Un état de conscience

D’après Le Monde daté du 15 septembre, dans son dernier livre, La Cité de la Victoire, Salman Rushdie fait dire à un de ses personnages : « J’ai appris que le monde était infini dans sa beauté mais aussi implacable, impitoyable, cupide, lâche et cruel ». On a cette impression à parcourir les expositions photographiques des Rencontres d’Arles comme si elles étaient un concentré de ce monde, ce qu’elles sont, d’ailleurs, confirmant en cela l’intitulé générique de l’édition 2023 : Un état de conscience. Impossible ici de tout dire, de tout raconter, d’exprimer tout ce que l’on ressent à voir tous ces univers juxtaposés de photographes tou.te.s plus géniaux ou géniales les un.e.s que les autres. Alors, je retiens juste une liste, décorée de quelques mots, et illustrée de quelques photographies, certaines « piquées » aux expos (mais je les attribue à leur auteur ou autrice!), d’autres plus personnelles, issues de ma propre déambulation. Ceci est un point de vue totalement subjectif : j’écris, telles qu’ils m’apparaissent dans l’esprit, les souvenirs que je garde de ces journées passées à parcourir les lieux de ces rencontres. J’invite mes lecteurs ou lectrices ayant parcouru les mêmes endroits à me faire part de leurs sentiments. (On trouvera dans un premier billet les expos visitées début juillet, comme Sosterskap, Insolare, La pointe courte, Casa Susanna, Prix Découverte, Mes amis Polaroïd. Certaines expos se terminant le 27 août, nous n’avons pas pu les voir).

Le Rhône à Arles

13 septembre: départ pour Arles, un gros orage en cours de route. Arrivée à Arles vers midi. Auto garée sur le boulevard le long du marché qui va vers Monoprix, boulevard Emile Combes. Nous marchons jusqu’à la Croisière, grand lieu des rencontres de photographie (où on peut manger aussi de petits encas confectionnés à base de curry et de taboulé).

On y voit :

Entre nos murs, photos prises par différentes personnes et collectées par Sogol Kashani et Joubeen Misekandar, relatant l’histoire d’une jolie villa dans un quartier nord de Téhéran, depuis sa construction par le père, ingénieur moderniste croyant en l’avenir, jusqu’à sa destruction, après la révolution iranienne, la guerre Iran-Irak etc. Images des années soixante en Iran, invasion du modernisme, disques 45 tours, voiture de sport etc. autrement dit un vrai travail d’archéologue, montrant les strates d’une société.

Ground noise ,de Céline Glanet, de micro-photos faites de détails infimes comme ailes d’insectes, antennes de moustique, œufs d’araignée aux dimensions d’un astre, mêlées à des photos de grands arbres et de cabanes isolées dans la forêt. Idée des parasites qui se traduisent par des sons obsédants.

Pays de sang de Spencer Ostrander et Paul Auster, photos des lieux où se sont déroulés des massacres de masse aux Etats-Unis, dans les dix dernières années. Texte de Paul Auster (paru chez Actes-Sud) qui fait l’histoire de l’Amérique au travers de ces massacres.

Hoja santa (feuille sacrée) de Maciejka Art, photos prises au Mexique, Costa Chica,au milieu d’un groupe ethnique originaire d’Afrique, des femmes alanguies, des scènes voluptueuses. Des êtres qui cherchent à atteindre les sources de nos émotions au moyen de rites et de produits divers. Un univers d’où le masculin est absent.

photos de Céline Glanet et de Maciejka Art

Traces de Roberto Huarcaya, artiste péruvien qui travaille directement avec les empreintes des végétaux, les projections d’objets, d’instruments, de coutumes amazoniennes sur de grandes feuilles de papier ensuite trempées dans l’eau du fleuve (Huarcaya se tourne vers le photogramme, seule manière selon lui d’émuler la nature tandis qu’elle laisse le temps s’écouler lentement au gré des cycles de la vie. Les premières images sont réalisées de nuit avec le concours des membres de la communauté locale. Des rouleaux de papier photo de trente mètres de long étreignent arbres et arbustes, avant d’être traités avec l’eau de la rivière, qui contient sable et impuretés). Autrement dit inviter la forêt à écrire son récit.

Roberto Huarcaya

Patria de Olenka Carrasco. Récit de ses liens avec sa lointaine patrie, le Vénézuela, photos de sa famille restée là-bas, de son père (souffrant d’asthme chronique) décédé faute de soins et de médicaments. Archives reçues de si loin, incluant un paquet de 20 kilos, et une petite boîte de Vicks Vaporub contenant de la terre ramassée dans la maison qu’elle ne reverra plus. Exposition qui fait se rejoindre travail sur la photographie et travail sur l’écriture, où la rature est présente.

Olenka Carrasco

Ne m’oublie pas, série de photos émanant d’un studio de photographies (Studio Rex) spécialisé dans les photos d’identité, de mariages etc. pour un public de gens fraîchement débarqués à Marseille. Photo-montages réalisées à partir de photos de personnes séparées par la Méditerranée, photos parfois travaillées pour éclaircir la peau des visages.

Expos LUMA et Mécanique générale.

Gregory Crewdson, sa trilogie faite entre 2012 et 2022 Cathedral of the Pines, An Eclipse of Moths, complétée par Eveningside présentée pour la première fois, avec Fireflies, anciennes photos noir et blanc de lucioles dans la nuit qu’il n’avait jamais présentées jusqu’ici. Film extraordinaire du making of de Eveningside, avec une musique qui fut jouée en direct lors de la présentation de l’expo au Théâtre antique, début juillet. Influences de Hopper et de David Lynch (voir Blue Velvet, la première séquence avec un camion à pompiers), Rencontres du 3ème type, Hitchcock (Les oiseaux), Todd Haynes. Crewdson habite à Beckett dans le Massachussets, pas étonnant si on regarde ses personnages statiques qui semblent attendre Godot ! Incroyable goût des détails. Par exemple, il faut examiner à fond, presque à la loupe, pour découvrir sur une plaque de vieux véhicule les noms Nixon Agnew, ou une trainée dans le ciel qui pourrait être celle d’un missile, le mot TRUE qui ressort d’une enseigne à moitié effacée sur un mur de magasin. Les personnages féminins dans un salon de beauté qui donne sur la rue, se reflétant dans des miroirs.

Gregory Crewdson

Gregory Crewdson (capture d’écran)

Constellation de Diane Arbus, sorte de toile d’araignée avec à chaque nœud une photo, en général un portrait, le fameux portrait d’un enfant qui pleure, des portraits d’êtres marginaux, sortant de l’ordinaire, trysomiques, géants, filiformes, prostituée et son client, nudistes, quelques célébrités : Jose Luis Borges, Jayne Mansfield, Agnès Martin (la peintre abstraite minimaliste canadienne).

Une journée sans voir un arbre est une journée foutue sur Agnès Varda, collection montée et présentée par Hans-Ulrich Obrist (historien d’art et critique suisse), nombreuses interviews et interventions dans des conférences comme à Utopia station dans le cadre de la 50ème Biennale de Venise. A cette époque, Agnès Varda découvre l’art contemporain (Pierre Huyghe, Christian Boltanski) et fait des réalisations étonnantes à partir de la pomme de terre. Elle se déguise en pomme de terre. Elle photographie des pommes de terre en forme de cœurs. Elle réalise des cabanes au moyen de pellicules photographiques. Elle répond aux question d’un public sur son amour des chats, l’usage qu’elle fait d’un petit oiseau mécanique quand des étudiants lui posent des questions auxquelles elle ne sait pas répondre tout de suite.

Sur les ruines de la photographie de Rosangelo Renno, qu’on avait vue sur la scène du Théâtre antique, recevant le prix Women in Motion (discours trop long, avions-nous jugé alors). Interrogation sur la photo, sa disparition, sur les croyances qu’ont les gens relativement à la vérité de la représentation photographique. Collection de photos de monuments à la gloire de Lénine (Bonne Pomme/ Pomme Pourrie). Réminiscences et réappropriation. La photographie comme un être vivant (Roland Barthes).

Prix Dior de la photographie. Exposition des photos des candidats. Le prix a été décerné à Iris Millot, jeune photographe issue de l’ENSP, qui a réalisé un travail à partir de la personne de sa grande tante, vivant seule dans l’arrière-pays niçois (photos d’ateliers, de remise d’outils), ancienne militante du MLF, ayant vécu avec une femme, qui l’a quittée depuis. Video Jermine Chua où des personnes répondent à un mot par un autre mot.

photos d’Iris Millot

Le soir, repas au restaurant Gaudino (rognons de veau très bons, mais éviter le dessert genre coulant au chocolat – Nemesis quelques chose, qui ne présente aucun intérêt, trop sucré).

14 septembre :Monoprix, Théâtre optique, il s’agit de photographies de plateau réalisées par Pierre Zucca, où l’on voit des photos prises sur des films comme Les deux orphelines, la Religieuse de Rivette, Mes petites amoureuses, Lacombe Lucien… Exposition de deux livres illustrés par Zucca, dont la Monnaie vivante, sur la marchandisation des désirs individuels, livre dont Michel Foucault disait le plus grand bien, fiction d’une monnaie remplacée par des impulsions érotiques qu’il nous faudrait donner pour « payer » nos échanges. Rapport avec Sade. Où l’on se demande si la jouissance n’est pas incompatible avec la gratuité

Ici Près : La chasse à la Tarasque, exposition de Mathieu Asselin qui dénonce le scandale d’une usine de pâte à papier à Tarascon, l’usine Fibre Excellence, qui génère une grave pollution (dont des odeurs de choux qui atteignent la ville d’Arles) et qui retarde toujours plus l’installation de filtres et d’appareils qui limiteraient cette pollution, rachetée par un conglomérat asiatique basé en Indonésie : Asian Pulp and Paper. Fleuve mort de Tania Engelberts, empreintes sur terre cuite des bords du Rhône, film du fleuve de sa source au delta. Attention de Sheng-Wen Lo, qui s’est penché sur le nombre d’animaux morts en Camargue parce qu’écrasés par les véhicules trop rapides. Photos de lieux servant d’indices pour retrouver les traces de ces animaux morts où sont cachés des bijoux fabriqués rappelant le type d’animal, et que le promeneur peut découvrir… à condition qu’il ne se promène qu’à pieds ou à vélo !

Ground Control, un peu plus loin que Monoprix, juste après la gare, là où Arles laisse la place à des terrains vagues et au fleuve. Soleil gris, de Eric Tabuchi et Nelly Monnier, extraits de vingt mille photos prises à travers la France de toutes les architectures que l’on peut y rencontrer, depuis des soucoupes volantes en béton posées au sol jusqu’à des masures en ruine, des maisons qui semblent coupées en deux, des centres commerciaux aux noms tonitruants (BUT, Horizon 2000 etc.), toutes sortes de châteaux d’eau, de stations-service, d’abris pour voitures de pompier…

Ground Control, extérieur et intérieur

Une attention particulière, exposition consacrée aux étudiants de l’ENSP, où nous retrouvons Iris Millot, mais en compagnie de deux de ses camarades : Jingyu Cao et Raphaël Lods, la première évoquant l’influence de l’image et du texte dans le contexte politique (maximes affichées par le régime chinois à la gloire du socialisme!), et le second explorant le rôle qu’aura eu son arrière-arrière grand-père Marcel Lods en ayant été l’architecte des premières grandes barres d’immeubles dans les années trente (à Bagneux, à Drancy).

Ground control: Raphaël Lods (photo AL), photos de Soleil Gris

Rue du Quatre Septembre, église Saint-Julien, lunch dans une petite boutique La Succulente, où on peut acheter des salades toutes prêtes tomates à la buffala ou bien taboulés. Musée Réattu, exposition Portraits, photos réunies par un couple de collectionneurs, Florence et Damien Bachelot, réparties parmi les œuvres permanentes du musée (peintures de Reattu mais aussi beaucoup de pièces contemporaines, comme sculptures de Germaine Richier et de Zadkine, toiles de Roger Besombes, Alfred Latour (abstraction géométrique à partir de la silhouette des Saintes-Marie-de-la-Mer)), Laurence Leblanc, Saul Leiter, Arnold Newmann (photo de Stravinsky derrière son piano), Janine Nièpce (le petit garçon et le flipper), Véronique Ellena (la main d’Antonio), photo de X(?) représentant Picasso aux arènes d’Arles à côté de Cocteau, avec sa femme Jacqueline et leurs deux enfants.

Musée Réattu, torse de Zadkine, Saul Leiter, l’hopital d’Arles par Besombes, Stravinsky par Newmann, détails d’architecture

Exposition Jacques Léonard, extraordinaire personnage qui a épousé une gitane dont il était passionnément amoureux (Rosario Amaya), qui a eu avec elle deux enfants qu’on voit et entend dans le film consacré au photographe, grâce à quoi il a pu vivre en immersion dans le monde gitan. Ayant eu d’un premier mariage un autre enfant, un homme aujourd’hui âgé qui vit un peu en marginal. Jacques Léonard avait commencé dans le cinéma (travail avec de nombreux réalisateurs, comme Abel Gance), premières et uniques photos de la garde Azul, faits prisonniers et envoyés au Goulag, renvoyés en Espagne en compagnie de soixante républicains qui avaient été aussi envoyés au Goulag par les Russes, on ne sait pourquoi… Photos sublimes de la vie gitane, enfants dans les rues, fiestas, première photo de Manitas de Plata, aux pieds d’une belle danseuse.

photos de Jacques Leonard

Dans la chapelle, assemblage Les témoins, de Luc Delahaye, polyptyque de photos prises lors du toilettage de trois jeunes Palestiniens exécutés après avoir commis un attentat. Beau comme un polyptyque flamand.

Passage chez Actes-Sudpour y acheter quelques livres précieux…

Chapelle du Musée Arlaten, Lumières des Saintes, photos des pèlerinages aux Saintes depuis les années 1900. Traces des persécutions subies, des tracasseries administratives, articles rocambolesques dans la presse d’avant-guerre (les Gitans seraient venus de Terre Sainte au début de l’ère chrétienne pourchassés par les Juifs!). Des diseuses de bonne aventure (par Martine Franck)… (dont on me dit qu’on les croise toujours, autour de l’église principalement), photos de Jean Dieuzaide, de Ferenc Kollar.

Gitans, par Ferenc Kollar

Cryptoportiques : exposition La main de l’enfant, de Juliette Agnel. Photos prises dans les grottes d’Arcy où l’on a trouvé récemment des restes de peintures néolithiques.

15 septembre : après une baignade aux Saintes, arrêt à l’abbaye de Montmajour.

50 ans de Libé. Photos de 1973 à 2023. massacres du Rwanda (femme hutu mariée à un tutsi, cherchant à fuir avec sa famille, qui décide de se suicider avec ses enfants, qui les balance à la rivière, et ne se suicide pas car un oncle hutu lui dit qu’elle a résolu le problème tutsi pour elle), photos manifs de 2002 après la présence de Le Pen au second tour, photo des sourcils de Georges Marchais, photos de la démolition du mur de Berlin prises par Depardon. Sartre sur une dune de Lithuanie, Mitterrand entrant au Panthéon, la lutte des travailleurs de LIP, jusqu’aux Gilets jaunes (avenue Friedland, 1er décembre 2018, une atmosphère de guerre).

Saveurs et beautés d’Arles

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3 Responses to Un état de conscience

  1. Merci pour ce riche article et pour la découverte de Jacques Léonard et de ses rares clichés de la Division Azul. Oui, il y eut des Républicains espagnols au Goulag, bien entendu. je vous envoie le lien d’un article à ce propos: https://www.persee.fr/doc/mat_0769-3206_1985_num_3_1_403928

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