Lorsque je suis rentré de Paris, il y a peu, où j’étais allé assister à deux conférences, la première portant sur une phrase de Walter Benjamin, qui possède une dimension prophétique : « Que les choses continuent comme avant, voilà la catastrophe», et la seconde sur la valeur-dissociation par la principale promotrice de cette idée, la philosophe allemande Roswitha Scholz, j’ai promis à ma petite-fille, qui a 14 ans, que j’allais lui expliquer en termes les plus simples possible de quoi il retournait. Je sais qu’elle est très préoccupée par la question générale du statut des femmes dans la société, et par-delà, celle du genre et de ses diverses fragmentations, je sais qu’elle est aussi angoissée par les problèmes de l’avenir, comme presque tous les jeunes aujourd’hui, autrement dit par l’horizon des catastrophes, et qu’elle est certainement déjà convaincue que si les choses continuent ainsi, alors oui, c’est vrai, on va vers une catastrophe. Comment peut-on soulager l’angoisse, répondre aux préoccupations sans fournir de quoi nourrir sa pensée… Avouons-le : il y a peu d’organismes ou de média (si ce n’est aucun) qui cherchent à faire cela. En général ils tournent autour du pot et se contentent de faire écho aux différentes modes : on parle d’un nouveau gourou ou d’une nouvelle militante non pas à cause de l’intérêt intrinsèque de ce qu’ils disent mais parce que ce sont des voix nouvelles et… « qu’on en parle ». Où donc nos enfants et petits-enfants pourraient-ils trouver une réflexion et des concepts qui leur permettraient de dépasser ce niveau des apparences ?
S. a déjà entendu parler de Marx et du marxisme, mais sous un jour extrêmement simplifié, où il est question de classes sociales, de lutte entre elles, de propriété privée vs propriété publique des moyens de production. Elle a entendu dire aussi que cette voie avait sombré dans des entreprises peu probantes : pays « socialistes », Union Soviétique etc.
Elle s’est déjà posée ces questions : tout n’est-il donc qu’une question de type de « propriété » ? Les classes sociales existent-elles comme des données indépassables, la classe dite bourgeoise n’ayant depuis un temps lointain comme seul but délibéré que d’asservir la classe dite ouvrière ? l’Histoire est-elle le déroulement infini d’une lutte entre des bons et des mauvais ?
Et puis surtout, qu’est-ce que le marxisme a à nous dire de la crise écologique, s’il a à nous en dire quelque chose, le bilan écologique de soixante-dix ans de « communisme » à l’est de l’Europe (et en Chine) ne semble-t-il pas pire encore que celui que nous a laissé le capitalisme occidental ? La focalisation sur la notion de classe n’a-t-elle pas laissé (volontairement?) de côté les questions de sexe et de genre ? Les femmes étaient-elles plus « libres » dans le Moscou de Staline ? Ne faut-il pas au contraire penser que les velléités d’autonomie des femmes, que ce soit dans les pays de l’Est ou à l’intérieur des partis communistes occidentaux, ont toujours été rabaissées, réprimées, remisées au rang de caprices bourgeois ? Faut-il aujourd’hui se rallier à une « classe ouvrière » qui n’existe plus guère, pour défendre la cause des femmes ? une agriculture sans pesticides ? une prise en compte sérieuse des changements climatiques ?
Et si on reprenait depuis le début…
Tu achètes un objet dont tu as besoin : un pull pour avoir chaud l’hiver, un chausson aux pommes pour te sustenter, un livre pour étudier. Le chausson aux pommes t’apparaît immédiatement pour ce qu’il est, une viennoiserie faite par le boulanger pour que tu la manges, tu le payes un certain prix, c’est normal, tu rétribues ainsi le travail dudit boulanger, en plus des ingrédients qu’il a fallu pour le confectionner. Le pull aussi t’apparaît pour ce qu’il est : un produit manufacturé qui répond à certaines normes et que tu paies aussi, selon le travail qu’il a fallu là aussi pour le faire. Encore que là, déjà s’introduit un doute, tu sais très bien que les pulls n’ont pas tous le même prix, tu connais l’impérialisme des marques, que certains de tes amis ne jurent que par celles-ci, et que le prix évidemment dépend de la marque, donc de quelque chose qui t’échappe lorsque tu parles seulement en termes de besoin. Le livre est encore plus subtil, qu’est-ce qui entre dans son prix ? Le papier, le travail de l’auteur, celui de l’éditeur, la part du libraire ? Le livre, tu aurais pu le consulter en bibliothèque (encore faudrait-il que les bibliothèques auxquelles tu as accès soient suffisamment fournies pour avoir ce qui correspond à tes besoins). En parlant du pull, je me souviens qu’enfant, je ne portais que ceux que me tricotait ma mère, cela ne se voit presque plus aujourd’hui, un cas de ce genre serait assigné à une certaine pauvreté, et comme tu le sais, la désignation comme pauvre, dans notre société, est dégradante. Nous n’achetons donc pas seulement des objets, qui correspondent plus ou moins à nos besoins, nous achetons des marchandises. Et la valeur des marchandises, ça… c’est plus difficile à établir qu’on ne le croit. Mais grosso modo, on peut dire que la valeur d’une marchandise, c’est du travail à la base, travail pour la fabriquer, travail pour la vendre, travail pour produire autour d’elle un contexte qui la valorise. C’est Marx qui a dit que toute marchandise se scindait en deux entités complémentaires, la valeur d’usage et la valeur marchande, et que celle-ci était fixée à partir du temps de travail socialement nécessaire pour la produire. Ensuite, il a expliqué comment dans le processus de la marchandise, le producteur tentait de réduire le temps de travail – car il coûte cher – en introduisant des techniques, des méthodes qui rationalisent la production de manière à produire plus pour un plus bas prix, mais en même temps celui-ci s’est rendu compte qu’en procédant de cette manière, la valeur baissait, et donc pour compenser, il avait besoin de vendre plus, plus loin, d’inciter les gens à acheter par tous les moyens, la publicité, l’ambiance, la mode, l’esthétique industrielle, aujourd’hui les réseaux sociaux. Ce faisant, notre monde est entré dans une course effrénée pour qu’il y ait toujours plus de valeur (donc de monnaie) finissant d’ailleurs par se concentrer toujours entre quelques mains, alors que le processus lui-même aboutit à ce que la valeur disparaisse. Si la valeur c’est le travail, par exemple, il va de soi que lorsque le travail disparaît parce qu’il est remplacé par l’action de machines, la valeur disparaît aussi. C’est ce qui se passe aujourd’hui, où la recherche technologique est allée tellement loin que l’on peut faire accomplir des tâches intellectuelles à des machines, comme traduire, produire des textes, surveiller d’autres machines. Les économistes, même ceux de la tendance « bourgeoise » (on appelle ainsi les gens qui glorifient le système existant) reconnaissent que des millions d’emploi vont être perdus à cause des progrès de l’IA.
Comme la valeur vient en principe du travail et que celui-ci tend à disparaître, le Capital (puisqu’il faut bien trouver un mot pour désigner cette réalité globale) doit trouver d’autres manières de valoriser la valeur existante, pourquoi ne pas court-circuiter le travail actuel ? Faire que l’argent produise l’argent directement, sans passer par l’étape marchandise ? Pour cela il suffirait de se fonder non pas sur le travail actuel mais sur celui qu’on pourrait supposer être dans le futur, autrement dit se baser sur la valeur à venir, anticiper sur ce qui sera valorisé, prendre pari sur l’avenir. C’est le rôle des banques. Comment font-elles ? Par l’intermédiaire de la Bourse, elles spéculent sur les valeurs qui leur viennent des entreprises qui ont placé leurs capitaux chez elles. Ces valeurs vont être augmentées (ou réduites) selon la « confiance » que les investisseurs mettent dans les résultats à venir de telle ou telle entreprise. Ici, ce n’est pas tant la confiance qui est reine (plutôt joli mot pour désigner une réalité moins jolie) que la probabilité, donc la spéculation sur l’avenir. Si on appelle industrie la méga-machine qui transforme une valeur en plus de valeur, on voit que ceci en est une, d’industrie. Pas pour rien que l’on parle d’industrie bancaire. C’est l’industrie la plus rentable. Comme pour toute industrie (l’industrie aéronautique dans le sud-ouest de la France, l’industrie sidérurgique d’autrefois en Lorraine, l’industrie textile d’autrefois dans le Nord), celle-ci bénéficie grandement au territoire où elle est implantée, en l’occurrence ici, tu le sais, un pays que tu connais bien : la Suisse, qui, dès lors, devient le pays le plus riche du monde. Bien sûr les citoyens de ce pays se glorifieront de ce « succès », ils diront qu’il n’est du qu’à leur sens du travail bien fait, à leur clairvoyance et à leur soucis de l’ordre (qualités que je ne remettrai pas en question), comme si autrefois, les ch’ti s’étaient glorifiés des résultats de l’industrie minière en disant qu’ils n’étaient dus qu’à leurs qualités intrinsèques (ce que sans doute ils ont fait, par ailleurs). Incidemment, ce type de comportement (faire reporter sur soi le mérite de résultats où l’on n’entre que comme agent accidentel, mais aussi faire croire que quelque chose de déterminé par une autre chose est la cause de cette autre au lieu d’en être le produit) est typiquement ce que Marx qualifie de fétichisme. Il y a chez Marx un fétichisme de la marchandise (la marchandise nous apparaissant comme une sorte de déesse détentrice d’une valeur intrinsèque), comme un fétichisme du Capital (celui-ci étant assimilé à une entité naturelle dont les lois sont éternelles et irrévocables).
Si nous résumons, nous voyons bien qu’à un certain moment de l’histoire, le Capital est apparu comme une forme particulière des échanges entre humains, guidée par la marchandise : notre travail lui-même devient une marchandise, qui s’incorpore au produit sous forme d’une abstraction (car ce n’est pas le travail spécifique qu’il a fallu pour faire telle ou telle chose), la valeur se scinde en deux : la valeur d’échange finit par supplanter la valeur d’usage, nos rapports sociaux se font par l’intermédiaire de cette valeur d’échange : nous échangeons une quantité de travail contre une autre pour acquérir le produit d’autres travaux effectués par d’autres. Les marchandises communiquent entre elles par notre intermédiaire. Le travail ne vaut plus que comme travail abstrait, ne vaut plus que pour autant qu’il ajoute de la valeur à celle qui existe déjà. Le travail « reconnu » finit par être seulement celui qui entre dans ce circuit et qui, donc, valorise la valeur qui s’y trouvait déjà. Alors qu’il y a objectivement de moins en moins de travail à accomplir directement pour produire des marchandises, le Capital nous demande de travailler toujours plus… pour maintenir un certain niveau de valeur (ce travail ira dans des activités périphériques, voire des bulshit jobs, des tâches du type « Uber » comme transporter des plats tout faits à domicile chez des individus particuliers, devenir les petites mains du « data mining », car oui, en effet comme le dit une affiche dans le métro : il n’est pas nécessaire d’avoir fait une classe prépa pour travailler dans le big data – comme s’il s’agissait là d’un sort prestigieux – tâches de répondre au téléphone dans des centres d’appel – voir le film récent dont j’ai parlé déjà : About Kim Sohee – tâches de gardiennage etc.), autrement dit de participer à du travail superflu (par rapport au travail nécessité par la production directe d’un bien).
Or, nous savons bien, tu sais bien qu’il y a un autre genre de travail. Dans la société traditionnelle, quand une femme au foyer reste à la maison et fait le ménage, c’est du travail. Quand elle s’occupe de son bébé qui vient de naître, c’est du travail. Quand elle repasse le linge, c’est du travail etc. etc. et puis pas seulement les femmes au foyer, il y a aussi celles qui prennent des emplois dans le social, dans la santé, dans l’accueil, où elles sont rejointes, pour être juste, par certains hommes qu’il ne faut pas oublier, donc il y a des soignant(e)s, des aides-soignant(e)s etc. qui accomplissent un immense travail. On entend souvent dire d’un air catastrophé que ce sont même les travaux les plus nécessaires, les plus utiles, et que pourtant ils sont les plus mal payés voire pas du tout dans le cas du travail ménager (comme quoi, ce n’est pas l’utilité qui détermine la valeur). Pendant la crise du Covid, on a applaudi les soignant(e)s qui faisaient un travail remarquable et pourtant… ils ou elles n’ont guère été récompensé(e)s, un peu d’augmentation de salaire et de prime, mais loin d’être à la hauteur de leur vraie mission sociale.
Le capitalisme explique cela : ces « travaux » ne sont pas reconnus comme producteurs de valeur au sens où il l’entend. Tout se passe comme si, au moment où se constitue le processus de la valeur, la scission entre valeur d’usage et valeur d’échange (qui débouchera sur la forme monnaie), un reste important avait été négligé : un « travail » qui ne peut pas se transformer en travail abstrait et qui, pourtant, assure les bases du fonctionnement du système en son ensemble (car que deviendrions nous sans les soins, les métiers de santé, le travail accompli par les femmes, l’existence d’une sphère familiale etc.?). C’est ici (ouf! enfin !) que Roswitha Scholz intervient. Elle était membre du groupe Krisis, qui a relancé et développé cette « critique de la valeur » dont nous venons de partir, mais elle était la seule femme du groupe, et ce qui lui est apparu alors évident, c’est que ces hommes qui l’entouraient (Robert Kurz, Ernst Lohoff, Norbert Trenkle et d’autres) à aucun moment ne posaient sérieusement la question des inégalités entre hommes et femmes, comme si, une fois de plus, à la suite des vieilles affirmations du marxisme traditionnel, on considérait que cette opposition n’était que ce que les vieux marxistes appelaient une « contradiction secondaire » en face de la « contradiction principale » qui, elle, toujours, était celle opposant le Prolétariat à la Bourgeoisie (ou le Capital au Travail). Elle s’est alors battue pour que cette « contradiction » soit reconnue au moins à l’égal des autres. Sa lutte n’a pas été vaine, mais elle a conduit à ce qu’elle quitte le groupe pour en créer un autre, Exit ! (avec son compagnon, Robert Kurz qui s’était quand même décidé à la suivre – non sans mal, dira-t-elle plus tard!). Ce sont des membres de ce groupe que j’ai rencontrés à Paris au cours d’une belle journée de mai, près du boulevard Voltaire, où les terrasses fleurissaient et où en fin de journée, il y eut une manifestation toute en joie et en couleurs, regroupant divers mouvements gays et lesbiens (et LGBTQ etc.). La réunion avait même lieu dans un local qui avait été le siège du vieux parti PSU, dont j’avais été membre autrefois, et cela me faisait quelque chose de retrouver les vieilles affiches que j’avais moi-même collées sur les murs à la fin des années soixante… Mais bref, je n’ai pas dit que j’allais raconter ma vie.
Scholz part donc du processus de la forme-marchandise que nous avons analysé plus haut, elle montre que ce processus, en même temps qu’il requiert le travail abstrait (celui qui est incorporé dans la marchandise et finit par lui donner sa valeur), nécessite aussi, bien sûr, le travail des femmes au niveau domestique et reproductif (et oui, jusqu’à aujourd’hui, c’est elles et elles seules qui mettent au monde les enfants, et la plupart du temps c’est elles qui s’en occupent, au moins au cours de leur jeune âge), sauf que ce second type de travail, ces activités jugées souvent « bien féminines », n’entrent pas dans la valeur, elles ne sont pas « marchandisables » pourrait-on dire (peut-être vas-tu me dire qu’on voit parfois certaine marchandisation du « travail » féminin, par exemple au travers de la GPA – ce qui a expliqué que certaines personnes de gauche s’y opposent, d’ailleurs – ou aussi, mais ceci est une autre histoire qu’on ne peut pas aborder ici, au travers de la prostitution, mais ce sont là soit des activités périphériques concernant seulement certaines femmes, soit des pratiques qui en sont à leur début : nul ne sait comment elles évolueront). Scholz les dit dissociées. Elle disait au cours de sa conférence : « Les activités de reproduction, les sentiments, les attitudes sont dissociés de la valeur et donc sous-évalués. Les contraintes de reproduction ont un autre caractère que le travail abstrait, un aspect qui ne peut pas être capté par les concepts marxistes ». Face à ceux (surtout des hommes en effet) qui continuent de prétendre que la valeur est primordiale (ou la notion de classe, ou l’opposition entre le capital et le travail), elle affirme qu’en réalité, valeur et dissociation sont dans un rapport dialectique, ce qui signifie que l’un ne peut pas être dérivé de l’autre. Il faut donc une approche théorique qui dépasse la « Critique de la valeur » (et donc, le marxisme).
On peut ajouter ceci : dans son développement, le Capital a eu besoin d’un type de travail pouvant aisément se prêter à l’abstraction, puisque c’est sous la forme de « travail abstrait » qu’il apparaît dans la valeur, les qualités requises étaient justement celles que l’on attribuait aux hommes comme la prétendue insensibilité – un homme ne doit jamais pleurer, il doit être capable de « commander » sans éprouver d’états d’âme – ou le don « d’abstraction », ce qui entraînait comme corollaire qu’une qualité comme le don d’abstraire était exclue des qualités dites féminines : ne dit-on pas que les filles sont nulles en maths ? De tels préjugés sont devenus la norme, même si, en examinant de près l’histoire des mathématiques, on y découvrira de grandes mathématiciennes comme Emmy Noether, ou plus proche de nous, la grande Maryam Mirzakhani (première médaille Fields en 2014), qui sera suivie d’une deuxième grande mathématicienne, Maryna Viazovska, médaille Fields en 2022. Les femmes ne sont pas « nulles en mathématiques », mais on a tout intérêt à le laisser croire afin de renforcer la tendance masculine davantage associée à la création de valeur (capitaliste). Du reste, pour indiquer que la valeur n’était pas seulement liée au travail abstrait mais aussi, tout simplement, aux prétendues vertus masculines, elle a intitulé son premier essai fondamental sur le sujet : « La valeur c’est le mâle ». (Bon, c’est le mal aussi, par ailleurs… la langue française se prête bien à ce genre de jeu de mots !).
Ce texte, « La valeur c’est le mâle » date déjà de 1992, ce n’est donc pas récent… il faut parfois longtemps pour qu’une idée nous atteigne, c’est un peu comme la lueur des étoiles.
Petit point à observer et à garder en mémoire : Roswitha Scholz, mais d’autres aussi du même groupe, se mettent à distance de certaines formes de féminisme classique pour qui, il s’agit d’opposer brutalement « les hommes » et « les femmes », comme dans le marxisme traditionnel, on oppose brutalement « les bourgeois » et « les prolétaires » comme si on pouvait régler la question sous la forme d’une guerre (guerre des sexes ou guerre sociale), ce qu’on sait être faux : aucune guerre n’a jamais réglé quelque problème que ce soit. Dans ces cas-là, « les hommes » et les « femmes » sont conçus comme des groupes « empiriques » (c’est-à-dire les gens tels qu’on les voit dans la rue ou autour de nous, individus concrets qui sont ce qu’ils sont sans l’avoir particulièrement voulu) et on sous-entend qu’étant tous pareils à l’intérieur d’un même groupe, ils doivent se faire la guerre. Or, ce qui est en opposition, ce ne sont pas des êtres concrets, mais plutôt des êtres abstraits, des affects, des vertus, des sentiments, des idées qui traversent les corps concrets. On peut trouver des hommes concrets partageant la même subjectivité que des femmes concrètes, et réciproquement des femmes concrètes qui sont prêtes à se battre pour les intérêts du capitalisme au même titre que des hommes ! Le processus capitaliste / patriarcal (ce que Scholz nomme « le patriarcat producteur de marchandises ») traverse la société dans son ensemble, et fait des dégâts autant chez les hommes concrets que chez les femmes concrètes (c’est la raison pour laquelle les hommes auraient tout intérêt à soutenir les femmes dans leurs justes revendications!).



On a même le sentiment justifié que tous les phénomènes dont on parle ici, la formation de la marchandise au travers de l’abstraction du travail, la constitution d’un patriarcat par dissociation de certaines qualités ou propriétés du processus de la valeur sont les produits d’une machine abstraite et ne dépendent pas de nous, nous sommes conscients que nous n’avons pas voulu cela. Certes, nous voyons que certaines personnes se mettent à la place des « sujets » provoqués par ces causes, ces structures, comme pour revendiquer fièrement d’en être à l’origine, ce qui est faux bien entendu, mais c’est une forme de subjectivité qui est en eux qui fait qu’ils y croient, subjectivité qui est elle-même le produit de cette structure, de ce mécanisme dans lequel nous sommes engagés. Il va falloir bien sûr un jour nous réveiller et voir que les choses pourraient aller autrement, mais nous ne sommes hélas même pas maîtres de notre réveil, nous pouvons toutefois un peu faire des efforts pour y contribuer… Des événements profonds comme la crise climatique nous y pousseront peut-être. En tout cas, les efforts les plus clairs que nous puissions faire pour contribuer à ce réveil sont des efforts théoriques, de réflexion, d’approfondissement et aussi… d’abstraction ! Le dédain de la réflexion et de la théorie nous a conduit à notre situation actuelle : trop de vieux militants ont clamé que l’essentiel n’était pas de réfléchir mais d’agir, la praxis avant tout, disaient-ils. Les choses ne sont pas si simples : à quoi sert d’agir si on ne sait dans quel but, à quoi sert d’agir en aveugle dans un monde dont les ressorts essentiels nous restent inconnus ?



