Journées et soirées parisiennes d’octobre et novembre (1)

Fragments… choses fugaces entrevues… conversations… miracles… étrangetés fixées sur la pellicule ou sur la toile, c’est en principe un flot continu lorsqu’on se promène dans une ville comme Paris. Matin porte de Montreuil, métro Robespierre, là que se trouve un hôtel pas très cher, porte coulissante, à l’arrière cour avec un arbre, maisons jumelles qui servent d’annexes. A Paris, les trottoirs sont tellement gras en apparence qu’on a toujours l’impression qu’il pleut. A l’abri des petites maisons basses, toutes lézardées, éclairées le soir de néons bizarres. Montreuil me rappelle Le Bourget où j’ai passé mon enfance.
On prend le métro, il nous mène à Nation, ou bien plus loin si l’on veut, c’est la même ligne qui conduit à Strasbourg-Saint-Denis, ou qui en vient, c’est comme on veut.
Première halte. Premier bonheur. Le Surréalisme nous accueille au Centre Beaubourg.

Grete Stern (1904, Elberfeld – 1999, Buenos Aires) Quien sera?, 1949
Dorothea Tanning (1910, Galesburg – 2012, New York) Birthday, 1942
Salvador Dali (1904, Figueras – 1989, Figueras), Rêve causé par le vol d’une abeille autour d’une pomme-grenade, une seconde avant l’éveil, 1944

L’édifice a besoin, il est vrai, d’un bon coup de peinture pour retrouver sa fraîcheur d’antan. Le Surréalisme… pour autant qu’il me souvienne, a bercé mes lointaines amours. Quand on découvrait Une saison en enfer. Quand on faisait la connaissance de Philippe Soupault par une émission de télévision en noir et blanc – « un coup de revolver serait une si douce mélodie » clamait-il – puis bien sûr celles de Breton, Eluard, Aragon. Nadja, Arcane 17, L’amour fou… L’exposition présentée à Beaubourg se veut exhaustive. Elle est très didactique, commençant par un video-montage en 360 degrés où l’on croise tous les héros de l’aventure. Ce qui m’en reste c’est notamment la phrase écrite par Saint-Pol Roux, quand il allait se coucher au petit matin, et laissée sur sa porte pour qu’on ne le dérange pas : LE POETE TRAVAILLE. C’est dire la part du rêve1. Le Surréalisme aura été le dernier mouvement à vouloir englober toutes nos activités de l’esprit : art, poésie, science, expérimentation, vie politique. Il a entrouvert les vannes de l’espoir et de l’imagination, qui, depuis, se sont lentement refermées. En 1916, Breton rencontrait la théorie freudienne : « le rêve ne peut-il être appliqué à la résolution des questions fondamentales de la vie ? » s’interrogeait-il dans le Manifeste de 1924. Le rêve s’empare donc des tableaux comme des poèmes (on voit même un extrait de film, celui d’Alfred Hitchcock, la Maison du docteur Edwards, auquel Salvador Dali a contribué pour la mise en scène très réussie d’un rêve justement). Au fil des salles, on rencontre pas seulement des hommes, des femmes aussi : Grete Stern, Aube (la fille de Breton), Unica Zürn, Dorothea Tanning, l’incroyable Claude Cahun (nièce de Marcel Schwob) qui, lors de son exil à Jersey occupée par les Allemands, distribuait clandestinement des tracts à eux destinés pour les convaincre de déserter, Gisèle Prassinos, jeune prodige, Valentine Penrose, Leonora Carrington, Yahne Le Toumelin (la mère de Mathieu Ricard), Baya l’Algéroise et Rita Kernn-Larsen la Danoise. On voit que le Surréalisme n’est pas resté cantonné à la France et encore moins à Paris. Belgique, Danemark, Japon, Espagne, Hongrie, Brésil… lui ont ouvert leurs portes. On voit que Breton et Trotski ont signé ensemble un appel « pour un Art révolutionnaire indépendant » (1938) qui commence par ces mots si actuels : « On peut prétendre sans exagération que jamais la civilisation humaine n’a été menacée de tant de dangers qu’aujourd’hui. Les vandales à l’aide de leurs moyens barbares, c’est-à-dire fort précaires, détruisirent la civilisation antique dans un coin limité de l’Europe. Actuellement, c’est toute la civilisation mondiale, dans l’unité de son destin historique, qui chancelle sous la menace de forces réactionnaires armées de toute la technique moderne. Nous n’avons pas seulement en vue la guerre qui s’approche. Dès maintenant, en temps de paix, la situation de la science et de l’art est devenue absoluent intolérable ». L’érotisme est évidemment présent, avec notamment la poupée de Hans Bellmer. On pleure les larmes d’Eros.

La poupée de Hans Bellmer
La salle Pierre Boulez, Philharmonie de Paris

En soirée : Cité de la musique. Concerto n°2 de Rachmaninov par Katia Buniatishvili au piano et Kirill Kabarits, chef d’orchestre. Bis de la pianiste. Ständchen de Liszt/Schubert, une autre pièce de Listz et… La Bohème de Charles Aznavour ! La belle est toute de noir vêtue, corps enfilé dans un fourreau de la plus belle élégance, de là où nous sommes nous ne voyons pas ses mains, nous les devinons ce qui est peut-être encore mieux, en tout cas ses bras, ses épaules, énergiques, volant au-dessus du clavier, chevelure rejetée en arrière, montrant un cou tel un cygne prêt à prendre le large. L’orchestre est une masse immense qu’il lui faut dompter, elle n’y arrive pas toujours, ses notes de cristal fin sont emportées par la vague des trombones, des tubas et des cymbales. Le concerto de Rachmaninov est une œuvre de folie, si on l’a entendu, on ne peut plus, les jours qui suivent, se l’enlever de la tête. Rien ne peut le combattre, rien ne peut l’abattre. Conscients de cela, nous partons à l’entracte. Pas la force d’écouter la suite. Une symphonie de Scriabine.

Musée Jacquemart-André, les Chefs-d’oeuvre de la Galerie Borghese. Nous y allions voir « les » Caravage, de fait, un seul est exposé ici, le garçon à la corbeille de fruits, brillant exercice de style de quand il était élève chez le Cavalier d’Arpin et que celui-ci voulait le cantonner dans les fleurs et les fruits, mais Caravage en profitait pour montrer son art dans les visages. A défaut d’autres œuvres du mauvais garçon mort à Porto-Ercole, on admire la Léda de Ghirlandaio, illustration du cygne et du cou d’albâtre dont je parlais à l’instant pour décrire Katia Buniatishvili, et la Vénus bandant les yeux de l’amour du Titien, aux couleurs tellement chaudes et tendres, et au propos si mystérieux.

Exposition sur le Dibbouk au MahJ. Peu de monde, mais un public extrêmement attentionné, ému, bouleversé même, à l’image de cette dame qui me dit à quel point ces légendes ont bercé son enfance, et que, finalement, l’on y croit encore. Dans le judaïsme, le Dibbouk est une sorte de revenant d’entre les morts, il erre souvent, comme un reproche latent fait à qui ne lui aura pas été assez fidèle au cours de l’existence. Il a servi de motif à des films et pièces de théâtre. Le film le plus célèbre est celui de Michaël Waszynski, de 1937, qui avait été précédé par la pièce de théâtre, Entre deux mondes, le Dibbouk, tragédie de Shlomo An-ski, de 1915, sur les amours contrariés de Léa et Hanan, jouée à Varsovie en yiddish avant de l’être à Moscou par la troupe Habima, en hébreu, et à Paris par les Compagnons de l’Arche, au Théâtre Edouard VII en 1947 (on trouvait Charles Denner dans la distribution !). On est surpris de voir qu’un des films des frères Coen, A serious man, comporte une séquence inaugurale en forme de Dibbouk : un vieux rabbin apparaît à un jeune couple pour se rappeler à eux, prétendant qu’il est revenu de là où on le prenait pour mort, la jeune femme ne le croit pas, elle pense qu’il s’agit d’un fantôme et, pour le prouver, lui plante un poinçon dans le coeur. L’exposition contient également des œuvres peintes, de Chagall à Issaachar Ryback (village avec la vache rouge), peintre cubiste peu connu de nationalité ukrainienne. Pensant à Jean Caune, j’espère qu’il fera bientôt éditer son roman, qui porte sur le Dibbouk.

L’amante anglaise de Marguerite Duras au Théâtre de l’Atelier avec Sandrine Bonnaire, Frédéric Leidgens, Grégoire Oestermann, mise en scène Jacques Osinski. Pièce glaçante, qu’on suit comme en apnée du début à la fin, tellement nous sentons que nous ne sommes là que comme spectateurs tolérés, en aucun cas comme public participatif. Triangle, puisque trois personnages, mais décomposé en deux côtés : l’opposition interrogateur-mari et celle entre interrogateur et femme. L’interrogateur, constant dans l’effort et la tension, installé dans les premiers rangs de la salle, est joué par Frédéric Leidgens, sa voix métallique nous transperce. Comme il est derrière moi, je me retourne sans arrêt pour le voir, je suis chaque fois pétrifié. On sait l’histoire : la femme, Claire Lannes, à tué puis découpé sa cousine, une sourde et muette venue l’aider depuis sa province. L’interrogateur veut comprendre, il pose ses questions au mari, un homme las qui n’a rien pu empêcher, puis à la femme, extraordinaire Sandrine Bonnaire, immobile, ne remuant presque aucun muscle facial, répondant comme une machine. Elle me rappelle Isabelle Huppert que nous avions vue à Lyon il y a bien longtemps dans 4.48 Psychose de Sarah Kane. La mise en scène n’est pas pour rien dans cette atmosphère glaciale : première partie, rien comme décors, juste le rideau métallique de scène devant lequel se tient Grégoire Oestermann, deuxième partie, pas grand-chose : le rideau s’est ouvert, on découvre le fond de la scène, nu, sans rien qui décore ou égaie les cloisons grises. On retrouve ici la Marguerite Duras obsédée par les faits-divers, les meurtres, surtout les meurtres commis par des femmes, on l’entend presque lorsqu’elle avait eu le culot de faire naître le soupçon sur Christine Vuillemin dans l’affaire Gregory… Sublime, forcément sublime avait-elle osé dire. Ici aussi, sans doute, Claire Lannes lui paraît sublime, comme paroxysme de l’énigme, expression d’une souffrance venant du fond de la soumission féminine subie de siècle en siècle. Le titre, « L’amante anglaise » est un leurre, façon de nous faire attendre une quelconque histoire d’amour, alors que, dit l’autrice, c’est ainsi que Claire Lannes dont la seule passion était les plantes (mais qui détestait les viandes en sauce) écrivait « la menthe anglaise » (ou « menthe poivrée », celle dont on dit justement que ses feuilles aromatiseront vos sauces). Dans le fait-divers réel dont s’inspire Duras, ce n’était pas la cousine qui était assassinée, mais le mari lui-même. Pour justifier ce changement, elle écrit quelque part que si elle avait gardé cette version, cela aurait empêché qu’on voie et entende le mari. Elle voulait qu’on soit témoin de qui il était. Un homme (déjà) mort. Pour Marguerite Duras, ce que fait Claire Lannes, c’est tuer la mort.

1 J’aime moins ce qui se présente comme l’éloge du hasard objectif, cette tendance à ériger en parfaits surréalistes ceux et celles qu’on croit être des voyants, déformant ici un peu la portée des élans rimbaldiens. Que Chirico peignant Apollinaire dessine un rond autour de sa tempe, là où il sera blessé plus tard, il n’y a pas là de quoi voir plus qu’une coïncidence, un pur hasard. Walter Benjamin fait remarque semblable dans son court essai sur le surréalisme, paru en 1929 : « accordons au surréalisme […] le droit de pénétrer aussi dans l’humide arrière-chambre du spiritisme. Mais nous n’aimons pas l’entendre toquer prudemment au carreau pour s’enquérir de son avenir ».

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La démocratie comme un leurre

comme rabâché si souvent le mot attribué à Winston Churchill selon lequel la démocratie serait le pire des systèmes à défaut de tous les autres… comme assénée parfois sur les plateaux télé l’assertion selon laquelle la démocratie se définirait comme le pouvoir du peuple, et comme nous le verrons bientôt, la démocratie comme génitrice des pires monstres et des cataclysmes…

C’est par la démocratie que Hitler parvint au pouvoir, comme nous l’a encore rappelé une nouvelle mise en scène de la pièce de Brecht Grand-peur et misère du IIIème Reich (mise en scène de Julie Duclos, montrée à la MC2 de Grenoble les 16 et 17 octobre). Projeté sur le fond de scène : En juillet 1932, lors des élections législatives allemandes, le parti nazi d’Adolf Hitler devient le premier parti du pays avec 37,3 % des voix. Puis : Hitler est alors nommé chancelier du Reich par le président Hindenburg. En mars 1933, il obtient les pleins pouvoirs, et instaure un régime totalitaire. La pièce, en principe composée de 24 tableaux, montre dans des scènes de la vie quotidienne, à l’intérieur des maisons, autour de tables et de chaises, les effets provoqués par les mesures prises par les nazis sur une population craintive, étouffée par la peur. Un enfant s’absente, et aussitôt les parents sont dans l’angoisse : n’avons-nous pas prononcé des paroles inconsidérées, que le petit ira immédiatement rapporter aux jeunesses hitlériennes ? La peur monte au paroxysme, on atteint l’hystérie. Mais fausse alerte : il était simplement parti acheter une tablette de chocolat. Une femme juive doit quitter son mari, elle part pour Amsterdam, le mari fait semblant de croire que c’est seulement pour quelques semaines, mais le fait qu’il l’enjoigne de ne pas oublier son manteau d’hiver trahit qu’il pense le contraire. C’est ainsi tout le temps. Je sais : les mouvements d’extrême-droite de nos pays ne sauraient être comparés ni au nazisme, ni au fascisme (1).

Répétitions – Grand-peur et misère du IIIème Reich, ©Simon Gosselin

Bientôt, aux Etats-Unis, va se dérouler l’élection que maint commentateur présente comme la plus importante depuis la seconde guerre mondiale. On prédit la victoire de Donald Trump (mais on n’en sait rien, peut-être y aura-t-il un sursaut en faveur de Kamala Harris). Les journalistes assemblés en tables rondes sur les plateaux de la télévision et de la radio dissertent savamment, supputent les mérites des uns et des autres, jugent des erreurs commises au cours des campagnes menées respectivement par les deux candidats. A ce jeu, ils trouvent Harris mal engagée. Elle ne sait pas parler au peuple (comme c’était aussi le cas, il y a huit ans de Hillary Clinton). Trump, lui, sait.

Il sait qu’au peuple il suffit de dire des mots grossiers, que par exemple, Harris est une « vice-présidente de merde ». Il sait que ce n’est pas grave de dire qu’il aime attraper les femmes « par le pussy », ça fait rire les mecs. Les sondages montrent que cette élection sera la plus « genrée » de l’histoire. Les femmes voteront Harris et les hommes voteront Trump. Tous les débats sont de ce niveau-là. Trump est-il fou ? La personnalité psychologique des hommes et femmes politiques est sondée. Mais est-ce cela l’important ?

Trump a dit qu’après son élection, il donnerait un grand coup de balai dans les institutions. Il n’y aura plus de vote par la suite. C’est inutile. Les migrants feront l’objet de déportations massives. L’ennemi de l’intérieur sera traqué, traduit en justice, mis en taule, peut-être sa rivale sera-t-elle jugée et condamnée. Les commentateurs avisés disent qu’il dit tout ça pour séduire son électorat mais qu’arrivé au pouvoir, il va s’assagir. Dans les années trente, les commentateurs avisés avaient beau avoir lu Mein Kampf, ils rassuraient leur auditoire en disant la même chose : ce sont là des propos pour attirer un certain électorat.

Mais le programme de Mein Kampf a été exécuté.

Les commentateurs avisés, en vérité, ne savent pas grand-chose, ils restent à la surface des discours et font semblant de croire, ou croient vraiment, que la politique, c’est-à-dire la démocratie, est juste une question de stratégies de communication, et que les électeurs agissent et décident librement. S’ils choisissent d’élire Trump, leur choix est respectable : il vient d’une délibération libre qu’ils ont eue en dedans d’eux-mêmes. Personne ne demande s’il y a eu vraiment un choix. S’il y a vraiment un choix quand des médias asservis à des intérêts de milliardaires disent toujours la même chose, matraquant à longueur de temps les gens qui n’ont pas d’autre passe-temps attirant que de les regarder en boucle.

Laurent Stocker dans « La Résistible Ascension d’Arturo Ui » de B. Brecht à la Comédie-Française (30 mars 2017) / Campagne présidentielle, 21 juil. 2016 : Donald Trump, alors candidat, à la Convention nationale républicaine (Cleveland, Ohio) ©Getty – Raphaël Gaillarde/Gamma-Rapho via Getty Images/David Hume Kennerly/Getty Images

Autre chose que personne ne fait (en tout cas parmi les commentateurs avisés), c’est demander de quoi Trump est le nom. Je sais : la formule est devenue un cliché, elle a plu aux dits commentateurs quand Alain Badiou l’a utilisée à propos de Sarkozy. Comme si avant lui, personne n’avais songé à poser la question en ces termes. Alors allons-y, de quoi Trump est-il le nom ?

Les plus avisés vont dire bien sûr que Trump, avant toute chose, souhaite s’enrichir, que la position de Président des Etats-Unis donne la puissance et la liberté de faire dévier les lois et les institutions dans le sens de sa propre fortune. C’est vrai et c’est la dimension égoïste de cette élection, et du personnage qui s’y présente. Si quelqu’un un jour pensait que les dirigeants politiques qui sont actuellement au pouvoir dans la plupart des pays du monde cherchent autre chose que leurs intérêts particuliers, il risquerait d’avoir un dur réveil, nombre d’entre eux par exemple cherchent simplement à éviter d’être traduits en justice pour des faits graves qu’ils ont effectivement commis (Netanyahou par exemple), d’autres à capitaliser pour leur avenir.

Mais la politique n’est pas une affaire de personnages singuliers qui seraient maîtres d’eux-mêmes, éventuellement machiavéliques, et sûrs de toujours l’emporter grâce à leur « génie tactique ». La politique (c’est-à-dire la démocratie) est un masque, un leurre, une comédie qui amuse la galerie pendant que dans le fond de la scène et dans les coulisses, des forces sont à la manœuvre. On trouve ici une nouvelle analogie avec la psychanalyse (qu’on me pardonne de faire des « analogies », oui je sais que cela ne suffit pas pour étayer un propos théorique, mais cela reste utile pour l’intuition) : l’inconscient est ce qui s’agite dans la machinerie de la scène théatrale et provoque sur le devant des apparences, des personnages, des symptômes et des émotions.

A titre de symptôme : le fait notable de cette nouvelle campagne trumpienne est la façon dont le milliardaire Elon Musk s’y investit. Il va jusqu’à lui-même apparaître sur scène. Il en fait trop, serait-on tenté de dire. Mais pourquoi ? Elon Musk se fiche des discours populistes de Trump et de ses histoires graveleuses. Il a bien autre chose en tête. Cela fait longtemps qu’il a conçu cette histoire de « New Space », entreprise en apparence folle qui consisterait à « nous » faire sortir de la Terre, propulsés dans l’espace afin d’y trouver des ressources nouvelles, un monde nouveau… Musk a besoin d’un dirigeant des Etats-Unis à sa botte, qui prendrait toutes les mesures institutionnelles nécessaires pour rendre ce projet fou envisageable. Le dernier roman d’Elisabeth Filhol Sister-ship, paru chez P.O.L. (qu’au départ j’ai pris avec suspicion, comme si c’était un ouvrage plutôt en faveur du mouvement New Space, alors que non, de fait et après conversation par mail avec l’autrice, il n’en est rien – mais l’autrice m’en a voulu de l’avoir pensé. Je persiste à penser cependant que le roman est ambigu. Fin de la parenthèse) expose ce qui nous attend dans les années à venir, comme, par exemple, l’exploitation systématique des ressources minières des astéroïdes qui gravitent le long de la ceinture située entre Mars et Jupiter.

On a compris : alors que tout laissait à penser il y a peu (et laisse peut-être encore aujourd’hui à penser) que le capitalisme était foutu à cause de son impossibilité à accroître la valeur, due en partie à l’absence de matières premières, et à cause aussi de ce qu’il entraînait comme désordre climatique et biologique, c’est au moment où on pense qu’il va s’effondrer qu’il « invente » de nouvelles ressources et se prépare à créer à nouveau de la valeur, à condition toutefois de viser l’espace lointain. Des analyses récentes (2) ont qualifié « d’astro-capitalisme » ce que jusqu’ici on appelait le New Space. New Space, c’était le terme inventé par Musk et ses copains férus d’espace, il était donc mal avisé de le reprendre tel quel, y compris dans ce roman d’Elisabeth Filhol. « Astrocapitalisme » est sans doute plus juste.

Ainsi Trump est le nom de ce nouvel avatar du capitalisme, le résultat d’une force presque irrépressible déclenchée par un sursaut de survie de la machine-capital. Qui déjà avait trouvé le gaz de schiste, le pétrole et le gaz russes etc. et qui maintenant va aller plus loin. Toujours plus. Toujours plus haut, toujours plus fort. Face à cela, il n’y a pas de démocratie. Il n’y a que des leurres, et de pauvres gens comme nous qui croyons choisir librement alors que la machine-capital, elle, a déjà choisi pour sa survie. Un choix dû au désespoir ? Qui échouera parce qu’irréalisable ? Peut-être, mais nous ne pouvons pas en être sûrs.

Bruno Latour, dont la pensée nous manque, avait écrit un petit livre passionnant lors du premier mandat de Trump, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique ; il y disait ceci :

on ne comprend rien aux positions politiques depuis cinquante ans, si l’on ne donne pas une place centrale à la question du climat et à sa dénégation. Sans cette idée que nous sommes entrés dans un Nouveau Régime Climatique, on ne peut comprendre ni l’explosion des inégalités, ni l’étendue des dérégulations, ni la critique de la mondialisation, ni, surtout, le désir panique de revenir aux anciennes protections de l’État national – ce qu’on appelle bien à tort, la montée du populisme.

Ajoutons qu’on ne saurait comprendre sans cette idée la montée de Trump, car de quoi s’agit-il d’autre enfin que de perpétuer l’idée qu’une partie du monde au moins surmontera la catastrophe, et surtout une partie de la population mondiale, celle qui est persuadée d’avoir les moyens techniques et financiers de s’isoler, de se renfermer sur elle-même afin de protéger ce qu’ils appellent leur « way of life » ? Latour rappelle que George Bush père avait prédit en 1992 à Rio, déjà : « Our way of life is not negotiable ».
En prenant ces discours pour argent comptant, une grande partie (une majorité?) de la population américaine croit pouvoir s’en tirer à bon compte, or, ces mots ne sont protecteurs qu’en apparence, car elle subit depuis déjà plusieurs années tempêtes, ouragans, et méga-feux réguliers dus au changement climatique, ils font cependant illusion et convainquent une grande partie de cette population, à grands coups de publicité et de propagande, que la situation n’est pour l’instant pas si terrible et « qu’on va s’en sortir », mais surtout ces mots ne s’adressent en réalité (et c’est là toute leur ambiguïté qui n’est sûrement pas perçue par l’ensemble de la population américaine) qu’à la petite frange capitalistique qui a l’illusion de pouvoir continuer à vivre selon son standard de vie actuel.

L’ascension de Trump a donc une limite, la même que celle du capitalisme (voire de l’astro-capitalisme !): la catastrophe climatique et biologique qui attend et avec laquelle nul ne peut transiger, même pas les milliardaires…

(1) Même si un ancien conseiller de Trump vient clairement de qualifier Trump de fasciste, en tant qu’admirateur de Hitler, et que désireux que désormais il n’ait autour de lui que des généraux totalement prêts à exécuter ses ordres à la minute. (in Le Monde, 25 octobre, « Le général John Kelly confirme la fascination pour Hitler du candidat républicain à la Maison Blanche ». Rappelons aussi que l’historien Robert Paxton, grand spécialiste du régime de Vichy, après avoir beaucoup hésité à utiliser le mot « fascisme », dit avoir changé d’avis après l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021 : « il m’a semblé qu’un nouveau langage était nécessaire, parce qu’une chose nouvelle se produisait »

(2) cf. Julien Vincent, article du Monde publié le 16 octobre, New space : le rêve, ou le mirage, d’un futur spatial pour l’humanité et Une histoire de la conquête spatiale. Des fusées nazies aux astrocapitalistes du new space, par Irénée Regnauld, chercheur associé à l’université technologique de Compiègne (Oise), et Arnaud Saint-Martin, sociologue au CNRS (également député La France insoumise, élu en juillet)

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Le problème de la séparation

Se peut-il que le sujet de l’inconscient n’ait rien à voir avec le sujet social ? Se peut-il que les souffrances subies par les individus puissent être traitées en ignorant le fond de mal-être social où le plus souvent elles prennent leur source ? C’est la question que pose un intéressant ensemble d’articles paru récemment aux éditions Crise et Critique sous le titre « Quel sujet pour la théorie critique ? », dû aux deux psychanalystes berlinois Sandrine Aumercier et Frank Grohmann. Texte assez difficile dois-je dire tout de suite, et dont je ne suis pas sûr que je puisse rendre toute la substance dans ce résumé succint. Texte sûrement trop concentré sur lui-même, auquel il manque souvent des développements qui nous permettraient de mieux comprendre certaines allusions et de surmonter le jargon psychanalytique. Mais intriguant, méritant d’être travaillé, quitte à ce qu’on n’en fasse ressortir que ce que l’on peut comprendre. Nombreuses ont été les tentatives de concilier Marx et Freud, elles se sont heurtées à de nombreux écueils, comme la tendance à naturaliser leur objet, à faire de l’inconscient d’un côté et de la formation sociale de l’autre, des sortes de continents statiques n’ayant aucune chance de se rencontrer, ou bien au contraire celle à raboter les approches pour qu’elles aillent ensemble de façon à fabriquer un hybride entre deux théories tronquées. Aumercier et Grohmann sous-titrent leur ouvrage : Aiguiser Marx et Freud l’un par l’autre, c’est déjà très ambitieux.

Sous l’angle philosophique, le clivage provient de la dichotomie sujet/objet, érigée en matrice fondamentale par Kant et, plus généralement, par l’idéologie des Lumières. Il n’est pas question à ce moment-là de deux sujets, mais de tout ce qui oppose le sujet à une réalité extérieure : n’est-ce pas là le parangon de toute réflexion épistémologique depuis le XVIIIème siècle ? Kant semble réaliser un « progrès » par rapport au passé en affirmant le rôle actif du sujet dans la connaissance, parvenant ainsi à dépasser l’antinomie entre le sujet connaissant et le monde extérieur. Néanmoins, il reste quelque chose d’inabouti, dont la science du XXème siècle se rendra compte, en particulier le grand physicien Schrödinger, décrivant comme « élision » ce qui se produit autour de la séparation sujet / objet dans la science contemporaine : l’éviction du sujet pour que puisse avoir lieu la science ne se fait pas sans un reste (cf. là-dessus un livre intéressant de Michel Bitbol, justement intitulé « l’élision »), et peut-être est-ce ce reste que la psychanalyse se charge de prendre en compte, c’était le sens d’un article de Lacan sur science et vérité. La question que l’on peut se poser est bien celle de la science : question jamais explicitée comme telle dans cet ouvrage mais qui le parcourt néanmoins, du moins à mes yeux. Quelle est la part de vérité de la science, au sens d’une vérité objective ? Se peut-il comme le suggère Sandrine à propos des lois de la thermodynamique, qu’elle nous en apprenne plus sur nous-mêmes que sur l’Univers, étant dépendante des conditions (sociales, économiques etc.) dans lesquelles elle est produite ? Personnellement, je ne le crois pas. Cela ne m’empêche pas de prêter une oreille attentive à ce que les psychanalystes ont à nous dire sur le sujet.

Passons rapidement sur Hegel, qui donne à la Raison la tâche de « réunifier » la totalité après sa division sujet / objet, sans que cela ait des chances de réussir puisque plus le temps avance, plus le réel est morcelé en une multitude de domaines qui ont chacun leur propre rationalité : « la Raison n’est plus en mesure d’embrasser le tout qu’elle s’est donnée pour objet ». On en vient vite à Marx qui, par la prise en compte des conditions réelles d’existence et des rapports sociaux, dissout la question de l’objet dans les rapports de production et de reproduction sociale. Alors peut apparaître un nouveau sujet, celui de l’Histoire, ce qui transforme en retour le sujet initial, d’autant qu’entretemps la psychanalyse est apparue. Pour Aumercier objectivisme et subjectivisme[…]découlent d’une séparation sociale qui fut d’abord repérée par Marx comme celle du « travailleur » avec ses moyens de production. En apparence, les humains produisent « ce dont ils ont besoin », mais d’une manière telle que les conditions dans lesquelles ils le font leur deviennent opaques et se retournent contre eux comme une « réalité » extérieure qui aurait ses propres lois, que, maintenant, il faudrait déchiffrer et prendre pour un réel indépassable (ce qu’on appelle « l’économie »).

L’objectivisme et le subjectivisme se maintiennent ainsi, le premier centré sur tout ce que nous avons appelé au cours de nos études « les conditions objectives » (de production, d’existence etc.) et qui relève de l’approche « marxiste », et le second ouvrant au pire sur le psychologisme (et les nombreuses techniques de développement personnel qui font d’autant plus flores en notre monde que celui-ci est morcelé et anxiogène) et au mieux sur la psychanalyse (pour autant qu’elle ne verse pas dans le psychologisme). Pourtant, l’approche marxienne, surtout si l’on se fie aux Grundrisse, est consciente de cette fausse opposition et prête à y répondre par une prise en compte de la domination autre que celle du marxisme traditionnel. Ce n’est plus la domination par des intérêts subjectifs par rapport à d’autres, mais de celle opérée par des concepts abstraits qui régissent notre rapport aux autres, et au temps. Les notions de valeur et de fétichisme sont ici centrales, et c’est par là que peut s’engager le dialogue avec la psychanalyse, puisque aussi bien quand on se met du côté de ces notions que lorsqu’on se met du côté de l’inconscient, ce qu’on traite, c’est la question de ce que font les sujets sans le savoir (et évidemment sans le vouloir). Au passage, Sandrine Aumercier égratigne Adorno qui situait l’origine de la catastrophe moderne dans la préhistoire de la subjectivité, le capitalisme ne faisant que révéler un processus ancien (on notera ici que ce genre de spéculation revient fréquemment dans le débat contemporain, voir par exemple les tentatives de fresque historique commençant à la Préhistoire, comme celles de Yuval Noah Harari) alors qu’il introduit une véritable rupture par rapport aux sociétés pré-modernes en mettant les individus non plus en interdépendance les uns avec les autres mais sous la dépendance d’une sorte d’automate, d’un mécanisme impersonnel : c’est la première fois dans l’histoire globale que se trouve mis en place un système qui n’a comme but que la production d’une valeur abstraite (la valeur d’échange), par le moyen d’un travail abstrait et d’un temps abstrait. « Dans le capitalisme, la domination prend la forme impersonnelle et totalisante d’un enrôlement mécanique de toute l’existence sociale, sans fauteur ultime. Les conséquences sur la psyché en sont considérables » (p. 85)

On veut bien le croire, que les conséquences sur la psyché en soient considérables ! Et on ne verra alors pas du tout comme un hasard le fait que la psychanalyse ait été inventée justement à l’époque du capitalisme, même si elle n’est pas un simple « effet » de l’existence du capitalisme (pas plus que la pensée marxienne serait un effet du capitalisme, même si elle n’a pu prendre effectivement place que sous le capitalisme).

Il est patent que le capitalisme a érigé l’opposition entre individu et société comme l’indépassable manière de traiter les contradictions sociales, il y a l’individu, et il y a la société, et entre les deux une problématique d’insertion qui gouverne tous les discours de réparation sociale et d’adaptation dans le but de faire fonctionner l’ensemble « au mieux des intérêts de chacun ». Le capitalisme propose ainsi la fiction des individus autonomes : en somme chacun pour soi, et si « société » il y a , alors elle n’est rien d’autre que la somme des individus qui la composent. Le tout n’est rien d’autre que la somme de ses parties. Ceci est bien sûr l’apparence illusoire que nous donne le capitalisme, celle d’atomes séparés dont les comportements sont régis par la loi des grands nombres : on est en plein fétichisme au sens où Marx entendait par là la manière inversée dont nous sont présentés les rapports constitutifs (de la marchandise, du lien social etc.) par rapport à leur réalité.

Or, dit Sandrine Aumercier, le sujet de l’inconscient est inscrit au coeur de la dichotomie entre « individu » et « société », en quoi, d’ailleurs, il est impossible d’abstraire « l’inconscient » de ses conditions matérielles d’émergence historique. « Faute, dit Aumercier, de traiter préalablement la question de la connexion intérieure et l’identité polaire de la forme-sujet et de l’objectivation fétichiste, la psychanalyse et la critique sociale se cantonnent chacune aux retombées de cette dichotomie : l’une s’occupe du sujet de l’inconscient pendant que l’autre s’occupe de critiquer les désordres du monde, sans jamais que soit nommé le fossé réel dont elles procèdent toutes les deux. Ce fossé n’est pas de l’ordre de l’être mais du processus historique1 ». p. 88. C’est dire évidemment que forme-sujet et objectivation fétichiste sont en fin de compte « identiques », que leur différence vient de ce qu’ils sont vus sous deux angles différents dans ces attitudes différentes que sont la cure analytique et le traitement des désordres sociaux.

Il serait facile à ce moment-là de prétendre qu’une fois identifié le problème, on va œuvrer à l’abolition de la séparation sociale, faire en sorte que, désormais, sujet « individuel » et être social coïncident, voire imaginer, pourquoi pas, une société idéale d’où les conflits seraient exclus, quitte à envisager un retour vers une origine fantasmée où cette séparation n’aurait pas eu encore lieu, ce serait évidemment là pure utopie et même une utopie dangereuse. S.A. met les points sur les i :

Toute société médiatise ses rapports sociaux et ses rapports avec la nature par des formations sociales fétichistes, et les sociétés pré-modernes pas moins que les autres – sauf à entériner la vision du racisme colonial et du white supremacism, qui ne voient dans ces sociétés que des témoins d’une nature antérieure à la civilisation. Aussi la seule chose qui pourrait mériter le nom d’émancipation serait l’établissement de médiations sociales par lesquelles les intéressés peuvent prendre en charge la transformation de leurs propres conditions sociales, y compris le traitement des antagonismes. Ce ne serait en aucun cas une société qui aurait réglé une fois pour toutes ses antagonismes. p. 73

Cette mise au point est importante à mes yeux, tant l’idée d’émancipation est souvent mise en avant comme justification de toute approche critique sociale avec cette sorte de présupposé en arrière-plan qu’il serait possible d’atteindre un état « d’émancipé », alors vu comme position d’un « sujet libre » en ce qu’il serait tout à coup affranchi de toute sujétion, de tout « rapport-fétiche », alors qu’on sait bien que ce n’est pas vrai, qu’il s’agit là, de fait, d’une fiction quasiment religieuse, à peu près équivalente à la croyance en un absolu divin. Le risque est à la fois identifiable dans le messianisme du marxisme traditionnel (Manifeste du Parti Communiste etc.) et, dans la popularisation de la pensée freudienne (voici donc encore un point où Marx et Freud se conjoindraient !) où la cure analytique peut parfois être vue comme thérapie de « libération » du sujet. On ne se « libère » pas comme ça, par la simple vertu d’une thérapie, de la même façon qu’on ne sort pas comme ça du système de la valeur, par la vertu d’actions « anti-capitalistes » appropriées…

Alors, que dit Freud, dans tout ça ? Sandrine Aumercier saisit bien l’embarras du savant viennois, rétif à toute pensée analogique en même temps qu’il ne peut parfois résister à l’envie de faire des analogies entre « l’individuel » et le « collectif ». Ses essais passionnants, qui ont encore toute leur force d’analyse des phénomènes de culture, tombent toujours dans ce travers, ainsi lorsque, par exemple, dans Totem et tabou, il tente le rapprochement entre le « sauvage » et le névrosé. Ces ébauches de réflexion valent alors moins pour ce qu’elles affirment sur le plan positif que comme symptômes d’une pensée inaboutie, ou, pour le dire plus clairement, de la conscience d’un manque de médiations entre la pensée sociale et la psychanalyse. S.A. montre que c’est d’être nés dans des conditions sociales où prévaut le libéralisme, et donc l’individualisme méthodologique, que les deux pensées souffrent du handicap d’être distinguées l’une de l’autre. Tant que nous en sommes à ce stade de formation sociale, il n’y a sans doute pas à espérer davantage, on voit mal comment surgiraient les médiations qui permettraient de combler le vide de l’analogie.

On peut néanmoins viser à maintenir une tension entre les deux méthodes, et ne pas laisser l’une (en l’occurrence la méthode psychanalytique) dériver vers une inconséquence patente qui consisterait à cantonner le sujet dans sa « jouissance » au moment même où les conditions historiques et sociales sont telles que tout sujet humain un tant soit peu conscient est horrifié de ce qui se produit dans le monde de souffrances, de mort et d’effondrement2.

1 Il est fondamental de noter ici que la conception de la psychanalyse défendue par S.A. et F.G. s’oppose à une conception ontologique de l’inconscient et s’insère au contraire dans une vision processuelle de la réalité.

2. L’écrivaine Han Kang, dont je parlais la semaine dernière, montre sa grande lucidité lorsqu’elle déclare juste après avoir reçu le Nobel et alors que l’on attend de sa part de grandes réjouissances : « alors que la guerre s’intensifie et que des gens sont tués chaque jour, comment pouvons-nous organiser une célébration ou une conférence de presse ? ».

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Le cadeau de Nobel 2024

Il est des livres dont on ne peut presque pas parler.

Comme s’ils avaient été écrits avec tellement de don de soi

comme s’ils exprimaient une telle douleur

qu’on ne pourrait oser en parler sans risquer de poignarder symboliquement leur auteur ou leur autrice

Ces livres nous semblent venir de nulle part, issus d’un ciel dont nous ignorions jusqu’ici l’existence.

Ainsi des livres de Han Kang.

Déjà, cet hiver, j’étais tombé sur un de ses livres, qui n’était pas passé inaperçu en France, ayant reçu le prix Medicis étranger.

Impossibles adieux se déroulait pour l’essentiel dans l’île de Jeju, tout au sud de la péninsule. J’aurais aimé y aller lors de notre bref séjour en Corée, ce printemps. Mais cela aurait été trop compliqué.

Il m’avait suffi de regarder de manière intriguée un reportage sur cette île, qu’on peut voir au musée des arts populaires de Séoul, et de paraître assez intrigué pour qu’un vieil homme vienne à moi et me parle des rites chamaniques qui y sont pratiqués. Je ne savais pas alors que les plages aujourd’hui prisées des touristes de toute provenance enfouissaient les os des victimes assassinées par les soldats en 1948 et 1949.

Il y a chez Han Kang une tendance à laquelle nous ne pouvons résister qui est de tenter de montrer le réel de façon quasi surnaturelle. La littérature ne saurait se contenter de l’énoncé de faits matériels, elle sait bien que ce qui nous intéresse pour en percer le mystère ce n’est pas la matière simple mais le double qu’elle forme avec son aura.

Walter Benjamin est celui qui a le plus parlé de l’aura d’une œuvre sans qu’il ne parvienne jamais vraiment à dire de quoi il s’agissait, ou alors, c’était, de manière vague, une sorte d’expression de son unicité. L’aura d’un événement serait un peu différente, ce serait le caractère très volatile qui se colle à lui, qui en fait son unicité bien sûr, mais aussi sa traduction dans une langue particulière, celle de nos émotions, de notre affectivité. Comme si l’événement ou la personne se dédoublait, d’un côté l’aspect physique, sensible, brutal et de l’autre une auréole, un songe. La culture occidentale parlerait de fantôme, alors que chez beaucoup d’écrivain.e.s asiatiques, il s’agit d’une persistance de l’être, même après sa mort ou sa disparition. Han Kang nous montre que l’on ne se débarrasse jamais des traumatismes de l’histoire. Les victimes des massacres ne sont jamais effacées par le temps, elles sont encore là sur les lieux du désastre, ou bien même parfois viennent habiter en nous. La séparation entre les vivants et les morts n’est jamais nette et définitive, comme me l’avait gentiment expliqué le prieur de Rengejoin à Koya-san

Dans Impossibles adieux, une jeune femme, Gyeongha, écrivaine, accomplit une promesse faite à sa meilleure amie, Inseon, celle d’aller nourrir le perroquet blanc que celle-ci a laissée dans sa maison de l’île de Jeju. Inseon ne peut s’y rendre elle-même car elle a eu un accident en maniant une tronçonneuse lors de ses travaux d’ébénisterie. Le médecin de Séoul lui a suggéré de recoudre ses phalanges, ce qui nécessite des soins extrêmement douloureux et astreignants : toutes les trois minutes, une piqûre doit lui être faite afin que le sang continue de circuler sans relâche de part et d’autre de la plaie. Ceci afin d’éviter les douleurs dues aux membres fantômes au cas où elle aurait abandonné l’idée de recoudre ses phalanges. Voilà la réalité, écrite noir sur blanc, mais au-delà, il y a une autre réalité, une « sur-réalité » peut-être, celle qui englobe l’histoire de l’île de Jeju, avec d’autres soins encore, qui sont ceux que l’on doit faire pour maintenir en vie d’autres fantômes : ceux des milliers de civils massacrés en 1948 et 1949 quand les armée sud-coréenne et américaine imposaient un ordre féroce qu’elles justifiaient par la situation de guerre avec la Corée du Nord.

Le roman commence par un rêve, celui de cadavres enterrés après un massacre, représentés par des troncs d’arbres noirs, plantés droit sur une plage, laquelle est recouverte par la vague à la marée montante. La narratrice voudrait les soustraire à la marée. Quelle idée d’installer des tombes en un tel endroit ? Et pour cela, aurait voulu s’engager dans la réalisation d’un film avec Inseon, cinéaste en plus d’être ébéniste, mais elle ne s’est pas encore remise de son précédent livre, où elle évoquait d’autres événements, ceux de mai 1980, quand le dictateur Chun Doo-hwan avait fait massacrer des dizaines de milliers de manifestants dans la ville de Gwangju (d’où, justement, est originaire Han Kang). Décidée à partir pour Jeju par le premier vol, lorsqu’elle arrive, l’attend la plus forte tempête de neige que l’on ait vue dans l’île depuis longtemps, son chemin pour rejoindre le perroquet blanc devient une marche terriblement éprouvante où elle est à deux doigts de se perdre des dizaines de fois, au point que nous ne savons plus à la fin si elle y arrive vraiment ou si ce qui advient finalement est le fruit d’hallucinations. Ama l’oiseau est-il déjà mort ou bien revit-il miraculeusement ? L’amie est-elle morte (ce que pourrait laisser croire un appel téléphonique qui reste indécis au cœur de la nuit) ou bien vivante, ou bien est-ce son aura qui revient occuper le dedans de sa maison au moment où Gyeongha retrouve d’anciens films muets qui racontent la répression et le destin du père qu’aimait tant Inseon ? Ou pire encore, n’est-ce pas Gyeongha qui est morte en chemin, et dont l’âme accueille désormais une Inseon bien vivante qui lui livre tous les documents d’archive obtenus lors de son travail préliminaire au film projeté ?

Non, peut-être est-ce l’inverse. Peut-être que moi, morte ou en train de mourir, je conserve mon regard obstinément tourné vers cet endroit. Dans l’obscurité de cette rivière asséchée. Dans ta chambre glaciale où je me suis allongée après avoir enterré Ama.

Mais comment la mort peut-elle être si vive ?

Comment la neige sur mes joues peut-elle pénétrer ma peau en faisant naître une sensation aussi glaciale ?

Après Impossibles adieux, j’ai lu (sur le conseil de mon ami Marc D.) Celui qui revient, un roman qui porte sur cet épisode terrible de l’histoire récente de la Corée, qui s’est déroulé en mai 1980, époque où le dictateur Park Chung Hee avait cédé le pouvoir à son « fils adoptif », Chun Doo-hwan. Les deux romans se complètent, c’est du second que la narratrice parle au début d’Impossibles adieux. La forme narrative est différente, l’un porte la voix d’une femme romancière affrontant la neige, ses migraines et ses fantômes, l’autre est délibérément polyphonique. Le pari est de donner la parole tour à tour à plusieurs actants de cette courte révolution qui eut lieu en cet endroit de Corée et fut réprimée dans le sang. Là encore vivants et morts se mêlent. Le deuxième chapitre en particulier (Des souffles noirs) prend le point de vue des âmes des morts massacrés au cours de la journée : Nos corps étaient superposés en forme de croix. C’est l’âme d’un jeune garçon qui s’exprime, elle décrit sa situation et celle des autres victimes entassées en un amas qui sera bientôt brûlé, ce qui libérera l’âme, et l’on peut croire alors qu’elle ne cessera de hanter les survivants. Les voix qui interviendront par la suite seront celles des personnages que nous avons vus dès le premier chapitre, tous mus par un légitime sentiment de révolte, la plupart de jeunes étudiants qui ont encore la naïveté de croire en la justice de l’État, et ne s’attendent pas à ce que certains d’entre eux soient mitraillés sans même une attention pour ce qu’ils ont à dire. L’épilogue met en scène la romancière, qui avait dix ans lorsque les événements se sont produits, et qui a recousu patiemment les pans de cette histoire, que, depuis, des couches et des couches de neige et de glace (il fait souvent très froid en Corée) ont tenté de recouvrir, mais sans succès.

J’en étais là de mon émerveillement face à l’oeuvre d’une grande écrivaine, parfaitement heureux de l’avoir découverte et d’avoir pu ressentir l’émotion de la lire (notamment durant ce long voyage en train qui m’a conduit récemment de Grenoble à Brest, via Lyon et Rennes, en TGV) quand, ce jeudi 10 octobre, j’apprenais avec surprise et joie pour elle que lui était décerné le Prix Nobel !

Quel beau Nobel.

NB: il va de soi que lorsque nous lisons un roman écrit dans une langue étrangère, nous devons beaucoup à ceux et celles qui ont assuré la traduction. ici, elle est magnifique, et elle est due à Pierre Bisiou et Kyungran Choi

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Au boulot ! (droite et gauche dans le débat d’aujourd’hui)

il est étonnant de voir s’échanger des propos sur les chaînes de télévision concernant la droite et la gauche1, venant de gens s’étiquetant eux-mêmes « droite » ou « gauche ». On ne sait parfois plus très bien qui est qui et qui défend quoi. Tel représentant de la droite affirme que les valeurs de la droite sont consistantes et il énumère, pêle-mêle, la croyance en la valeur du travail, la méritocratie, l’égalité des chances voire même la justice sociale alors qu’on pensait jusqu’ici que ces deux dernières étaient des « valeurs de gauche ». Dans le même temps, il fustigera la gauche car, dit-il, on ne sait trop ce que sont ses valeurs à elle… laissant les représentants de celle-ci assez pantois, il faut bien le dire, comme s’ils entérinaient ce qui vient d’être dit. Comparaison d’attitudes bien significative d’une situation réelle, comme si la gauche officielle, celle des partis, n’avait plus rien à dire. De fait, elle n’a pas grand-chose à dire en effet car elle n’a jamais voulu approfondir le corpus doctrinal dont elle est issue, comme s’il valait mieux ne pas avoir de doctrine plutôt qu’avoir la lourde charge d’en défendre une, avec le risque que cela comporterait d’y perdre des plumes. C’est comme cela qu’on arrive finalement à une gauche de droite qui ne fait que répéter en miroir ce que lui souffle la droite, laquelle, pour dorer son blason, n’a rien fait d’autre que piquer à la gauche certaines de ses idées, en les désamorçant au passage pour qu’elles deviennent inoffensives. Le résultat est une apparence d’inconsistance à gauche, d’autant plus que n’importe quel observateur ne peut que voir en son sein une discordance entre une soi-disant « extrême » (LFI) et les autres. Le courant LFI aurait bien une doctrine mais elle charrie avec elle une conception dépassée de la « lutte des classes », pour laquelle on aurait décidé de substituer au prolétariat soit une notion de « peuple » très floue, soit un regroupement communautaire sur base ethnique plutôt que sociale. Le but de LFI, exhumant de vieilles réminiscences trotskistes, est de constituer un « front de classes » comme si, depuis l’orée des temps, deux armées s’affrontaient et que l’issue de l’histoire était que l’une triomphe de l’autre.

Si gauche il y a, on doit la chercher davantage dans les manifestations populaires que dans les jeux qui se déroulent au sommet des appareils. Les masses de gens qui se déplacent pour soutenir le NFP avant, puis après, l’élection, ceux qui se sont déplacés si souvent pour protester contre la réforme des retraites veulent bien dire quelque chose, et cette chose dépasse (du moins, je le crois) le point précis qui les a poussés à descendre dans la rue. Les gens qui manifestent contre la réforme des retraites ne le font pas seulement sur ce point des retraites mais plus généralement ils le font à propos du travail et de ce qu’il incarne dans la société d’aujourd’hui (on peut ici énumérer les adjectifs qui lui sont accolés depuis des années par des sociologues et les spécialistes du travail comme Dominique Méda et d’autres : épuisant, destructeur, dépourvu de sens etc.), autrement dit ils formulent la demande que l’on se penche sur la notion de travail d’un point de vue critique. Je ne dirai pas qu’ils vont jusqu’à revendiquer « l’abolition du travail » comme le prône le courant de la critique de la valeur avec lequel je sympathise, mais au moins que l’on prenne conscience dans la société que le travail est avant tout le travail abstrait, celui qui est dépensé comme une denrée quantifiable dans le but de produire des marchandises indifférenciées, et qu’il n’est pas le travail concret idéalisé par des théoriciens de droite qui verraient en lui une « réalisation de l’individu ».

(C’est le même mot « travail » qui couvre des réalités aussi différentes que celle de l’artisan ou de l’artiste, celle de l’ouvrier à la chaîne, celle du livreur, celle du cadre d’entreprise, celle même du directeur d’entreprise, ou celle de ceux et celles qui accomplissent les tâches nécessaires de nettoyage, d’entretien, d’aide aux personnes etc. Ces réalités n’ont rien à voir entre elles, la seule chose qui les unit est l’équivalence que le capital établit pour elles avec une « valeur » mesurée par une rétribution (en général un salaire). D’où le caractère « abstrait » du travail en général. On notera que parmi toutes ces tâches, les dernières citées trouvent mal leur place du point de vue de la valeur, elles reçoivent donc des rétributions ridiculement faibles en regard de leur utilité absolue. C’est ce que montre le film à sortir bientôt de François Ruffin et Gilles Perret : Au boulot !où les réalisateurs prennent prétexte de propos odieux prononcés sur certaines chaînes de télé par certaine « chroniqueuse » pour proposer à celle-ci d’y aller voir de près. Film plein d’humanité que je recommande). Ce sont ces tâches qui représentent ce que les théoriciens de la valeur appellent « la dissociation » par rapport à la valeur, autrement dit le fait qu’elles n’entrent pas du tout dans le circuit de la valorisation de la marchandise, et qu’elles sont de ce fait mises à l’écart, ignorées, dévalorisées, et ce sont bien entendu en général les tâches accomplies par des femmes.)

Il existe des travaux dans lesquels les individus se réalisent, mais ils sont rares, et ils sont d’ailleurs de plus en plus gagnés à leur tour par la marchandisation, c’est-à-dire l’esprit de rentabilité (pensons par exemple à l’évolution du métier de chercheur). Une fois désambiguisée cette notion de travail, on voit avec évidence que le discours de la droite sur la valeur-travail ne tient pas. Faire ce travail sémantique est une des missions de la gauche.

Quand, d’autre part, les gens manifestent pour le NFP ce n’est pas en soutien de telle ou telle vedette du mouvement, Mélenchon, Roussel ou Ruffin, mais parce qu’ils veulent dire leur indignation face à l’éventualité que vienne occuper le pouvoir un parti d’extrême-droite raciste, xénophobe et en faveur des discriminations de toute espèce, dont les partisans si ce n’est les dirigeants – mais uniquement par prudence et tactique – ne se font pas faute de menacer, insulter, harceler ceux et celles qui osent tenir un discours de tolérance et d’ouverture, comme on l’a vu avec la cérémonie d’ouverture des JO, dont les concepteurs ont du obtenir une protection policière. Autrement dit, là est aussi une autre mission de la gauche : être ferme sur la dénonciation de toute discrimination, quelle qu’elle soit, aussi bien de genre, d’orientation sexuelle, que d’appartenance ethnique ou nationale, et même, ajouterai-je, d’âge (sujet à creuser!). On doit aussi inclure à cette liste la classe sociale, mais alors en faisant attention à ne pas nourrir la vieille conception de la lutte des classes héritée du marxisme traditionnel : le but de la gauche n’est pas de déchaîner les colères stériles des uns contre les autres, mais au contraire, de mettre en évidence la commune domination des individus par le capital, c’est-à-dire le travail et le temps abstraits. Critiquant cette domination, elle sera mieux à même de dénoncer le rôle du capital sur l’évolution désastreuse de nos conditions de vie à tous et toutes (quelles que soient, là encore, les âges, les genres, les classes sociales, les appartenances ethniques…) corollaire des effets de son développement sur les ressources, l’environnement et le climat.

Et puis, les gens n’ont pas seulement manifesté contre la retraite à 64 ans et pour le NFP. Il ne faudrait pas oublier le contexte incroyablement nouveau et novateur fourni par la lutte des femmes dans le but qu’on les respecte, dans leur corps autant que dans leur rôle social. Les revendications et les protestations classiques (pour le pouvoir d’achat, de meilleurs salaires etc.) glissent sur le réel sans s’arrêter si elles ne parviennent pas à s’inscrire dans cet esprit nouveau. Quand les femmes manifestent aujourd’hui, ce n’est pas pour exprimer volonté de vengeance, haine des autres (des « hommes » par exemple) ou revendication catégorielle (« salaire » de femme au foyer), mais pour dénoncer un régime : le patriarcat, qui avance de pair avec le capitalisme (voir là-dessus le livre de Roswitha Scholz : Le sexe du capitalisme, paru aux éditions Crise et critique). Le patriarcat asservit toutes les femmes, sans discrimination, et aussi, oserai-je dire même si c’est secondairement, les hommes, du moins les êtres humains que le régime en question assigne aux places singulières de dominants (dominants sexuels et sociaux), car ils ne sont pas maîtres plus que d’autres des lieux qu’ils occupent au sein du régime (ne faisant souvent « au mieux » qu’en jouir de manière honteuse, ce qui est aussi humiliation, autant des corps que des esprits).

Finalement, la gauche devrait être universaliste, mais pas au mauvais sens qui a été celui pendant longtemps de la « classe bourgeoise » proposant un faux universalisme qui ramenait tout à ses intérêts (et plus généralement aux intérêts de la race blanche et du genre masculin!), au sens d’un véritable universalisme cette fois, qui ne serait pas un choix subjectif proposé par une certaine catégorie de l’humanité, mais le produit d’une évidente nécessité créée par les évolutions objectives et reconnue par tous et toutes.

1Comme dans l’émission de débats « C ce soir » sur le thème « La France est-elle de droite ? », sur la chaîne France 5, récemment en septembre.

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Retour à Ouessant

De nouveau Ouessant
après 2012, après 2014
puis 2017,
et 2019
et 2022

il pleut sur Ouessant
comme il pleut sur Brest
et comme sur la Bretagne en entier
au-dessus des pointes granitiques
il se met des masses de gris
comme la poussière d’un crayon graphite
au-dessus de Pern
à l’embarcadère de l’îlot Keller
et sur Créac’h
le phare en rayures blanches et noires
balayant la lande
de ses rayons bas qui ratissent la nuit.
La terre d’Ouessant demeure amère
le blé dur y est voisin de la bruyère.
Île parcourue
en large en long et en travers
pour sentir à nos pieds
l’humidité des sentiers
et la tendresse des mousses.


Depuis que je suis venu ici pour la dernière fois
pas grand-chose n’a changé
rien de nouveau ne pousse
un homme d’affaires brestois achète les hôtels et les auberges
pour les laisser fermées la majeure partie du temps
et des autos pot-de-yaourt électriques vont jusqu’aux limites
des prairies et des landes
mais le capitalisme ouessantin s’arrête à peu près à ça :
gagner un peu de sous, profitant du tourisme
comme dit notre logeuse, femme sympathique
qui fustige ces âpres au gain voulant de son île
faire un terrain de jeu doublé d’une autoroute.


Notre logeuse est une femme énergique,
on devine qu’elle vit seule
mais qu’elle est pourtant riche de ses relations
avec tous les îliens de la Terre
Elle s’occupe de sa mère,
elle garde en réserve de beaux livres sur son île
qu’elle craint que des voyageurs jaloux ne lui dérobent
comme ils l’ont déjà fait et elle s’en plaint.
Ouessant est l’île des livres,
c’est fou ce qu’il en paraît chaque année.
On les voit à la librairie de Lampaul,
les recueils de poèmes par des hôtes en résidence
les romans qui croisent des destins de gens de Bretagne et d’Irlande
des livres de photos des phares et des écueils
des ouvrages d’histoire qui content comment la politique
sous le Second Empire s’est immiscée dans l’île
y amenant des bienfaits comme le Créac’h, des écoles
et des forts protecteurs
en échange de fidélité, d’attachement à l’État,
d’attention mise à ce que l’on parle le français
et non la langue bretonne
mais la langue bretonne s’est accrochée au site
comme les berniques aux rochers de port Arlan.
Les livres d’histoire content aussi tous les naufrages
avant la construction des phares
et même après
puisque le dernier notable eut lieu dans les années septante
quand le pétrolier Olympic Bravery
échoua sa cargaison noire et gluante
du côté de Yusin.


Madame M. habite au-dessus de la vieille pharmacie,
certes elle est bavarde mais ses mots sont sertis de sagesse
elle a pensé et réfléchi et fait une question personnelle
des recommandations pour le tri des déchets
et l’économie de l’eau
pas de gâchis chez elle
le moindre bout de beurre qui reste ira compléter sa cuisine
les confitures seront goûtées jusqu’à ce que les parois des pots
soient lisses et transparentes
le pain sera là dès sept heures, avec un croissant s’il vous plaît
et n’attendez pas qu’elle sollicite un compliment :
elle serait gênée,
détournant le regard vers le vaste Océan.
L’île d’Ouessant ainsi continue à vivre
avec ses anciens marins, ses quelques cultivateurs
et surtout toutes ces femmes qui ont fait vivre l’île
pendant que les hommes étaient absents,
et puis un avion qui atterrit sur le coup de cinq heures
un dauphin paraît-il qui loge dans le port
des phoques au large lissant leurs moustaches ténues
des lapins de garenne fuyant vers leurs terriers
le miel des abeilles noires à l’abri des ronces
le sémaphore austère rappel de l’État
qui surveille par tout temps l’entrée des convois
la hutte bleue de Kadoran
lorgnant vers le large en quête d’Amérique
les moutons laineux qui se protègent du vent
quatre ou cinq vaches importées du continent
des chèvres innocentes qui ne savent que répondre
à vos doux compliments
et la vague, la vague toujours relancée
la vague à l’assaut des installations tremblantes
plan incliné vers la barque fragile
ruines englouties des cornes de brume
de la trompette qui était mue par de pauvres chevaux
qu’on courait ramasser dans la lande
sitôt que le brouillard s’annonçait
la vague qui percute
le socle de Nividic
qui jaillit plus haut que la Jument
qui donne de sonores coups de butoir
quand elle s’invite au fond des grottes
la vague, la vague
toujours relancée
qui arrive en douce comme une bête ondoyante
au long du courant
rusée comme Fromruz
grondante comme Fromveur
la vague qui laisse peu de chance
au pêcheur égaré
empêtré dans ses filets
amoureux des ondines
ou ramasseur d’ormeaux
la vague parlant seulement
aux oreilles de la lande muette.

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Sur une photo de Mary Ellen Mark


Je n’ai pas mis cette photographie de Mary Ellen Mark dans les séries que j’ai publiées ces dernières semaines sur ce blog, et pourtant elle est sûrement celle que j’ai préférée parmi les milliers de photos exposées à Arles au cours de ces rencontres, à moins que ce ne soit justement parce que je la préfère, et que cela me pose problème. On notera la perfection esthétique de cette représentation, l’équilibre des formes est parfait, l’harmonie des gestes et des visages a été saisie en un éclair par la photographe américaine. Les bras de l’homme enserrant la femme faisant avec ceux de celle-ci un motif en croix qui structure l’image, l’oblique du corps de la femme prolongeant l’inclinaison du visage lequel forme une sorte de V avec le visage barbu de l’homme, et les deux enfants à l’arrière comme une photo à l’intérieur d’une photo, les regards alignés, la main de la fille doucement posée sur la joue du garçon… Peut-être l’instant d’après, les choses et les êtres auraient bougé, on n’aurait plus senti cette plénitude. Pourtant cette photo nous emplit d’un malaise : jusqu’à quel point peut-on transformer une image de la misère en œuvre parfaite sur le plan esthétique ? N’y a-t-il pas ici une esthétisation de la misère qui nous gène profondément ? Cela est d’autant plus fort que nous sommes des sujets façonnés par une façon « bourgeoise » de voir les choses, c’est-à-dire conventionnelle, mue par une certaine idée de notre confort et que nous ne pouvons que jeter, du haut de cette attitude, un regard condescendant, tout juste de pitié, qui est bien le sentiment le pire que l’on puisse éprouver. Benjamin déjà exprimait cela dans ses essais sur Brecht. Il s’en prenait à la Nouvelle Objectivité, mouvement qui s’est développé en Allemagne dans les années vingt et trente et a donné déjà des œuvres magnifiques inspirées par la réalité sociale, il parle du procédé d’une certaine photographie à la mode, consistant à faire de la misère un objet de consommation ». Susan Sontag s’est aussi penchée sur la question, en particulier à propos des photos de Diane Arbus. La difformité peut-elle devenir objet de contemplation ? Lorsqu’on passe de longues heures à regarder les photographies exposées dans des Rencontres comme celles d’Arles, on voit bien sûr se distinguer plusieurs types de réponse à ces questions. Les photos qui émanent d’un artiste-reporter qui a tenu à nous montrer une situation unique ou très éloignée de nous, que nous ne connaîtrions pas sans lui, et pour lequels sans doute, il a risqué sa vie ou en tout cas a payé de sa personne, où il s’est exposé lui-même s’en tirent bien. On ne saurait reprocher à Duroy de nous montrer une vieille misérable poussant une cariole sur la route qui longe le camp d’Auschwitz car il nous montre là un état de fait que nous ne pourrions pas soupçonner, il tient son rôle d’informateur, tout comme lorsqu’il photographie l’écroulement du mur de Berlin avec une prise de vue saisissante qui nous fait sentir le poids des matériaux qui s’effondrent. La photo de Mark nous semble être d’une autre catégorie, en première approximation, elle s’est contentée de faire une photo « émouvante » et belle d’une famille dans la précarité, mais à y réfléchir, cela est une impression superficielle : il faut bien sûr entrer davantage dans la démarche de la photographe pour la comprendre. Après tout, elle a fait cette photo après avoir suivi longuement cette famille, avoir presque partagé sa vie, ce qui fut une épreuve longue et exigeante. D’ailleurs presque toutes les photos que nous voyons exposées des plus grands photographes sont issues de tels labeurs et de périodes très longues où il leur aura fallu se rendre familiers des uns et des autres, se confondre avec la nature ou avec le paysage urbain afin de prendre parfois une seule photo, mais qui sera faite de toute cette concentration. Ainsi n’en voudrons-nous pas trop à Mary Ellen Mark. IL en va de même pour Valérie Léonard, rencontrée alors qu’elle gardait la galerie où étaient exposées ses photographies d’un monde qui nous est complètement inconnu. Les baduys de l’Indonésie ne permettent à aucun visiteur de passer la nuit chez eux, s’ils veulent les voir, ils doivent venir de très loin puis repartir de là où ils sont venus le soir même, il devient difficile alors de faire un reportage photo ! Et pourtant, avec patience, avec les années où elle est revenue de manière inlassable, Valérie Léonard a réusii à obtenir leur confiance, elle a pu faire des séjours de plus en plus longs qui lui ont permis de réaliser ces reportages qui, à nous, si nous n’y prenons pas garde, sont peu de choses, un reportage de plus parmi tous ceux que nous pouvons lire dans les revues spécialisées, mais c’est nous qui sommes à incriminer, pas les auteurs et autrices de ces photos, à nous de recevoir un peu de ce respect et de cette attention qu’ils/elles ont témoigné. Ce que nous occultons aisément lorsque nous regardons des photographies, ce sont leurs conditions de production. Benjamin, encore lui, disait en parlant de littérature, qu’il y avait une tâche urgentissime de l’écrivain actuel (il disait cela en 1932) : « la conscience de la pauvreté qui est la sienne et qui doit être la sienne pour qu’il puisse commencer à neuf ». Son « travail » ne doit pas être seulement « travail sur des produits, mais toujours en même temps un travail sur les moyens de production ». Ce qu’il voulait dire par là, et qui semble plus vrai aujourd’hui pour la photographie que pour la littérature (malheureusement), c’est que le processus de production fait partie du produit, et que sans doute, c’est celui-là même que nous devons tâcher de percevoir, nous, pauvres regardants qui pourrions vite être happés par la paresse du regard.

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Kamel Daoud, les houris et la voix divisée

J’ai évoqué Houris de Kamel Daoud dans mon précédent billet. Un grand livre, disais-je. Et ô combien. Autant par la forme que par le fond. Livre rigoureusement construit qui commence par une partie sur « la voix », qui est celle de la narratrice et qui est la voix divisée, j’y reviendrai, se continuant par une partie transitoire où il est question d’un chauffeur de camion qui parcourt l’Algérie en tout sens car lui a été confiée la mission de tout raconter de ce qu’il a vu et de ce qu’il a appris, et qui charrie à l’arrière de son véhicule une masse de livres, comme symbole d’une connaissance introuvable, c’est donc la partie de la mémoire fracturée, et se terminant par « le couteau » où se dévoile un peu des racines du drame et se met à luire une petite lueur d’espoir qui s’appelle « vie ». Le couteau c’est celui d’Ibrahim (Abraham pour les Juifs et les Chrétiens) se préparant à égorger son fils et finissant par tuer un mouton en lieu et place. C’est le jour de l’Aïd dans le petit village de Had Chekala, ce n’est pas un hasard. La voix divisée, c’est peut-être celle que nous possédons tous, mais ici, la division se montre au grand jour, elle traduit une blessure physique innommable : Aube a eu la gorge tranchée au cours d’un massacre perpétré au cours de la guerre civile qui s’est déroulée en Algérie de 1992 à 2002, pendant « la décennie noire ». D’où le larynx brisé, les cordes vocales déchirées, et une cicatrice qui couvre le cou de la jeune femme d’une oreille à l’autre et la fait ressembler à l’Homme qui rit de Victor Hugo. Elle ne peut donc s’exprimer vers l’extérieur que par un chuintement de gorge : voilà la voix extérieure, alors que, à l’intérieur, tout est riche et fluide et peut développer un discours sans fin. Adressé à qui ? À l’embryon qu’elle a dans son ventre suite à un rare moment de rencontre heureuse avec un homme, un pêcheur qui, entre temps, a disparu en mer, voulant atteindre à la nage les côtes espagnoles. Cette dualité est une magnifique métaphore de l’être parlant que nous sommes tous.tes : langue des contacts et de la conformité d’un côté, et langue intérieure, des confidences que nous faisons à nous-mêmes, de l’autre. Je crois que Lacan en son temps, repris par J.C. Milner dans « l’Amour de la langue » appelait ça l’opposition entre la Langue et lalangue1, ou l’objet du linguiste d’un côté et le sujet de l’analyse de l’autre. « lalangue » exprime ici la vérité : pourquoi faire vivre un être à naître dans un monde aussi pollué ? La langue, elle, est soumise, quoiqu’on fasse, à l’État. Ici l’interdiction faite à quiconque de seulement raconter ce qui s’est passé entre 1992 et 2002. La langue est toujours celle d’un interdit. Barthes le disait bien quand il en dénonçait le fascisme. Quand la langue intérieure rencontre la langue extérieure, cela s’appelle la (vraie) littérature. Et c’est ce que fait Daoud faisant en sorte que sa propre langue intérieure accouche la vérité de la langue intérieure d’un personnage victime de la Terreur Religieuse. Kamel Daoud me dit à la fin de notre courte rencontre que cette femme existe vraiment. Oui, Terreur Religieuse, à mon avis, on peut employer ces termes (qui ne figurent pas dans le roman), ce sont eux qui sont les plus justes parce qu’ils ne visent pas seulement une religion particulière (l’islam en l’occurrence) mais toute religion puisque toutes, à un moment donné de leur histoire, ont donné lieu à un emballement de tueries et de massacres au nom d’un fétiche qui, soi-disant, nous protégerait (voire « nous aimerait » comme il est dit dans la religion chrétienne). Dans son interview récente sur France Inter, Kamel Daoud faisait de la religion l’expression d’un refus d’assumer sa sexualité, lorsque je le lui ai rappelé à Morges, il a tenu à nuancer, sans doute ne voulait-il pas apparaître tel un anti-religieux à tout prix, il voulait être conciliant. Mais je ne crois pas que cela soit blâmable de dire cela : la sexualité est toujours apparue probablement aux humains comme ravageuse, exigeante, détruisant les relations plutôt que les construisant, et distincte de l’amour, bien entendu, tant qu’une instance ne vient pas la contrôler. Alors on invente Dieu. Mais il ne faut pas croire que cette invention suffise : le roman de Kamel Daoud est très drôle quand il révèle au grand jour les obsessions des imams et des mollahs. Il n’est pas de meilleur connaisseur des sous-vêtements féminins par exemple que les imams. Ce sont eux qui les vendent sur les étals des marchés villageois ! Aube, la jeune narratrice, est très narquoise et très drôle quand elle s’en prend à eux. Comme dédommagement de ses souffrances, elle a reçu le droit d’exploiter un petit commerce : un salon de coiffure. Celui-ci se trouve juste en face d’une mosquée, qu’elle appelle la « mosquée au cercueil » parce que devant l’entrée est exposé en permanence un cercueil, où l’on peut mettre le mort que l’on accueille pour la prière du soir en attendant le lendemain où l’on changera de mort (cette mosquée existe bel et bien à Oran). La coiffeuse et ses employées s’amusent bien quand elles entendent tonner l’imam contre le maquillage, l’épilement des jambes et les parfums, qui devraient être interdits, pendant qu’elles sont en train de justement administrer tous ces bienfaits aux femmes des religieux qui sont venues en cachette. Elle va jusqu’à placarder la facture de la femme de l’imam sur le pare-brise de sa voiture. Tout cela ne plaît pas, bien sûr, et ledit imam a tôt fait d’envoyer ses sbires détruire le salon et voler tous les produits de beauté. Malaise devant autant de duplicité. La religion promet aux croyants de jouir des houris du paradis (les fameuses 72 Vierges que retrouvent, soi-disant, les martyrs après avoir commis leurs actes de djihad) en leur recommandant de piétiner, et même d’égorger, les femmes de la réalité…

Kamel Daoud à Morges le 1 septembre 2024

Aube a été baptisée ainsi par sa nouvelle mère, Khadidja, car la vraie mère est morte pendant le massacre, ainsi que le père et, surtout, la sœur, la compagne de jeu, l’inséparable, celle grâce à qui peut-être, nous l’apprendrons par la suite, la narratrice demeure encore en vie. Khadidja était une volontaire secouriste, elle a pris cette fillette de cinq ans dans les bras et a tout fait pour la sauver, elle y est arrivée, mais il reste toujours le problème des cordes vocales pour quoi elle donnerait tant, et ainsi Khadidja est prête à parcourir le monde afin de trouver un chirurgien qui pourrait les rétablir. C’est ainsi que pendant qu’elle est partie en Belgique à la recherche de la voix d’Aube (laquelle ? Voix intérieure ou voix extérieure?), cette dernière en profite pour partir à l’aventure, retourner au village où tout s’est produit vingt ans auparavant. Je ne raconte pas la suite, bouleversante.

Il faut savoir ici que Kamel Daoud, selon ses dires, a supprimé quatre-vingt pour cent des horreurs qu’il avait décrites dans une première version. De peur, semble-t-il, qu’on ne le croie pas.

Il me dit aussi que « les islamistes ne sont pas des gentils », sentence anodine en apparence mais qui cache davantage : au cours de sa conférence durant la croisière sur le Léman, il fustige les tendances politiques qui, en Occident, et particulièrement en France, cherchent à pactiser avec eux, dans une attitude dit-il, de culpabilité et de soumission. Nous voyons assez bien qui il vise. Il existe une sorte de complaisance à l’égard des religions et particulièrement de l’islam, qui prend pour prétexte une « volonté décoloniale ». Cette complaisance tombe bien mal. Elle ne sert en rien l’esprit de décolonisation, et ne ferait même au contraire que le contrecarrer en encourageant le maintien, dans les pays autrefois colonisés, de structures tout autant répressives que celles qu’avait imposé le colonisateur2.

1 cf. Il y a d’une part la langue, comme entité objective, qu’on peut décrire et même formaliser ; il y a d’autre part cette langue où l’être parlant inscrit son désir, son inconscient, sa subjectivité. Elle ressemble à la première ; en fait, du point de vue matériel, elle en est indistinguable, mais elle se déploie tout autrement: dans les jeux de mots, dans la poésie, dans les homophonies. Pour rendre compte à la fois de la ressemblance matérielle et de la différence radicale, Lacan avait forgé en un seul mot : la langue. Les grammairiens et les linguistes rencontrent la langue en un seul mot, mais ils ne veulent parler que de la langue en deux mots. Quand ils parlent de la langue (en deux mots), la jouissance qui les saisit leur vient de lalangue (en un mot). Bref, ils sont sans cesse renvoyés d’un point à un autre. Dans ce battement, s’installe, tantôt au départ, tantôt à l’arrivée, l’amour de la langue. J. C. Milner, l’amour de la langue.

2 Les structures coloniales sont répressives, bien évidemment, mais elles ne sont pas les seules à l’être ! On a vu tout le bénéfice répressif que pouvaient trouver les régimes qui se sont succédé après la colonisation, à nier cet état de fait. En Algérie aujourd’hui, comme y insiste Kamel Daoud, il est commode au régime en place de mettre tous les malheurs du pays sur le compte du colonialisme. On n’a jamais vu autant de fabrication de héros de la guerre d’indépendance au moment où l’on cache les massacres commis par les islamistes, lesquels, depuis, ont été réhabilités, touchant des pensions d’un montant supérieur à celui touché par leurs victimes.

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Portraits d’écrivain.e.s à Morges en 2024

Alain Mabanckou, extraordinaire de générosité, répondant à un questionnaire adapté de celui de Proust avec une magnifique spontanéité. L’écrivain qu’il aimerait ressusciter pour pouvoir discuter avec lui ? Gabriel Garcia Marquez, la qualité qu’il préfère chez un humain ? la capacité de se mettre à la place de l’autre. Son dernier livre s’intitule « Cette femme qui nous regarde ». On ne saurait le deviner : il s’agit d’Angela Davis. Quand il est allé récemment à Kinshasa c’était la première fois qu’il y allait, bien que ce soit tout près de la capitale du pays où il est né, il a pleuré tellement les gens lui semblaient être à l’abandon dans ce grand pays pourtant si riche en matières premières. Il vit désormais à Los Angeles et, adorant les fringues, il se précipite dans les ventes au rabais de vieux costumes qui ont été utilisés dans les films tournés à Hollywood. Avec une préférence pour la mode des années soixante-dix et les pantalons patte d’éléphant.

Julia Deck a changé de thématique en même temps que d’éditeur, voici un écrit autobiographique. Elle le revendique, elle assure sa questionneuse que « je » ici, renvoie bien à son « je » à elle ! Pas d’écart entre la narratrice et l’autrice. « Ann d’Angleterre » n’est pas un récit hagiographique portant sur quelque princesse du Royaume d’Angleterre, mais c’est ainsi qu’elle a surnommé sa mère. Femme remarquable à l’en croire mais à qui elle s’est souvent affrontée. En pleine forme jusqu’à ce que survienne un AVC. Il faut alors se battre pour qu’elle n’aille pas finir en EHPAD, se battre pour comprendre les discours contradictoires des médecins qui se penchent sur le cas. Julia Deck est drôle et attachante.

Katja Schönherr est en tandem avec Julia Deck dans cet atelier qui a pour titre « ma mère, ma bataille ». C’est une écrivaine allemande, née en RDA, vivant aujourd’hui à Zürich. Son roman, édité chez Zoé, porte le titre : « La famille Ruch ». Le personnage central est une mère, bien entendu, qui se prénomme Inge. Son fils est un beau salopard, menteur et mysogine, qui n’est pas prêt à faire un geste pour sa mère. Une petite fille, elle, est plus compréhensive, c’est par elle que passent les requêtes formulées par l’aïeule. Katja s’exprime en langue allemande, traduite par son éditrice. Elle et Julia s’entendent très bien pour déplorer la difficulté des rapports intergénérationnels. Elles donnent surtout la parole aux femmes. Les hommes disparaissent des radars par les temps qui courent… peut-être le méritent-ils bien.

Nous connaissons bien Daniel de Roulet, enfin… de nom et de réputation, car nous ne l’avons encore jamais rencontré, bien qu’il soit le fils du pasteur qui, autrefois, « accueillit » C. dans la religion protestante (dont elle s’écarte le plus possible depuis). Ce pasteur était celui de Saint-Ismier, dans le canton de Berne (à mi-chemin entre Bienne et La Chaux-de-Fonds). L’écrivain lui a consacré un livre émouvant sous la forme d’un échange de lettres, au moment où sa mère décidait de quitter ce monde par l’intermédiaire de l’association Exit. Saint-Ismier fut un important foyer de l’anarchisme, hébergeant aussi bien Bakounine que Kropotkine. Daniel de Roulet en a tiré un livre passionnant : « Dix petites anarchistes », récit de dix femmes rebelles à qui le canton donna un peu d’argent pour qu’elles mettent les voiles. Elles se retrouvèrent en Patagonie et eurent des vies incroyables. Daniel de Roulet fut lui-même anarchiste dans sa jeunesse, et, provoqué par une amante qui trouvait qu’il parlait beaucoup pour ne pas faire grand-chose, entreprit d’aller incendier le chalet d’Axel Springer, le magnat de la presse allemande des années soixante-dix. L’affaire fit grand bruit mais il ne fut jamais soupçonné. Quand le délai de prescription fut atteint, il dit « coucou, c’était moi ! », et cela bien sûr déchaîna de vieilles colères, un conseiller fédéral du nom de Freysinger voulut faire voter des lois rétroactives pour qu’il soit puni. Le village où eut lieu l’incendie lui rendit hommage et organisa une grande fête en son honneur : enfin les soupçons pouvaient s’éteindre quant à la participation d’un de ses habitants ! Daniel de Roulet s’est aussi beaucoup intéressé aux questions nucléaires. Il a écrit un court livre sur Fukushima. Dans un ouvrage sur le Japon, il osa se mettre dans la peau d’une victime de Hiroshima, ce qui lui valut un dur reproche de la part d’un étudiant japonais au cours d’une rencontre publique : qu’un européen se permette un tel geste c’était un peu comme si un japonais concevait un jeu video sur Auschwitz.

Fanny Desarzens a un joli visage mais peu de choses à dire. Son but est d’écrire « des histoires simples avec des gens simples ». Personne ne lui a dit que cela n’existe peut-être pas, des « gens simples ». Son compagnon d’intervention Lukas Bärfuss a identifié la région dont elle parle, le Jorat, partie du canton de Vaud, qu’elle décrit comme idyllique et emprunt de sérénité, mais lui, qui a du y trouver du travail, se souvient d’un pays traversé de conflits, où les rapports avec les gens n’étaient pas si « simples »…

Lukas Bärfuss est un grand costaud avec une belle gueule qui semble très connu en Suisse alémanique. Il a eu une enfance misérable entre une mère qui a fini par lui dérober sa bourse d’étude et un père voguant de prison en prison. Il a connu la rue avant de faire du théâtre et de se lancer en littérature où il a obtenu de beaux succès. Son dernier livre, « Le carton de mon père » pose la question de l’héritage. Son intervention est louable et pleine de bonnes intentions, elle se veut politique mais a peu de chances d’être entendue dans une société où l’héritage est le fondement de la réussite.

Bernard Comment est le fils d’un grand peintre jurassien, traducteur d’Antonio Tabucchi, co-scénariste de certains films de Tanner, ancien directeur de la fiction sur France Culture et auteur d’une vingtaine de livres, dont l’un, dont je me souviens, « L’ombre de mémoire », évoquait la figure du grand peintre de la Renaissance Pontormo. Il présente ici son dernier roman : « La ferme du Paradis ». C’est une manière de rendre hommage à sa ville natale, Porrentruy. Je sais, peu de gens connaissent. Et pourtant c’est l’une des « grandes villes » du petit canton du Jura qui acquit son indépendance de haute lutte dans les années soixante-dix. Elle est proche de la frontière, si proche même que celle-ci passe par la cuisine d’une ferme. C’est la ferme du Paradis. Si on va un plus loin, on trouve la ferme du Purgatoire. On ne trouve pas celle de l’Enfer. Mais en revanche un autre sommet d’un triangle épique est occupé par la colline des Juifs. Comme on le devine, c’est là que de nombreux persécutés passèrent la frontière pour fuir l’occupant : ils devaient courir, une fois le sommet atteint, ils étaient sauvés, n’ayant plus qu’à se laisser descendre de l’autre côté. Facile à dire hélas, beaucoup y perdirent la liberté, voire la vie. Bernard Comment fait l’éloge des migrations, prenant comme exemple ce que l’industrie horlogère doit aux exilés hautement qualifiés qui durent traverser la frontière pour fuir la répression contre les Protestants (il dit aussi que c’est l’éthique protestante qui est à l’origine de cette industrie : en terre catholique on se fût contenté de faire des bijoux, mais pour les réformés, il fallait en plus que la beauté soit utile!). Il dialogue avec un auteur bernois, Pedro Lenz, ce qui ne manque pas de sel quand on sait la situation conflictuelle entre Jurassiens et Bernois. Pourtant le dialogue est fort sympathique, le second reconnaissant ce que la Suisse toute entière doit aux cantons romands sur le plan des libertés et du progrès social. Pedro Lenz écrit en dialecte bernois. Les deux auteurs se rejoignent pour regretter que peu soit fait en Suisse pour améliorer la communication entre ses diverses parties : au lieu de viser à généraliser l’anglais (!), on ferait mieux de développer l’enseignement des diverses langues qui font une des richesses essentielles de ce pays. Bien plus que les banques ou le chocolat.

Claudie Hunzinger est une admirable conteuse, pleine de charme et aux yeux irradiant de jeunesse malgré ses quatre-vingt quatre ans. Elle écrit depuis longtemps, depuis qu’elle s’est isolée avec son compagnon, dans les années soixante-dix, sur les hauteurs des Vosges, dans une ferme abandonnée qu’ils ont retapée et où ils ont élevé des animaux. Elle, qui venait de la ville et sortait de l’université, s’est incroyablement bien adaptée à cette vie paysanne proche de la nature. Les animaux, notamment les plus sauvages comme les renards, les cerfs et les loups, sont ses principaux amis. On se souvient d’un livre récent qui a eu un beau succès sur les Grands Cerfs. Cette fois-ci, c’est un renard qui l’émeut. Elle décrit ce que c’est que dialoguer directement avec une telle bête quand elle ose pointer son museau à deux mètres car on lui a réservé quelque mets de choix. Mais pas seulement un renard. Un musicien aussi. Car le roman s’intitule « Il a neigé sur le pianiste ». Récit d’une invitation qu’elle avait lancée à un grand pianiste d’Europe de l’Est, comme une sorte de défit, mais qui l’a prise au mot. Voilà qu’il arrive, dans la neige et le froid. Alors elle est saisie du fantasme de le séquestrer (Philippe Sollers avait eu, selon ses dires, celui de séquestrer Martha Arguerich!). Nous rejoignons Claudie Hunzinger à son stand car s’y trouve la réédition de son premier livre qui relate son installation en 1967 : « Bambois, la vie verte ». Elle en parle encore avec flamme.

Catherine Safonoff intervient avec Claudie Hunzinger. Deux figures très dissemblables mais complémentaires. La seconde paraît sereine, la première est tourmentée. Il s’agit là encore d’une histoire de maison, mais celle de Catherine Safonoff est plus âpre, pleine de rancune et de sous-entendus. C’est une maison qu’elle a habitée pendant vingt cinq ans bien qu’elle appartînt à son ex, jusqu’au jour où celui-ci a voulu la récupérer pour la vendre et qu’il en a chassé l’autrice, qui lui voue depuis une haine féroce. Elle l’appelle Monsieur B. Monsieur B. est quelqu’un avec qui on ne peut pas parler. Une fois où cela aurait été possible c’est quand elle s’est retrouvée à ses côtés dans une voiture (Monsieur B. adore les voitures), alors il a parlé, mais en grommelant afin qu’elle ne comprenne rien. Le jeune animateur malicieux fait remarquer que c’est déjà bien qu’elle ait pu bénéficier de cette maison pendant vingt cinq ans sans jamais avoir de loyer à payer. La voilà brièvement assommée… « mais toutes les réparations, c’est moi qui les ai payées ! Monsieur ! ». Il y a chez Catherine Safonoff, dans ses excès, ses silences, ses hésitations, ses repentirs, quelque chose d’une Brigitte Fontaine. Drôle et pathétique à la fois.

Kamel Daoud. Sur cette photo, prise pendant la croisière sur le Léman, Kamel Daoud montre un air inquiet. C’est avant la conférence. Il n’est pas rassuré. Il annoncera qu’il est mal à l’aise sur l’eau, mais on devine autre chose, une sensibilité à fleur de peau, une inquiétude fondamentale. Il marque cette rentrée littéraire par un livre magnifique, un grand livre, qui fera date, « Houris », le récit à la première personne d’une jeune femme égorgée : elle a réchappé au massacre de Had Chekala (le 31 décembre 1999, non loin de Relizane) par miracle, il lui en reste un larynx fracassé et des cordes vocales déchirées, elle ne peut parler qu’au-dedans d’elle-même, ou alors c’est par un filet de voix presque inaudible, d’où la dualité – invention géniale de l’auteur – entre une voix intérieure et une voix extérieure. A qui adresse-t-elle son discours intérieur ? À un embryon qu’elle a dans son ventre. Comme elle soupçonne qu’il s’agit d’une fille, elle lui laisse prévoir qu’elle ne lui donnera pas accès à ce monde barbare où être une femme signifie subir les tortures. Son égorgement date de la sinistre période dite de la décennie noire en Algérie, qui fit environ 200 000 morts, et opposa les islamistes à l’armée régulière. Les premiers descendaient des montagnes pour égorger méthodiquement les villageois qui n’étaient pas, selon eux, suffisamment conformes à leurs règles. L’égorgement, c’est tout un art, on apprend au fil des pages qu’il vient de la tradition religieuse, celle d’Ibrahim pour qui Dieu autorisa que le fils sacrifié fût remplacé par un mouton. On dirait que depuis, tous les sujets humains peuvent être pris pour des moutons. Le livre de Kamel Daoud est glaçant, il ne laisse une lueur d’espoir qu’à la toute fin, que je ne révèlerai pas. Allant le voir à son stand, je lui souhaite bonne chance pour le Goncourt… il me fait une moue de scepticisme. Il veut surtout me laisser comme message que « les islamistes ne sont pas des gentils ». Je trouve qu’il a du courage d’écrire ce livre puisque la simple évocation de cette période en Algérie est punissable de lourdes amendes et de peines de prison (selon une loi dite de «réconciliation nationale »), je le lui dis mais il me répond que ce n’est pas lui le courageux, ce sont les gens comme cette jeune femme dont il parle et qui, me dit-il, existe vraiment.

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Fragment d’une promenade en Arles en 2024 – II

Randa Mirza – Beirutopia

Mo Yi

Diane Arbus

Bernd et Hilla Becher – Mines de charbon

Lewis Baltz

Lee Friedlander

Martha Rosler – House Beautiful: Bringing War Home

Lee Friedlander sélectionné par Joel Cohen

Nicholas Nixon – Les soeurs Brown

Stephen Dock

Stéphane Duroy

Au nom du nom, graffes, grapheurs et écritures – la surface sensible des graffitis

Cristina de Middel – voyage au centre

Quelle joie de vous voir – photographies japonaises de 1950 à nos jours

Ishuichi Miyako – Belongings

Uraguchi Kusukazu – Ama

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