Capitalisme et syndrome de Diogène

Dans « Temps, Travail et Domination Sociale », Moishe Postone, le philosophe qui a, récemment, le mieux approfondi l’application de concepts marxiens à l’histoire, étudie la formation de la société capitaliste d’une manière radicalement différente de ce qui s’est fait précédemment. Loin de poser d’abord la fiction d’une société, comparable à toutes les autres, et ensuite de lui adjoindre des propriétés qui sont supposées être celles du capitalisme (lutte de classes, domination sociale, exploitation des travailleurs…) laissant ainsi entendre que, débarrassée de celles-ci, notre société pourrait enfin s’épanouir en retrouvant ce qui serait son fondement véritable, il introduit les concepts qui, au sens marxien, définissent le capitalisme, au fondement même de la naissance et du fondement de cette société, de telle sorte qu’elle en soit inséparable. Il n’y aurait pas ainsi de société avec la propriété « capitaliste » (comme il aurait existé des sociétés « féodales » ou dites « primitives ») mais un tout indissociable « société-capitalisme », ou « capitalisme » tout court. Roswitha Scholz qui a repris les concepts de la critique de la valeur dans une vision tout aussi radicale mais comprenant en plus la problématique de l’oppression des femmes, est allée plus loin encore en parlant d’un tout indissociable « société-capitalisme-patriarcat », ou, comme elle le dit, « patriarcat producteur de marchandises ». Cette conception radicale a le mérite de nous aider à nous départir des faux espoirs et des illusions quant à des réformes possibles qui, miraculeusement, débarrasseraient notre société de l’exploitation des travailleurs et de l’oppression des femmes. Cela n’arrivera, si jamais cela arrive un jour, que dans le cadre d’un « post-capitalisme » et d’un « post-patriarcat » qui pourraient advenir suite à un effondrement de notre système actuel (venant des contradictions tant internes qu’externes qui l’assaillent) mais dont nous ne pouvons en aucun cas prévoir à l’avance les traits caractéristiques de façon positive : ici, la pensée négative, celle qui est prônée par Adorno, revêt tout son sens : nous pouvons délimiter un état ou une situation à partir de ce qu’il ou elle n’est pas ou ne saurait être, mais pas de façon positive, depuis son intérieur. C’est un gros handicap pour les prophètes et les tribuns… mais c’est un bienfait pour les philosophes et les historiens critiques qui peuvent ainsi d’emblée mettre de côté la spéculation sur les fausses évidences d’un « monde idéal ».

Mais, demandera-t-on, comment en est-on arrivé là ? Qu’est-ce qui constitue cet objet si singulier que nous sommes contraints de définir de l’extérieur comme la « société-capitalisme-patriarcat » ? Comment se forme-t-elle ? Dans quelle mesure les concepts marxiens de valeur, de marchandise, de travail abstrait, de temps abstrait parviennent-ils à en rendre compte ? On notera ici quels concepts sont appliqués : ce ne sont pas n’importe quels concepts de la pensée de Marx, comme si les autres, ceux auxquels nous avons été habitués depuis si longtemps (exploitation, lutte de classes, domination) étaient en réalité secondaires à côté d’eux, comme s’ils ne décrivaient qu’une réalité superficielle, par rapport à d’autres qui, eux, décriraient la structure profonde. Comme si la domination qui s’exerce au sein de la société capitaliste n’était plus domination d’une classe d’humains sur une autre, de corps sur d’autres corps, mais domination de structures abstraites (travail, temps…) sur les corps humains qui n’en peuvent mais, étant traversés et même définis en tant que sujets par précisément ces structures. C’est le point de vue de Postone. Je rappelle ici que Postone, né en 1942, était de nationalité canadienne, issu d’une famille juive qui avait à temps fui les persécutions qui se déroulaient en Europe Centrale dans les années trente, qu’il est mort de maladie en 2018, qu’il était professeur à l’Université de Chicago, au département d’histoire et d’études juives, et qu’il a fréquenté au cours de ses études les membres les plus éminents de l’Ecole de Francfort, en particulier Herbert Marcuse et Theodor Adorno.

Pour Marx, comme pour Postone, le capitalisme se définit comme système producteur de valeur (et même de survaleur). Cela peut sembler banal ou abstrait, sauf si on s’attache à définir la notion de valeur, laquelle n’est pas du tout équivalente à une quantité de bien produite ou à la satisfaction d’une utilité, mais à quelque chose qui existe en soi et pour soi et qui ne cherche qu’à s’augmenter. Toute personne qui a un peu étudié Marx sait que valeur d’usage et valeur d’échange se différencient : la valeur d’usage peut être assimilée à ce à quoi sert une marchandise que l’on a produite, alors que la valeur d’échange est cette part abstraite qui entre dans la marchandise pour en assurer la mise en équivalence avec toute autre marchandise produite, par d’autres travailleurs, d’autres entreprises, d’autres usines. Le point central du capitalisme réside en effet dans le caractère abstrait de la marchandise qui fait que, pour n’importe qui, en n’importe quel lieu et n’importe quand, une chemise ouvragée peut être échangée contre une certaine somme d’argent, voire éventuellement si on ne dispose pas d’argent mais d’autres biens, contre un repas, un livre, un sac de pomme de terre ou une montre Swatch… Le travail qui crée la marchandise a donc lui aussi une part abstraite qui est celle qui n’a pas particulièrement à voir avec une qualification précise mais avec ce qui constitue la valeur abstraite et qui est indifférent à toute capacité concrète. C’est ce que l’on entend par « vendre sa force de travail » pour un ouvrier à qui l’on demande juste éventuellement de se recycler ou de faire une formation pour acquérir un nouveau travail après qu’il a été mis au chômage pendant un certain temps. Valeur abstraite et travail abstrait constituent ainsi la base de la « forme-marchandise » qui est la forme de bien généralisée dans la société capitaliste.

Ce qui est étonnant c’est que cette notion de valeur a peu à voir avec celle de richesse matérielle. D’abord parce que la richesse matérielle, elle, est concrète.

On a vu ailleurs que l’économie capitaliste suppose toujours l’augmentation de la valeur globale, c’est ce qui se produit normalement dans le processus d’échange : l’entrepreneur met sur le marché une certaine quantité du bien qu’il produit en espérant gagner une somme d’argent en échange qui lui permettra de renouveler et même d’amplifier sa transaction initiale. Comme le dit Robert Kurz dans un de ses textes les plus fameux, le capitalisme c’est la manière de faire 110 dollars à partir de 100 ! Si la richesse matérielle suffisait, on s’arrêterait peut-être à la première transaction… mais non, on continue comme si les besoins réels n’avaient pas d’importance et que ce que l’on cherchait n’était pas tant à les satisfaire qu’à créer des conditions nouvelles pour que d’autres « besoins » apparaissent, d’autres transactions se produisent, dans un seul but : accroitre la valeur des biens en circulation (ce que les économistes classiques appellent la croissance). Nous savons depuis un certain temps déjà que ceci a nécessairement une limite : la croissance ne saurait être infinie, si la valeur dépend du travail abstrait investi par les travailleurs au cours du processus de production, alors les progrès technologiques, qui réduisent toujours la part de travail humain, vont aboutir un jour à ce que le travail disparaisse, et donc la valeur qui va avec. D’où l’éternelle tension, la contradiction fondamentale selon Postone : entre une hausse de productivité permanente qui pourrait libérer les sujets de la nécessité de travailler en leur assurant une richesse matérielle suffisante, et la réalité d’un système basé sur l’augmentation de la valeur, laquelle suppose toujours le maintien du travail. Contradiction qu’on peut résumer comme étant entre richesse matérielle et valeur.

Cela étant, dans cette société dominée par le travail, que fait le travailleur qui « vend sa force de travail », si ce n’est chercher à acquérir, non pas directement un bien voire la somme d’argent qui va lui servir à acquérir ce bien, mais la quantité de travail abstrait encapsulée dans les marchandises produites par les autres travailleurs ? Pour Postone se fait ainsi l’essence de la relation sociale sous le capitalisme, ce qu’il traduit par la formule « le travail est auto-médiatisant ». Si l’on se rapporte à d’autres sociétés, celles notamment où, dit-il, « les rapports sociaux et hiérarchiques sont non-déguisés », on voit que la notion de travail qui y existe concerne essentiellement le rapport entre l’homme et la nature et, socialement, la fabrication de biens (artisanaux voire artistiques) par des fragments de la société objectivement dominés par d’autres au bénéfice de ces derniers (les artisans vers les chefs ou les religieux, par exemple), le travail y médiatise les rapports sociaux objectifs, alors que sous le capitalisme, ces rapports sociaux objectifs sont déjà cristallisés dans le travail. La société capitaliste est dominée par le travail abstrait. L’acquisition de marchandise est la façon privilégiée d’entrée en contact avec le travail d’autrui, autrement dit d’entrer dans le circuit des relations sociales. Ainsi se forme la « société-capitalisme ». (Je laisse pour l’instant ouverte la question du patriarcat, à vrai dire déjà abordée ici).

J’ouvre maintenant une parenthèse personnelle : il nous est arrivé récemment, C. et moi, de fournir notre aide dans le cadre d’un déblaiement de logis habité par une personne seule, hospitalisée, qui devait retourner chez elle, et qui souffrait de ce que l’on appelle le syndrome de Diogène. Je ne dirai rien du caractère pénible de ce genre de tâche dû à l’insalubrité, à l’empilement de denrées périmées, aux excréments de souris et autres mauvaises surprises que l’on rencontre à chaque pas. Mais ce qui m’a frappé le plus c’est la masse incroyable de marchandises commandées sur Internet, puis reçues sans que les paquets même ne soient ouverts, comme si l’acte d’achat avait suffi, comme si la simple mise en contact avec la marchandise avait permis un bref instant de soulager la personne de ses angoisses et de sa solitude. Ce type de symptôme pourrait ainsi être perçu, selon moi, comme révélant l’essence même de ce dont nous souffrons tous, cette attraction que possède sur nous la forme-marchandise.

Dans le capitalisme, les objets-marchandises gravitent autour de nous, dotés d’une force d’attraction qui explique ses succès. Certaines pathologies en incarnent les situations-limites. Vivons-nous dans un syndrome de Diogène généralisé ?

Cet exemple aurait sans doute convenu à Postone qui va jusqu’à dire que la forme marchandise façonne nos formes de conscience en engendrant à la fois les formes de l’objectivité sociale, et celles de la subjectivité, manière en quelque sorte d’éviter d’avoir à se servir des notions d’infrastructure économique et de superstructure idéologique. Un exemple qu’il donne est celui du temps, dont il apparaît que sa notion, telle que nous l’entendons aujourd’hui comme temps linéaire et mécanique, est une construction due au capitalisme, une « denrée » fabriquée pour mesurer de manière homogène les quantités de travail abstrait, et n’a guère à voir avec la notion du temps d’autrefois, lorsqu’il était perçu uniquement à partir de suites d’événements, et qu’il découpait des périodes d’inégale ampleur en fonction des saisons et autres rythmes de la vie. Etre sous le capitalisme signifierait donc, avant d’être régis par les luttes de classes et les rapports d’exploitation, être dominés par le travail et le temps abstraits.

Ici toutefois, me permettrai-je une remarque critique : Postone irait volontiers jusqu’à faire de ce temps homogène et linéaire construit pour les besoins du Capital, le temps « mathématique », comme si, de nouveau, dans l’histoire de la pensée marxienne, on pensait pouvoir réduire des axes de pensée qui, a priori, n’ont rien à voir avec la dimension sociale, à la dimension du capitalisme. Y a-t-il d’ailleurs, un temps « mathématique »sauf à identifier celui-ci à la simple application des concepts de la droite réelle au temps ? Alors que ladite droite réelle n’est pour les mathématiques, qu’un espace topologique comme un autre. Il y a longtemps que nous savons que la pensée mathématique ne saurait être réduite à une quelconque question de « besoin », et qu’elle est régie amplement par une logique autonome, qui est, comme le disait Cavaillès, une pure logique du Concept. Non, il n’est nul besoin de réveiller les cendres d’Engels, même d’une manière déguisée, pour comprendre l’histoire des mathématiques ! Il ne faut pas confondre la technologie et la science, encore moins l’application des mathématiques aux mathématiques elles-mêmes.

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3 Responses to Capitalisme et syndrome de Diogène

  1. Avatar de Girard A Girard A dit :

    j apprécie beaucoup la première partie du billet, celle du tout indissociable qui permet de faire le deuil « des faux espoirs entretenus par des prophètes ou des tribuns et qui formalise des interrogations sur nos sociétés.
    J’ai fait un rapprochement entre la réflexion sur le syndrome de Diogène reliée à l’attraction compulsive d’achat de marchandises avec les quelques lignes d’un billet précédent sur ces villages aux maisons lézardées, au mode de vie fruste mais gonflés peut être de vitalité.
    Prise de conscience de nécessaire sobriété?

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  2. Avatar de alainlecomte alainlecomte dit :

    oui, salut Albert (j’espère qu’on se verra bientôt, après ce rendez-vous manqué d’Avignon), non seulement nécessaire sobriété mais même « décroissance », refus de se laisser aliéner par la (sur)consommation. Ce que j’apprécie beaucoup chez cet auteur, Postone, mais aussi d’autres, comme Kurtz ou Gorz, c’est la remise en cause des luttes traditionnelles, comme la lutte pour l’amélioration du pouvoir d’achat qui n’est jamais qu’une lutte pour toujours pouvoir consommer plus. Le mouvement ouvrier traditionnel était basé uniquement sur la distribution des richesses, il ne posait pas la question de la production, d ce que celle-ci produisait. Il est nécessaire aujourd’hui d’avoir une vision des luttes sociales beaucoup moins productiviste, basée sur la qualité de ce qui est produit plus que sur la quantité, qualité voulant dire ici aussi manière de tenir compte des conséquences écologiques et climatiques.

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  3. Avatar de Girard A Girard A dit :

    Je suis d ‘accord sur la trajectoire de décroissance (comment peut on prôner la sobriété sans évoquer la décroissance) je tenterai de lire cet auteur qui met des mots sur des « perceptions » trop peu théorisées et qui ouvre certainement des pistes sur la complexité de nos organisations ou tout semble tourner en rond dans une spirale infernale. A bientôt.

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