Un jeu d’équilibre à la source du monde (Le Garçon et le Héron)

Nous avons accompagné trois de nos petites filles (âge : entre 7 et 15 ans) au cinéma afin de voir Le Garçon et le Héron, dernier film de Mayao Miyazaki. Je ne suis pas un spécialiste. J’ai juste, par le passé, vu des extraits de film du grand réalisateur japonais et feuilleté des livres à lui consacrés. Donc c’était la première fois que je voyais en vrai, en grand, en intégralité une de ses œuvres. Je ne l’ai pas regretté même si de nombreuses références me manquaient. Il s’avère en effet que ce film suit une filmographie construite. On aimerait être comme Miyazaki : quelqu’un qui, à un grand âge (82 ans) se nourrit de sa longue vie pour la transmuer en une série de contes merveilleux et édifiants. J’ai lu que ce film trouvait sa source dans un livre qu’ont adoré maints japonais, ceux-ci l’ayant étudié à l’école et s’y étant confronté à une éthique de liberté, ce qui à prime abord paraît étonnant dans un pays qu’on nous décrit tellement hanté par le respect des règles sociales. « Et vous, comment vivrez-vous ? » en est la traduction approximative du titre, il est dû à Genzaburo Yoshino qui l’a écrit en 1937. Ce même Genzaburo Yoshino ayant d’ailleurs eu des ennuis avec les autorités de son pays : il était trop libéral, trop pacifiste. L’une de mes petites filles m’a immédiatement fait remarquer que c’était le livre qu’on voit dans le film, à un moment où le jeune héros découvre ce que lisait sa mère. Cette mère qui a disparu, brûlée vive dans l’incendie de l’hopital où elle était soignée, en pleine guerre. Ceci nous évoque quelque chose de contemporain, la situation des hôpitaux de Gaza.

La guerre apparaît de nombreuses fois dans ce film, comme cela est le cas, parait-il, dans les autres de la série. Un régiment défile dans la rue d’un village, le héros le salue. Mais il reste en marge. Les servantes du Manoir se lamentent tout le temps : elles n’ont plus de cigarettes. Un vieux serviteur en est réduit à fumer du papier. Une bombe explose, on ne peut s’empêcher de penser à Hiroshima et Nagasaki. Le père fait allusion à la situation pour dire qu’il en profite : il dirige l’usine qui produit les avions « zéro », ceux qui attaquèrent Pearl Harbour. Dans le film, on voit défiler des travailleurs portant des cockpits pour les mettre à l’abri des bombardements.

Mahito (le nom du jeune garçon) doit déménager après le décès de sa mère. Le père l’envoie à la campagne où vit sa tante, Natsuko, qu’il devra désormais appeler maman. Il comprend vite que son père a décidé de refaire sa vie avec elle. Deuil et maternité. Le jour même de son arrivée, la tante demande à Mahito de poser la main sur son ventre afin qu’il sente bouger l’embryon qu’elle porte. Un héron cendré adopte une attitude inquiétante : il se met à errer autour du château, à voler en rase-motte et à frapper du bec au carreau de la chambre où dort le garçon. C’est ce héron qui entraînera celui-ci au plus près d’une tour abandonnée au fond de la forêt. Mahito s’y rend avec Mimika, une vieille domestique qui s’accroche à ses basques pour qu’il n’aille pas plus loin, c’est, lui dit-elle, que le lieu est maudit : le grand oncle des deux sœurs l’a faite construire puis y est disparu. On le devine, cette tour est l’axe du monde : un chemin de rencontre avec le monde sous-terrain où s’agitent de bien étranges personnages. Le héron s’avère être un drôle de petit bonhomme chauve au gros nez et avec une verrue. D’ennemi redoutable, il va se changer en ami. Doté de pouvoirs maléfiques, il va finir par confesser qu’il n’est pas si débrouillard, que tout cela lui échappe. Un monde enfoui où vivent peut-être ceux et celles qui nous sont chers et qui ne sont plus là. Bien sûr, Mahito est à la recherche de sa mère, ou, à défaut, de sa tante, qui a disparu, elle aussi. Le récit prend alors les aspects d’une vieille fable mythologique, d’une sorte d’Odyssée ponctuée d’obstacles qu’on croit insurmontables mais que le petit Mahito franchit. De navigateur parti pêcher sur son frêle esquif et qui en rapporte un énorme poisson-chat à dépecer, en héron qui a façonné une image de la mère endormie, de pélicans féroces qui engloutissent tout ce qui passe en perruches géantes qui cherchent à conquérir le pouvoir, le garçon finira par retrouver trace de l’oncle, devenu une sorte de deus ex machina dont dépend l’équilibre du monde.

Les commentateurs se confondent en schémas explicatifs. Ce monde serait celui des studios Ghibli qui ont fabriqué ce film. Mayazaki lui-même serait un mélange de Mahito et du grand oncle. Mahito parce qu’il a lui-même perdu sa mère malade, le grand oncle parce que ce serait actuellement la situation qu’il traverse : celle d’un dirigeant tout puissant arrivant à la fin de sa vie et qui aimerait remettre son héritage entre les mains d’un jeune successeur. Dans le film, le grand oncle croit avoir trouvé en Mahito celui qui prendra sa suite : mais non, le jeune garçon préfère rejoindre notre monde banal et se réaliser lui-même sans rapport de succession. Mahito a trouvé au cours de ses aventures, une jeune fille qui lui ressemble. Alors qu’on croit qu’ils vont devenir deux amoureux du même âge, leurs voies vont se séparer au moment de sortir de cet étrange monde. Ils en sortiront par deux portes différentes, ce qui fera de la fille la future mère de Mahito. Dans le mythe, le temps est cyclique, l’humain peut y rencontrer celle qui deviendra sa mère. C’est extraordinaire bien entendu. Comme est extraordinaire la tâche que remplit le grand oncle : celle de maintenir en équilibre un assemblage de volumes en lui adjoignant chaque jour un nouvel élément jusqu’à ce que le tout s’écroule. La tâche à venir qu’il propose à Mahito et que celui-ci refuse serait de continuer cet exercice. Après un geste malheureux, les volumes tombent et avec eux, la tour, qu’on hésite à qualifier d’infernale. On pense à notre monde, mais ici ce n’est pas grave : il y a toujours un univers de secours.

Le film en vient donc ainsi à métaphoriser notre monde. Les pélicans je l’ai dit, sont féroces. Ils gobent ces drôles d’œufs que la plus jeune de mes petites filles a trouvé si mignons ; les warawara (ou wakawaka, selon l’orthographe), qui, lorsqu’ils sont assez nourris, peuvent s’élever dans la tour pour rejoindre le monde d’en haut où ils deviendront les âmes des enfants à naître. Les pélicans sont donc mauvais, et une fille du feu les détruit à coups de lance-flamme (non sans, à son tour, liquider quelques-uns de ces warawaras, il y a toujours des victimes colatérales, disaient-ils), or l’un d’eux, atteint, supplie qu’on l’achève et plaide pour sa race : s’ils sont ainsi ce n’est que parce qu’un système absurde a supprimé les poissons des rivières, contraignant les pélicans à se nourrir comme ils peuvent. Certains ont voulu voir ici une référence au capitalisme destructeur. Ces pélicans seraient comme de riches capitalistes qui disent qu’ils n’en peuvent rien si le système s’engloutit toujours plus dans le désordre et la misère : c’est le système qui veut ça, et ils n’en sont que les petites mains contraintes et forcées d’agir. Quant à ceux qui prétendent les combattre, ils commettent autant de malheur et de souffrance.

Quant aux perruches géantes, organisées en armée, elles seraient représentatives, au choix, du militarisme japonais des années trente ou des régimes fascistes en Europe (mais dans un cas comme dans l’autre, elles finissent, lorsqu’elles sortent de la tour, à virevolter comme les perruches légères que nous connaissons).

Le jeu auquel se livre le Grand Oncle nous rappelle à la fois la fragilité de notre univers vivant, dont l’existence dépend de faibles variations de paramètres, et ce passage qui m’a tant plu au cours de ma lecture récente d’un texte de Hannah Arendt (La nature du totalitarisme), où elle parle du système de la balance des forces comme solution des conflits produits par le système européen des Etats-nations, et se rapporte à Kant : « ce qu’on appelle la balance des forces en Europe est une pure chimère, comme la maison de Swift qui avait été construite par un architecte, en si parfait accord avec toutes les lois de l’équilibre qu’elle s’effondra aussitôt qu’un moineau vint s’y poser. » Hannah Arendt de conclure : « ce n’était pas une pure chimère, mais elle s’est éffondrée exactement comme Kant l’avait prédit ».

Allons, il y a loin entre Kant et Miyazaki. Encore que… le grand réalisateur japonais pourrait bien être un grand philosophe de notre temps.

Cet article, publié dans Films, est tagué , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

2 Responses to Un jeu d’équilibre à la source du monde (Le Garçon et le Héron)

  1. Avatar de Girard A Girard A dit :

    Je prendrai peut être le temps de voir ce film d’animation.J’ai vu pas mal de ses oeuvres. Les japonais sont très forts (cf Takahata avec le Tombeau des Lucioles).
    J’aime surtout les dessins :les personnages, les décors nature, c’est très beau, on retourne par le simple dessin, qui ne cherche pas le style hermétique, dans l’innocence et les couleurs de l’enfance.J’avais beaucoup aimé le sommet des dieux d’un réalisateur français qui partait d’un manga (à voir si tu ne l’as vu ce film d’animation pour adultes aussi bien que jeunesse.

    J’aime

Laisser un commentaire