seraient juste les conditions pour que nous ayons des choix et des comportements correspondant à ce que nous voulons vraiment, en tant qu’espèce, pour la collectivité humaine dont nous sommes membres. Pas seulement survivre mais vivre avec. (avec les autres humains et avec les autres qu’humains). Mais nous demeurerions toujours libres de ces choix. Libres au sens d’une liberté informée. Comparable au sujet libéré de ses névroses qui, dès lors, peut envisager la vie de manière « libre ».

illustration d’Enki Bilal (Bug)

Une liberté dont nous aurions bien besoin au moment où la crise arriverait à son terme et où les êtres humains dans leur ensemble seraient contraints de trouver, pour survivre, de nouvelles formes de vie.

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3 Responses to Comment agir dans un monde dominé par ce qui a un prix? – IV – Au-delà d’un rapport fétichiste au travail

  1. Avatar de Debra Debra dit :

    Intéressant. Je ne suis pas une grande adepte du Marxisme, et je ne l’ai jamais été, ce qui est un peu logique, étant donné mon pays d’origine. De très longue date, il y a(vait) une compétition féroce entre les idéaux politiques américains et les idéaux marxistes/communistes. Cela se comprend, et je ne vais pas l’expliciter ici.
    Depuis quelque temps, perdu dans la perte de repères qui me secoue autant qu’elle secoue mon prochain, d’après ce que je vois, je cherche des bricolages pour redonner… sens à mon quotidien, qui a grandement besoin de sens, tellement la vie moderne tend à évacuer le sens de nos gestes au quotidien, et surtout à… APPAUVRIR nos gestes au quotidien. Je ne crois pas être la seule dans ce cas de figure.
    Vous avez employé un mot plus haut qui constitue une grande partie du nerf de la guerre : « automate »…
    On se souviendra de Vaucanson, et de son canard « automate », qui prenait comme point de départ l’idée que les animaux, soumis aux instincts, et échappant ainsi à une véritable pensée humaine (donc, noble) étaient des « automates ».
    Cette… théorie s’avère avoir des limites, mais surtout des implications pour l’endroit où nous nous trouvons maintenant de notre histoire collective des idées en Occident.
    Dernièrement, ma fille, travailleuse manuelle non automate, ne s’estimant pas (pour l’instant…) exploitée dans un travail subalterne, a reçu une commande pour transformer 80 vestes en ajoutant une poche. Le patron qui lui a apporté cette commande lui a dit ce qu’il voulait… vaguement, mais il n’avait pas pris la peine de fabriquer un prototype de A à Z afin de voir, EN COURS DE FABRICATION, comment la matière allait se comporter, et si ça lui convenait… Et en fin de compte, c’était un flop. Il n’en était pas satisfait, parce qu’il avait BRULE LES ETAPES DANS L’URGENCE…
    Théorie et pratique, la poule et l’oeuf…
    Mais quand les grosses têtes n’ont pas assez de pratique avec leurs mains, le monde va mal, le monde du travail, le monde… de la théorie, etc. Et quand il n’y a pas de liens entre toutes les petites boites où chaque automate travaille tout seul dans sa bulle, la société s’effondre.

    La phrase de Freud est « wo es war soll ich werden », ce qui se traduit : « où c’était, je dois advenir ». La différence est fondamentale, vous en conviendrez.

    Bonne année.

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    • Avatar de alainlecomte alainlecomte dit :

      Bonne année à vous aussi! Comme vous pouvez voir, ce dont je parle est quand même loin (du moins je l’espère!) des « idéaux marxistes/communistes » défendus par l’URSS pendant la guerre froide. Comme je l’ai dit dans d’autres réponses à des commentaires, je ne me dis pas marxiste. Marxien peut-être, comme vous vous dites freudienne, mais aussi freudien (avec modestie). L’idée d’automate me plaît bien: Lacan en avait fait usage me semble-t-il dans ses Ecrits. La phrase de Freud a donné lieu à beaucoup de traductions etd e commentaires, me semble-t-il. Je préfère que ‘on traduise Es par le ça car si on dit simplement « où c’était », ce « c » est bien faible, on ne voit pas à quoi cela peut bien référer.

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      • Avatar de Debra Debra dit :

        Merci pour votre réponse cordiale, Alain.
        Je tiens beaucoup à « wo es war, soll ich werden » : « où c’était, je dois advenir », pour des raisons qui permettent de voir comment la substantification a des effets fâcheux sur la souplesse et la mobilité de notre pensée. Exemple très connu, qui m’a mis la puce à l’oreille : comment « res publica » est devenu « la politeia » en grec, à cause de ce dont disposait le grec qui n’était pas là en latin.
        Et je tiens beaucoup à l’idée que l’article défini est une bombe pour la pensée. Rien comme l’article défini pour permettre la construction d’un tas de petites boites, pour le meilleur, mais surtout pour le pire en ce moment. C’est sans doute en rapport avec les débats très passionnels autour de l’essentialisme, qui est un mot… bien barbare que je devrais éviter, mais pas que moi.
        Le « isme » a fait beaucoup trop de progrès ces derniers temps. Ça aussi, c’est mauvais pour la pensée.

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