Commencent les vacances d’été. Rencontres avec des personnes riches en talent et en esprit, ce n’est pas que le reste de l’année, nous n’en trouvions pas sur notre passage : bien au contraire, quelques amis nous restent, ils sont, malgré leur âge, pleins encore de projets et de foi dans la littérature, le théâtre ou la philosophie, ils lisent et nous font lire Marx ou Adorno, Benjamin ou Scholem… nous font répéter Queneau ou déclamer des poèmes en hommage à l’Ukraine.
Ils participent activement à des commémorations très fortes.
A l’initiative du Cercle Bernard Lazare, le 80ème anniversaire du soulèvement du ghetto de Varsovie a donné lieu, à Grenoble, le 24 mai, à une lecture bouleversante du Chant pour le peuple juif assassiné, long poème dû à l’auteur yiddish Yitzhak Katzenelson qui raconte dans le menu détail cette insurrection qui dura vingt-sept jours au cours desquels des individus pauvres et captifs, qui n’avaient trouvé pour se défendre que des tessons de bouteilles et des cocktails Molotov artisanaux parvinrent à résister à des troupes allemandes aguerries. Dommage, ce texte est difficilement trouvable aujourd’hui, il est épuisé, n’est plus réédité. Il fut écrit au camp de Vittel, où l’on détenait en France les détenteurs de passeport étranger, avant que son auteur soit envoyé au camp d’Auschwitz où il fut gazé dès son arrivée. Nous connaissons ce texte parce qu’il fut confié à une autre détenue du même camp, Myriam Novitch, qui l’avait enterré dans trois bouteilles scellées, et qui fut une rescapée des camps : elle retrouva le lieu et les bouteilles. Cette lecture était accompagnée d’une musique sublime écrite par la compositrice française Eliane Aberdam, piano, violon et clarinette, où l’on retrouvait des accents de la musique traditionnelle juive.


La musique tient une grande place dans ce début de vacances et j’en parle même si je ne suis pas un spécialiste. Musique encore vivante. Musique qui parvient à s’échapper de la norme industrielle imposée depuis si longtemps sur les chaînes de radio et de réseaux sociaux les plus écoutées. Il n’est pourtant pas difficile de la trouver, il suffit de prêter l’oreille à de petits concerts, à des ensembles qui tentent tant bien que mal, et par leur propre passion, de faire vivre des compositeurs anciens ou contemporains dont les œuvres défient le temps et les époques. Œuvres toujours originales qui, si on les écoute avec le recueillement voulu, génèrent en nous des espaces purifiés, nous faisant entendre les battements de notre cœur et nous mettant à l’unisson d’un univers qui vibre en silence autour de nous au moment même où ailleurs, des vacarmes écrasent des âmes et des corps et anéantissent des souffles de vie. Dans le vieux bourg du Landeron (dont j’ai déjà parlé ici), une association, Les trouvailles classiques du Landeron, co-dirigée par l’ami Claude Lebet, le grand luthier rencontré en février, organise des concerts presque chaque mois, qui ont lieu dans la Chapelle des dix-mille martyrs. On y trouve cette musique toute tournée vers la pensée et l’émotion subtile, le simple silence et l’écoute intérieure. Cette fois, il s’agissait d’un quatuor uniquement composé d’altos.


L’alto est l’instrument central dans les orchestres, entre la mélodie des violons et la basse des violoncelles, on le voit peu souvent seul et encore moins souvent accompagné d’autres semblables à lui-même. On croit qu’il n’y a pas de répertoire pour cela, et pourtant… Ce dimanche 4 juin, l’Ensemble Media Res, constitué d’un Italien, de deux Espagnols et d’une Anglaise, tous résidents à Bâle, interprétait le concerto pour 4 violons (mus en altos pour l’occasion) de Telemann, et des pièces de Tallis, Loher, Bridge, Waelput, Bowen et Penderecki. Telemann bien sûr… musicien ancien auquel on s’attend en pareil lieu, mais les autres, qui sont-ils ? Le second cité, Silvan Loher, est un jeune suisse né en 1986, qui vit actuellement en Norvège. On lui a commandé Les violons de l’automne, il en est ressorti de tendres mélodies sur des paroles de poètes, dont Verlaine bien entendu, chantées par une jeune cantatrice du cru, Vera Hiltbrunner. De Penderecki, on avait droit à une cadence pour alto solo datant de 1984, moment de grâce ultime dans ce concert qui déjà n’en manquait pas. Ces compositions graves nous emmenaient toutes vers des sommets d’où l’on peut contempler la nouvelle beauté printanière en même temps que l’on entend les échos tragiques de l’histoire. Ne doit-on pas à Krzysztof Penderecki de grands oratorios en mémoire des victimes d’Auschwitz et d’Hiroshima ?
[A la sortie, lors du traditionnel pot servi autour de quelques bouteilles de blanc local, rencontre avec un très jeune homme (une vingtaine d’années) qui a traduit les dernières œuvres de Spinoza (traité de grammaire de la langue hébraïque) ainsi que le traité de grammaire hébraïque de Johannes Buxtorf, célèbre hébraïsant suisse du XVIème siècle, montrant par là-même que le premier n’avait fait que recopier le second, ce qui enlève du même coup tout support à l’idée que Spinoza aurait exprimé dans sa grammaire des idées philosophiques cachées. La conversation vient des livres qu’il a entre les mains : un original de l’oeuvre de Buxtorf, dont il vient de faire réparer la reliure par une jeune demoiselle qui se trouve également présente, je touche avec émotion ces vieux grimoires. Le jeune homme me dit qu’il va intégrer le CNRS à la rentrée. Après coup, j’apprends que non seulement il intègre le CNRS, mais qu’il a été classé premier au concours en 35ème section… Un petit génie, autrement dit !]
La peinture aussi est là. A Martigny, la fondation Gianadda expose Turner, en collaboration avec la Tate Gallery. Le titre de l’exposition est « The Sun is God », une formule que, paraît-il, le grand peintre anglais prononça à la fin de sa vie. Turner et ses trains qui s’enfoncent dans la brume, Turner et ses horizons mouillés, ses rougeurs lointaines et ses soleils levants, Turner qui bien avant les impressionnistes, a saisi la façon dont se décompose la lumière, s’inspirant pour cela des découvertes de Newton et des théories élaborées par Goethe, et n’hésite pas à aller peindre l’impossible : les rayons du soleil eux-mêmes. On a envie de dire la lumière se peint elle-même, elle se mire en elle, on ne voit plus à la fin que du blanc, ou de multiples variétés de blanc, Turner serait-il l’envers de Soulages ? Si ces blancs se distinguent (comme dans le cas de celui-ci les noirs) c’est par les plis et replis des pinceaux et des brosses, par la matière en quelque sorte, comme si la lumière était finalement matière, à moins que ce soit l’inverse, matière-lumière. On dit, dans une notice distribuée à l’entrée, la composition de sa palette : seulement des pigments jouant dans le jaune et dans le blanc : or, ocre, miel, tournesol, canari, blond vénitien, fleur de soufre, jaune de chrome, laque de jaune. Sa passion pour la lumière et donc le Soleil, le conduit à composer des odes mythologiques et à peindre, j’allais dire « filmer », des sortes d’embarquements pour Cythère, ici en l’occurrence des départs pour quelque bal masqué se produisant à Venise, l’immortelle ville de ses rêves, la vraie ville de l’eau. L’expo Turner se termine le 24 juin. Dommage. Après, retour au regard des fauves… une autre manière d’honorer la couleur et la lumière.


The sun is god. Quelle magnifique phrase ! Merci pour cette évocation de la lumière faite peinture
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Merci Aline pour votre passage… lumineux!
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« cette musique toute tournée vers la pensée et l’émotion subtile, le simple silence et l’écoute intérieure »
Ouiiiiii!
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