Toussaint: l’ouverture

La mémoire comme un échiquier – J-P. Toussaint

J’attendais la vieillesse, j’ai eu le confinement.

Telle est la première phrase de « L’échiquier », le dernier livre paru de Jean-Philippe Toussaint. Après une si belle amorce, numérotée « 1 », on ne peut s’attendre qu’à une suite savoureuse, et c’est ce qui advient. Ce qu’il y a de magnifique dans ce livre-ci de Toussaint (Roman ? Récit ? Autobiographie?) c’est la manière dont il s’explique sur sa façon d’écrire, sur son rapport au temps et à la mémoire. Il y a du Proust du Temps retrouvé chez Toussaint. Mais il y a aussi un pédagogue qui ne veut pas s’en laisser conter. A une jeune étudiante qui lui écrit pour lui dire que bôf, ce qu’il fait, ce n’est pas vraiment du roman, parce que dit-elle, un roman c’est une histoire, une intrigue, un « message à faire passer », il répond sans détour et au premier degré : « votre lettre me paraît exemplaire d’une méconnaissance très répandue de ce qu’est la littérature ». Il lui dit que « la littérature n’a pas pour vocation de raconter des histoires » et que « L’écrivain n’a pas à délivrer de message ». Vlan. Et il lui ajoute, en post-scriptum, qu’il a donné sa lettre à lire à son fils Jean et que celui-ci a conclu : « Va te cacher, Hélène ! » (on suppose qu’elle s’appelait Hélène). On ne saurait être plus explicite. Toussaint choisit son camp, il ne tergiverse pas. Ecrire est un travail d’orfèvre, consistant à peser chaque mot que l’on dépose, et qui suppose de longues heures, de longs jours de réflexion sur un mot, une tournure de phrase, un choix de ponctuation.

Page 32, ligne 16, supprimer la virgule entre « Detrez » et « que je travaillais ». Page 68, dernière ligne, « repoussées à plus tard » me semble être un pléonasme. Je préfère écrire « renvoyées à plus tard ». Des choses comme ça. Il y a un gouffre évidemment, un contraste abyssal entre le soin scrupuleux qu’on prend pour remplacer un mot ou déplacer une virgule, et le résultat, à peine visible, qui en ressort quand on observe le résultat de l’extérieur » (pp. 35-36)

Les Editions de Minuit se sont fait un devoir depuis leur début de n’accueillir que des textes qui manifestent ce souci de l’écriture en tant que travail vital, affrontement acharné avec un réel qui résiste, le réel de la langue. C’est magnifique comme résultat. On sait où trouver ce qui s’élabore de mieux du point de vue de ce travail. Il m’est arrivé de jouer ma petite Hélène, quand, ne sachant trop que dire, par exemple, j’avais émis des critiques à l’encontre de Laurent Mauvignier (oui, j’ai fait ça, moi, quelle inconscience!), me croyant malin je lui avais envoyé mon article (ayant la chance de connaître son adresse mail), et j’avais reçu en retour une belle volée de bois vert, bien méritée, du genre de celle que reçoit Hélène de la part de Toussaint. Ce qui est drôle est que, bien sûr, de nos jours, ça ne se fait pas, n’est-ce pas, de répondre de haut à une petite lycéenne, des fois qu’on la froisse, ou pire, qu’on la traumatise. Toussaint ose. Personne ne lui a encore rien dit. Mais si cela arrive, bien sûr je le défendrai. Les positivistes borné.e.s et démagogues du Tract des linguistes n’ont pas encore réussi à empêcher que l’on défende la littérature. Ouf.

Bon, si parlant d’un écrivain connu et reconnu, je me laisse aller à émettre une note personnelle, j’espère qu’on ne m’en voudra pas. Cet abord de la langue et du texte me porte et m’a toujours porté à réfléchir. Ce soin mis à écrire a valeur éthique. De même que le soin mis à peindre. Mes ami.e.s qui me lisent savent que je taquine le pinceau et la palette assez souvent (presque quotidiennement depuis ma retraite), j’éprouve alors le fait que nous en sommes là, aussi, en peinture, malgré mes premiers essais « très gestuels » j’en viens à constater que peindre c’est aussi « peindre doucement » (c’est le terme employé par ma nouvelle enseignante des Beaux Arts, Emmanuelle G.), c’est-à-dire là aussi, travailler la note, autrement dit la touche, le choix des couleurs, la taille du pinceau etc. Fin de la parenthèse.

Toussaint donc travaille le mot au plus près de la matière. Un choix de mot n’est jamais innocent. Ainsi lorsqu’il écrit page 145, après nous avoir raconté un événement de sa petite enfance, qui lui fut exposé par sa mère, ne pouvant s’en souvenir lui-même étant donné le très jeune âge qu’il a au moment des faits, lesquels consistaient en ce que soudain, un beau jour, il était resté insensible aux sollicitations maternelles, muet, sans sourire et comme inerte, avant de finalement quand même « reprendre ses esprits » et se mettre à sourire :

On peut supposer que, si c’est au passé que j’avais rêvassé ainsi pendant ces heures d’acédie où j’étais resté immobile dans mon berceau, le nourrisson que j’étais avait dû se souvenir d’événements vécus deux ou trois mois plus tôt de la même manière que je me souviens moi-même aujourd’hui d’événements qui se sont passés il y a trente ou quarante ans, avec la même poignante mélancolie liée à la perception du passage du temps.

Il emploie un mot, « acédie », dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’est pas courant, et s’il le fait, il doit bien y avoir une raison. Or, ce mot, acédie, quand on cherche dans un dictionnaire, renvoie exclusivement à un contexte religieux : acédie : Dans la théologie catholique, affection spirituelle qui atteint principalement les moines et qui se manifeste par l’ennui, le dégoût de la prière et le découragement. Bien sûr, ayant découvert cela, on ne peut être que troublé. A-t-il voulu dire que ce bébé déjà en son berceau était à ce point éloigné de toute prière, découragé, sceptique face à tout ce qui lui serait plus tard – cela ne peut être que plus tard – proposé qu’il en était arrivé peut-être à cette acédie… ?

Bref, le récit, faut-il le rappeler (puisque cela a été dit par maints critiques dans beaucoup de journaux) a la particularité formelle d’être composé de 64 chapitres de tailles variables, autant que de cases sur un échiquier. Il se concentre sur des événements de la vie de l’auteur, vus depuis l’angle fourni par l’épisode du confinement. Nous sommes donc en mars 2020, à Bruxelles, quand tout à coup, une chape s’abat sur le monde, et particulièrement notre monde occidental : le Covid est à nos portes, il est même là, parmi nos proches, déjà à la maison, en nous. Ce livre pourrait être un de ceux qui se sont répandus déjà sous le titre « journal d’un confinement », mais ce n’est pas ça. C’est plutôt une partie d’échecs, celle que Jean-Philippe Toussaint entamerait avec la vie, sa vie. Il a la perception de ce projet, d’ailleurs, lorsque, marchant dans la rue où se trouve son ancienne école, il découvre que le sol de celle-ci a toujours été recouvert d’un carrelage blanc et noir, à la manière d’un échiquier, justement. Alors il se dit qu’il va parcourir cet échiquier, que celui-ci deviendra l’échiquier de sa mémoire. J’ai vu l’auteur récemment, le 11 octobre, au cours d’une rencontre à la librairie Le Square, celui qui l’interrogeait, le gérant de la librairie, mettait en exergue ce qu’il y a de rapport avec la mort lorsqu’on se réfère au jeu d’échecs (aš-šāh māta : le roi est mort), et Toussaint répondait qu’en effet, la mort rode. L’un de ses objectifs était de parler de quelques personnes dont la mort l’avait bouleversé, enfant, adolescent, ou jeune homme comme ce Gilles Andruet, champion de France d’échecs en 1988, qu’il a bien connu, et dont le décès tragique (il a été assassiné) l’a profondément marqué, qui occupe une grande partie du livre surtout dans les derniers chapitres. Le champion d’échecs rattrapé par son propre jeu, en quelque sorte, tout comme, à la fin, l’écrivain est rattrapé lui aussi par son jeu, celui de l’écriture, qui finit par l’ensevelir. Car l’écriture aussi est un jeu.

Jean-Philippe Toussaint à la Librairie Le Square le 11 octobre

Il est beaucoup question du père dans ces pages. L’écrivain a eu la chance de naître dans une famille intellectuelle aisée de Belgique (son père ayant été directeur du journal Le Soir). On ne va pas lui en faire grief. On ne va pas tomber dans le sociologisme vulgaire qui voudrait que l’on manifeste de la rancœur, voire de la haine, à l’encontre des personnes ayant vécu dans un monde bourgeois. (Il y a de cela chez certains, qui refusent d’admirer Proust, au nom d’une appartenance bourgeoise qu’ils récusent, alors que Proust a certainement bien plus qu’eux combattu les préjugés de classe et a pris des positions courageuses au moment de certaines affaires comme l’Affaire Dreyfus). Incroyable et fascinant rôle du père (qui, moi, bien sûr, me rend jaloux) qui, d’un côté, montre ses faiblesses : cesser de jouer aux échecs avec son fils dès qu’il aperçoit que celui-ci pourrait le battre, mais d’un autre sa force absolue : c’est lui qui non seulement autorise, mais enjoint son fils à écrire !

Je sais que beaucoup de critiques littéraires se contentent de cet hommage rendu au père par Toussaint, on aime ça, les familles exemplaires, dans la presse, les médias, et l’idéologie courante… mais moi, j’aime aussi bien (chacun a ses attirances et ses tropismes) l’hommage rendu à sa femme, Madeleine. Le passage du livre que je trouve le plus émouvant est celui de la rencontre. Je reste fleur bleue et romantique. Il la rencontre dans une soirée, est tellement bouleversé qu’il reste avec elle tout le long de cette soirée, et quand celle-ci se termine, il lui propose de la raccompagner. Seulement voilà, quelques imprévus, quelques retards mis à prendre son vêtement, aller aux toilettes, dire au revoir aux amis et… elle n’est plus là. Fort heureusement, elle n’est pas loin. Elle file sur le trottoir à une cinquantaine de mètres de là. Est-ce que tout est foutu ? Il court. Il la rattrape. C’était dans la rue de l’Estrapade. Il écrit : « Un rien peut faire basculer notre destin. Et ce rien, ce soir-là, c’est que je me suis élancé en courant vers Madeleine dans la rue de l’Estrapade. Je l’ai rejointe, tout essoufflé – je l’ai rejointe pour la vie ». Point. Je m’y vois. C’est fantastique. Comme si j’y étais. Sauf que moi elle ne s’appelait pas Madeleine. Elle s’appelait C.

L’espace et le temps. Dire que la mémoire s’organise comme un jeu d’échecs c’est montrer le rapport entre le temps et l’espace. On connaît les moyens mnémotechniques qu’utilisent les comédiens ayant à apprendre un texte par cœur, ou bien les joueurs, d’échecs ou de bridge, se consacrant à la mémorisation de centaines (voire de milliers) de parties, qui consistent à compartimenter leur espace mental comme un appartement ou un dédale de pièces afin d’y déposer des bouts de l’objet à mémoriser, pour qu’en re-parcourant le même lieu, ils arrivent à retrouver tous les petits cailloux blancs qu’ils ont ainsi semés. Temps et espace se rejoignent parce que tout espace demande un temps pour le parcourir et que, peut-être, il n’est que cela : le parcours de l’espace, ainsi que le suggéreraient certaines théories physiques du temps, comme celle de Carlo Rovelli, qui fait s’originer notre temps d’un espace feuilleté que nous devrions sans cesse sillonner.

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3 Responses to Toussaint: l’ouverture

  1. Avatar de Debra Debra dit :

    J’aime beaucoup votre dernier paragraphe. A la maison quelque part, j’ai le livre, non lu, (peut-être que je ne le lirai jamais d’ailleurs) que Daniel Arasse a cité dans un de ses livres, sur la mnémotechnique qui remonte jusqu’à l’Antiquité, et où les grands peintres de la Renaissance ont puisé pour faire leurs tableaux. Oui… ça fait rêver, surtout à une époque où les gens perdent si grandement la mémoire, et je refuse d’incomber seulement Alzheimer et la « maladie », comme d’autres le font si allègrement.
    Pour la littérature… j’aime bien un petit livre de Danièle Sallenave qui s’appelle « A quoi sert la littérature ? » Pour mes goûts, elle pointe assez bien l’énorme problème du statut de la fiction, et de la représentation dans nos vies de pauvres humains…Si seulement nous n’avions pas cet énorme préjugé que la fiction, c’est du mensonge, mais… nous l’avons, depuis des lustres, et nous le gardons.
    Pour la bourgeoisie, j’estime que nous sommes tous bourgeois à l’heure actuelle, (y compris nos pauvres…) déploiement de la révolution française oblige, à moins que ce ne soit le déploiement de l’idéal évangélique, qui sait ?, donc, pointer le doigt est de très mauvais goût, comme vous le faites remarquer.

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  2. Je l’ai rejointe, tout essoufflé – je l’ai rejointe pour la vie. Oui, quelle superbe phrase, je suis bien d’accord avec vous.

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  3. Avatar de Jean Caune Jean Caune dit :

    Toussaint : l’ouverture

    Quel joli titre qui se lit sur deux niveaux. Le premier,littéral, en ce qu’il annonce une ouverture sur l’écriture d’un nouveau livre de Jean-Philippe Toussaint, L’échiquier. Le second, un clin d’œil sur la libération de l’esprit — la sortie de l’esclavage de l’ignorance— que peut constituer pour le lecteur, un livre qui n’est ni un roman ni une autobiographie mais une méditation sur le temps et la mémoire.
    J’avais arrêté, un moment, de lire les chroniques d’Alain Lecomte pris par une urgence d’écriture qui me titillait et qui me barrait l’envie de lire autre chose que ce sur quoi je travaillais, Walter Benjamin, dont la vie et l’œuvre ont été accompagnées par l’acedia, cette maladie de l’esprit, en quelque sorte une mélancolie qui affecte aussi les clercs. Il vrai que l’époque qui était la sienne, la république de Weimar — qui s’est terminée en facilitant l’arrivée du nazisme était un terrain favorable pour faciliter le développement de cette affection dont Benjamin était atteint. L’exil après 1933 et la précarité de son existence n’ont pu que la fragiliser encore plus, mais l’écriture l’a sauvé. Après plus d’un mois de vacances de lecteur, je reprends l’écoute de la rumeur. Revenons donc à l’ouverture qu’Alain nous propose sur l’écriture de Toussaint. Comme dans beaucoup de ses articles de son blog, Alain conjugue une sensibilité aigüe pour l’objet sur lequel il se penche — un écrivain, une rencontre, un voyage dans le temps et ou l’espace… — et une ouverture vers des questions plus larges que son objet de réflexion. En quelque sorte une métaphysique qui introduit une vision de surplomb sur la mémoire, l’écriture, le langage ou encore, en l’occurrence, les échecs, métaphore de la tension entre la créativité de l’imagination et l’issue de la mort pour un des joueurs.
    Ce qui fait le sel de ses chroniques c’est précisément, qu’au-delà d’un regard proche sur un événement de sa vie qui déclenche un désir de communiquer une expérience sensible et immédiate, son écriture ouvre une dimension plus lointaine. Celle-ci touche le lecteur parce qu’elle le met en situation de partager une subjectivité en la projetant dans un horizon — celui du temps et de l’espace — dans lequel se nourrit l’œuvre d’art et littéraire. Son dernier article me permet d’“être raccord”, comme disent les monteurs de films, avec mon plaisir d’avant mes vacances de lecteur. Un plaisir de découverte, un plaisir d’être bercé ou surpris, c’est selon, par la rumeur.
    Jean Caune

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