Lieux de l’art, janvier 2025

Quelque part, au détour d’un texte de présentation, une artiste dit que les lieux d’exposition comptent parmi les derniers espaces communautaires. Cette artiste s’appelle Grace Ndiritu, elle est britannique d’origine africaine, née en 1982, et expose à la Biennale de Lyon, troisième étage du MAC Lyon, une grande installation intitulée The Blue Room. Elle y mélange des œuvres de mémoire, des Vénus romaines au côté de statues fertilisantes, avec ses propres réalisations en textile, voiles tombant du ciel, vêtements de sculptures, tapis représentant des scènes de manifestations féministes. On entre dans cet espace pieds nus ou en chaussettes afin de mieux ressentir la douceur et la délicatesse du lieu, une douce musique descend d’un appareil diffusant une video, de grandes photos en noir et blanc sont exposés comme si c’étaient des photos de famille, mais le tout est sans légende, à nous de rêver et d’imaginer un auteur, un personnage, un titre. Grace a raison de dire que ces lieux sont les derniers espaces communautaires car il est exact qu’une atmosphère s’y crée mieux qu’ailleurs, où plusieurs personnes en même temps regardent avec recueillement la même œuvre. En somme, cette dernière fait trait d’union, elle est le dernier rempart du sacré, nous reconnaissons tous à l’art ce que nous ne reconnaissons plus à la religion, la vertu de nous relier les un.e.s aux autres. L’art est le langage commun. Il est devenu le seul à tenir un discours respectable, que l’on est prêt à écouter quand il s’agit des malheurs du monde et des injustices sociales. Car ce n’est plus du style rapporté, mais du discours direct et libre. Ainsi, Lorraine de Sagazan, avec Anouk Maugein, expose des objets étiquetés et attribués comme au Mont de Piété, dans une installation qui s’intitule justement Mont de Piété. Ces objets portent tous la marque d’une injustice, d’une violence et nous font ressentir mieux que de longs développements la force du scandale. Il en va de même avec Taysir Batniji qui met la question de la Palestine directement sur la table au moyen de photos de centaines de trousseaux de clés, expressions directes (les savants diraient « métonymies ») des milliers de maisons détruites : toutes ces clés autrefois ouvraient leurs portes. Les encadrements qu’il donne par ailleurs à une suite de documents officiels : son premier passeport israélien qui porte la marque « nationalité indéterminée », son passeport de l’autorité palestinienne, ses demandes de naturalisation française assorties de multiples requêtes de pièces à ajouter, jusqu’à la destination finale acquise de haute lutte qui lui donne cette nationalité, montrent en raccourci le parcours d’une vie de Palestinien qui tente d’échapper au drame de sa nationalité. Il n’y a pas ici de « discours idéologique », pas d’impression de parti-pris, nous sommes au-delà des polémiques sur le Hamas ou Israël, la réalité crue parle au moyen de la création artistique. Tout aussi saisissante cette expression gravée dans le mur : « espace à remplir par l’étranger », extraite d’un quelconque formulaire où elle s’opposait au verso à « espace à remplir par l’administration », elle nous révèle d’un seul coup le vertige de demandes surréalistes qui prennent l’aspect d’injonctions métaphysiques, c’est une œuvre de Latifa Echakhch. Deux artistes iranien.ne.s Tirdad Hashemi et Soufia Erfanian évoquent leur exil forcé au moyen des outils simples que sont le pastel à l’huile, le dessin, iels peignent les parois, sol et plafond, d’une maison où iels rêvent de s’établir.

Grace Ndiritu

à gauche: The Blue Room, à droite: Mont de Piété

Al Anqâa (le Phénix) plan des rues de Gaza par Tayzir Batniji

Ces œuvres rappellent celle, immense et torrentielle, vue en un autre endroit, la Luma à Arles, de William Kentridge nous parlant de l’histoire de l’Afrique du Sud et de l’apartheid aussi bien que de la misère des régimes soviétiques. Kentridge est bien connu, c’est un artiste qui pratique toutes les techniques : l’encre, le fusain, l’acrylique, le film, le découpage, la réalisation d’installations, les performances, mais aussi le théâtre et l’opéra. Je n’attends plus est le titre de l’expo d’Arles qui ferme ses portes le 12 janvier, et qui regroupe plusieurs de ses œuvres majeures. Non, il ne faut plus attendre pour dire ce qu’on a sur le coeur, des fois que tout s’effondre, alors au son de diverses musiques on voit se déployer sur le mur du fond une fresque filmée qui trimballe tour à tour des cortèges funèbres, des silhouettes qui déménagent, des cages où sont enfermés des humains, des paysans la houe sur l’épaule, ou bien dans une autre séquence, au son cette fois de Choskatovitch, qui semble avoir beaucoup frappé l’artiste, des images des grands poètes russes, Maïakovski, Lili Brik, mais aussi de Lénine, Trotsky, Staline qui annoncent les départs au Goulag et la triste fin en général des grands poètes de cette époque (Tsvetaïeva, Mandelstam…). Une installation le montre imitant Trotsky dans un de ses discours de dénonciation du régime soviétique, tandis qu’une secrétaire étrange semble amoureuse d’un mégaphone, c’est censé être la reproduction de la chambre qu’occupait le révolutionnaire russe sur l’île turque de Büyükada dans l’attente d’un visa pour Paris. Et un portrait gigantesque de Chostakovitch, encore lui, domine l’exposition, tout en encre de Chine sur des « papiers trouvés » (les feuilles arrachées d’un cahier de technique par exemple).

L’art ici se meut en seul discours possible sur l’histoire, la politique, les drames sociaux, pourquoi pas la folie (Artaud), et bien sûr également le sentiment océanique et la poésie des paysages, comme le fait Raphaëlle Peria, jeune artiste française dont l’oeuvre toute de patience et de précision est exposée à la Fondation Bullukian, nouvel espace ouvert aux arts sur la place Bellecour (au 26 très exactement!). Raphaêlle part de photos grand format qu’elle creuse au burin ou à la fraiseuse pour en détacher des copeaux, qu’elle laisse en place, donnant à ce qu’elle a vu le relief que le lisse de la photo fait disparaître. Elle n’aime pas la photographie, elle le dit elle-même, parce que la photo, c’est trop lisse, et c’est vrai qu’on n’y trouve jamais les effets de matière que l’on peut avoir avec la peinture, alors elle les restitue au moyen de ses outils, ne laissant lisse que la part du ciel car dit-elle, ce qu’elle cherche aussi c’est à délimiter le matériel et l’immatériel. Mais à côté de ces réalisations magnifiques il y a aussi chez elle le travail de la poésie : des centaines de feuillets collés aux murs, tous reproduisant texte ou poème, de Baudelaire à René Char et à Christian Bobin, décorés en leur centre d’une plante séchée, et un volume de Christian Bobin dont la couverture a été creusée selon sa technique habituelle pour en faire sortir justement une fleur.

Il faut le plus possible parcourir les lieux d’art en ces temps amers.

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Aimer Ferrare (nouvelle)

Je vais raconter une histoire qui m’est arrivée il y a longtemps. J’était un tout jeune assistant de mathématiques à l’Université, et l’on m’envoyait participer à un colloque en un lieu étrange, ou, du moins, qui à moi paraissait étrange, car il ne devait pas l’être pour ses habitants. C’était de l’autre côté de la mer, et le pays venait d’être libéré, après de multiples tensions, des griffes de son puissant voisin.

A cette époque-là, je vivais seul et avais une certaine propension à tomber amoureux de toute jolie femme qui se montrait à mes yeux. J’avais rencontré dans le tramway qui me conduisait chaque jour de mon domicile à mon bureau une femme étonnante, qu’on ne pouvait pas ne pas remarquer. Elle avait des cheveux noirs bouclés, de grosses lunettes rondes à la monture rouge, et derrière ces lunettes, quand elle les enlevait, on découvrait un regard bleu. Elle soignait son maquillage en tenant devant elle un petit miroir qui lui permettait de se voir et de corriger les imperfections légères de sa peau au moyen d’une poudre fine. Elle m’intriguait. Lui adressant à brûle pourpoint la parole pour en savoir un peu plus sur son identité, elle me dit sans difficulté qu’elle aussi se rendait à l’Université où elle enseignait l’italien, et plus particulièrement la littérature italienne. Elle me demanda si j’étais informé en la matière et je lui dis que je connaissais assez bien Italo Calvino. Elle sembla apprécier mon goût littéraire et moi, toujours trop bavard, je l’informai de mes projets de voyage. Nous nous séparâmes à l’arrêt du tram.

*

Plus tard, je la revis dans des circonstances surprenantes, j’avais pris le train pour Rome, et pendant la nuit, ne pouvant pas dormir, je faisais les cent pas dans le couloir, avec ce sentiment que l’on ressent toujours dans ce genre de situation, celui d’être seul au monde et de parcourir à toute vitesse un ensemble de lieux où nous ne reviendrons jamais, fermes éteintes dans le noir, pylones électrifiés, petite lumière au loin, et tout à coup illumination par les lampes d’une gare où le train ne s’arrête pas, continuant sa fuite dans le noir. Des gens vivaient là, dormaient en ce moment, et d’ici quelques heures, ils allaient se lever, s’habiller, manger un quignon de pain et partir eux-mêmes sur les routes vers leur lieu de travail, ou bien rester à la ferme si là était leur lieu de travail. Dans le wagon adjacent, un couple semblait plongé dans une violente discussion, accents d’insistance, mouvements des bras et des mains, silences avant de reprendre par une question et ainsi de suite. En m’approchant, je reconnus la femme du tram. Elle me vit aussi. Elle faisait tout à coup comme si elle me connaissait depuis longtemps, et me présenta à son compagnon. J’étais gêné car je ne connaissais même pas son nom. Et évidemment elle ne connaissait pas le mien. Comment allait-elle faire ? Elle me présenta comme « Pascal », ce qui n’était évidemment pas mon nom, et je sentis par son coup d’oeil appuyé qu’il faudrait que désormais je sois ce Pascal. Moi, il ne me restait plus qu’à attendre que son compagnon, qu’elle nomma « Bernardino », s’adresse à elle avec son nom, ce qui arriva assez vite : « allons, Myriam – lui dit-il – tu ne vas pas me dire que c’est ce monsieur qui t’accompagnera à Ferrare ! ». Donc elle s’appelait Myriam, et il était question que je l’accompagne à Ferrare parce qu’elle avait besoin d’un compagnon pour aller à Ferrare et que, manifestement, cet élégant monsieur ne pouvait pas remplir cet office. J’étais stupéfait mais je me dis que le destin me réservait ainsi un genre d’aventure dont je n’aurais pu rêver. Nous fîmes halte à Milan et ensuite il fallut changer de train.

*

j’ai toujours beaucoup aimé Ferrare, peut-être à cause du film d’Antonioni et Wenders dont une des quatre histoires d’amour se déroule en cette ville. Ferrare est une ville du nord de l’Italie, souvent recouverte par les brumes, il peut y faire froid, la ville est dominée par le palais d’Este dont on peut visiter les longues salles presque vides mais dont les murs sont recouverts de tapisseries immenses. Myriam m’avait dit au cours de la seconde partie du voyage que je m’étais comporté de façon chevaleresque en acceptant de venir avec elle, lui permettant ainsi de faire coup double : se débarrasser d’un ancien amant encombrant et passer pour ayant un garde du corps dans une confrontation qu’elle allait devoir subir une fois arrivée. Aussitôt je m’imaginai quelque combine avec la mafia dont j’aurais du mal par la suite à me défaire. Elle m’emmena dans un hôtel proche du centre. Mon âme d’amoureux transi me faisait espérer une nuit érotique. Allions-nous partager la même chambre ? Il n’en fut rien. Je n’avais qu’à me replier dans ma solitude et me morfondre en pensant aux vilains draps dans lesquels je m’étais mis. Nous avions deux chambres adjacentes.

Ferrare dans le film d’Antonioni et Wenders « Par-delà les nuages », 1995

*

Au milieu de la nuit, de violents coups furent frappés à ma porte. Myriam était là, toute habillée, affolée, prête à partir. Les choses ne s’étaient pas passées comme elle s’y attendait. Son regard se fit suppliant et devant mon incrédulité, n’hésita pas une seconde à se jeter dans mes bras, elle qui avait manifesté tant de réserve jusque là. Pour moi, qui, comme je l’ai déjà dit, étais à l’époque d’une grande timidité avec les femmes et qui avais accumulé jusqu’ici bien peu d’expériences sexuelles, c’était une aubaine inespérée. Nous fîmes l’amour. Pas trop mal me sembla-t-il. Son corps qui gardait une odeur de transpiration due vraisemblablement à son émoi précédent, m’excitait passablement. Au matin, elle me dit à quel point elle était heureuse que j’aie été là puisqu’elle avait ainsi pu échapper à des gens qui la poursuivaient à cause de son engagement militant auprès du peuple dont j’ai déjà parlé plus haut et qui était en lutte avec le puissant voisin que l’on connaît bien. Il fallait qu’elle fasse parvenir à des dirigeants de ce petit pays une liasse de documents qui contenait entre autres des renseignements précieux pour leur sécurité. Car la guerre n’était pas finie, ça elle le savait, et la puissance voisine allait attaquer par surprise. Après l’amour, elle retourna dans sa chambre en m’assurant que nous passerions le lendemain une agréable journée.

*

Au matin, il n’y avait personne dans sa chambre. Juste des documents, avec ce mot : donner au professeur Trajan, à X… Le professeur Trajan était justement le responsable du colloque où je devais me rendre afin de faire une communication. Les documents avaient d’ailleurs tout l’aspect d’une communication scientifique, pleins de formules mathématiques, avec des démonstrations et des théorèmes qui auraient pu tromper l’expert le plus soupçonneux. Je n’éprouvais donc aucun malaise à les prendre avec moi pour me rendre à X… la capitale de ce petit pays. Au cours du vol qui m’y conduisit, qui passait par la Turquie, j’eus tout loisir de lire cet étrange document. C’était extraordinairement bien fait. Le texte se tenait : il n’y avait pas d’erreur mathématique, du moins en apparence (car, dans le fond, comme nous le verrons plus tard, les énoncés étaient moins rigoureux qu’ils semblaient l’être) et la communication était bien dans le ton du colloque. C’était dans les références bibliographiques que l’on pouvait soupçonner une astuce : les auteurs cités avaient des noms bizarres, qui n’étaient pas en tout cas ceux de mathématiciens connus. Les noms propres semblaient indiquer des lieux et des clés pour déchiffrer quelque message. Cela m’excitait beaucoup, je dois l’avouer. Enfin j’allais faire œuvre utile, j’allais me situer à un endroit clé de l’histoire et être au premier rang pour des événements qui pourraient s’avérer historiques.

*

L’avion se posait à Trabzon, autrefois Trébizonde, et je devais dormir dans un hôtel en attendant le transport du lendemain qui se ferait par la route. A cet hôtel, se retrouvaient de nombreux participants au même colloque. J’arrivai en même temps qu’une grande hollandaise que le réceptionniste prit pour ma femme. Instant de confusion, nous riâmes et comme un lien s’était ainsi établi, nous continuâmes la conversation.
– avez vous lu l’article de Ceavanescu ? C’est intéressant, non ?
J’étais pétrifié : ce nom était justement celui qui figurait comme auteur de la communication que j’avais lue dans l’avion.

*

La route conduisant au lieu de la conférence était cahoteuse, pleine de nids de poule. Elle longeait la mer jusqu’à une station balnéaire où avait été installé un complexe de luxe protégé par des barbelés et des chevaux de frise. Je fis la connaissance au cours du trajet de Rolf, venu lui aussi pour faire une communication. Rolf était de Suisse alémanique, il parlait français avec un fort accent germanique. Débarqué fraîchement de son pays de cocagne, tout ici le choquait, la misère manifeste des habitants, le désordre apparent des façades d’immeubles recouvertes de plaques de tôle, la lourde présence policière. Dès le premier jour, Rolf se fit dérober son portefeuille et dut aller faire une déclaration auprès de la police. Son incursion au commissariat fut traumatisante : il y vit une prison pour les petits délinquants saisis sur le fait, lesquels étaient maintenus enfermés dans un très petit espace. « Tu te rends compte, Alain, mais ce sont des cages à poules ! » me disait-il en transformant les consonnes sonores en consonnes sourdes (« ce sont tes kaches à poules ! »).

*

A l’ouverture du colloque, je remis comme convenu mon document au professeur Trajan. La transaction avait l’air tout à fait naturelle et rien dans les manières du professeur ne put laisser croire qu’il s’agissait d’un document sensible. Je fis ma communication très normalement. Je n’attendais pas beaucoup de questions, et de fait, il n’y en eut qu’une, à laquelle je pus répondre de façon routinière. Vint le moment de celle du mathématicien roumain dont j’avais eu le texte entre les mains. Je me raidis sur ma chaise : bien sûr il y avait de grandes chances pour qu’elle se déroulât comme les autres, mais un petit pourcentage de chances restait pour qu’il n’en fût rien, qu’il se passât quelque chose d’extraordinaire. C’était un homme d’une quarantaine d’années, avec de fines lunettes et en bras de chemise car il faisait assez chaud en effet en cette fin de printemps. Il débita son texte, agrémenté d’une présentation Power Point élégamment réalisée avec le langage Latex. Aussitôt qu’il eut fini, un jeune chercheur dans la salle qu’on me dit être russe, lui posa une question : il avait remarqué une erreur dans le raisonnement. Ceavanescu (si, du moins, c’était bien lui) prétendait démontrer que le calcul formel qu’il utilisait était de type polynômial, c’est-à-dire que tous ses calculs se faisaient en un temps raisonnable pour une machine ordinaire, or cela était contesté par l’intervenant, lequel venait justement de démontrer le contraire dans un article publié récemment. L’atmosphère dans la salle se tendit instantanément, tout le monde voulait savoir comment le chercheur roumain allait se défendre. Je me fis tout petit : voilà ce que je craignais, qu’un incident attire l’attention justement sur cet exposé, qui avait servi de relais pour la transmission d’informations confidentielles. Le type fut troublé, il ne savait que répondre, mais il était sûr de son coup, prétendait-il. Je réalisais alors que sans doute ce n’était pas l’orateur devant nous à ce moment qui était le véritable auteur de cette communication. Il s’excusa et dit qu’il reprendrait sa démonstration plus tard afin de la vérifier. La tension retomba. Mais n’ayant plus grand-chose à faire dans cette salle puisque mon tour était déjà passé, je me levai pour aller observer le soi-disant chercheur, ou peut-être le vrai chercheur, mais qui dans ce cas devait être très embarrassé. Non que je voulusse l’espionner ou exercer mon sadisme à son encontre, mais parce que, tout simplement, l’événement et la personne m’intriguaient suffisamment pour que je prenne la peine de tenter de deviner la suite.

*

Rolf avait compris mon intérêt pour ce qui venait de se passer. J’étais même étonné de voir à quel point il semblait tout aussi troublé que moi. Connaissait-il ces personnes ? En tout cas, il vint se joindre à moi. L’homme paraissait inquiet sans doute y avait-il de quoi puisque on pouvait voir dans l’hôtel-complexe trois étoiles circuler des personnages qui semblaient ne rien avoir à faire dans une assemblée de mathématiciens. A cette époque où les téléphones portables n’étaient pas encore très répandus, ils en avaient tous et ne se faisaient pas faute de les exhiber tout en s’en servant. L’homme transpirait. Je le vis disparaître dans un ascenseur qui, sans doute, le menait à sa chambre.

*

Le soir même, se tint le traditionnel repas de colloque. Il n’avait pas lieu dans le complexe où nous étions, aussi fallait-il prendre des cars qui nous conduiraient dans la campagne vers le restaurant champêtre où auraient lieu les libations. Des personnes extérieures au colloque se joindraient à nous, et même me dit-on, des chanteurs et des danseurs pendant que nous goûterions les agneaux cuits à la broche, les légumes éclatants et les fruits qui avaient autrefois fait la réputation de ce pays lors de l’occupation soviétique, le tout arrosé des délicieux vins qui, eux aussi, avaient fait la réputation du pays, mais bien plus tôt encore, à l’époque des romains. Dès que le car où j’avais pris place eut démarré, une voiture venant en sens inverse le percuta. Il y eut peu de dégats, mais cela néanmoins était de nature à augmenter la tension, la mienne en tout cas.

Le repas fut excellent et la tablée où l’on m’avait placé s’avéra joyeuse, je connaissais la moitié des personnes assises là. Tout se passait bien. Mais les chants et les danses commencèrent… une danseuse en particulier s’élança au milieu de la salle, portée par le son des flûtes de Pan et des cymbalums. Elle était vêtue d’une légère robe longue qui volait autour d’elle, une robe orange. J’étais fasciné : je croyais voir dans ses traits le reflet de Myriam, la Myriam qui m’avait mis dans cette situation. Pourtant ce n’était pas possible, Myriam était restée en Italie ou retournée en France. Je me demandais bien pourquoi elle serait venue là. Je dis à Rolf que cette femme m’intriguait parce qu’elle ressemblait à une que j’avais connue. « Ah oui, me répondit-il, mais tu sais, cette femme je l’ai vue tout à l’heure à l’hôtel, avec un officiel à qui elle remettait des documents ! »

*

Le lendemain était un jour maussade, le bruit des vagues complétait celui du vent en une harmonie plutôt mélancolique. J’étais à peine levé que mon ami Rolf se rua vers moi, paniqué : « tu as vu Alain, on l’a assassinée ! » mais qui ça ? « eh bien elle, celle dont tu me parlais hier soir, et qui a dansé au repas, avec sa robe orange, tu me disais qu’elle te rappelait une femme que tu connaissais, eh bien, ils ont trouvé son corps sur la plage ». Je laissai tout de suite tomber mon bout de brioche, et je me précipitai à mon tour vers l’extérieur. Mais qu’est-ce que c’était que cette histoire ? Était-ce vrai ? De loin, on voyait que sur la plage avait été clôturée une surface rectangulaire au centre de laquelle gisait, pour ce qu’on en pouvait voir de si loin, un corps étalé. Un bout d’étoffe orange flottait, s’élevant au-dessus de la masse grise quand soufflait une bourrasque. J’étais bouleversé. On ne pouvait pas rester ici. Il fallait repartir. Mais avant il fallait se renseigner, en avoir le coeur net, qui était cette femme ? Des rumeurs couraient selon lesquelles elle était une espionne russe que la police locale avait identifiée la veille, mais de là à ce qu’elle soit morte… Quelqu’un me confirma qu’il l’avait entendue parler à l’hôtel et qu’elle avait un fort accent russe. Des journaux plus tard publièrent son portrait. On aurait pu jurer qu’il s’agissait de Myriam…

*

Nous quittâmes le lieu de la conférence précipitamment. Nous étions nombreux dans le même minibus. Le passage de la frontière dura très longtemps. Le ciel était redevenu splendide. Un ami anglais nous assura qu’il venait de voir le rayon vert au coucher du soleil. Nous allions reprendre l’avion à l’antique Trébizonde. Pour Istanbul. Puis la France.

*

de retour dans la ville où j’habitais, je n’entendis pas parler d’incidents qui se seraient déroulés dans ce pays que je venais de quitter, ni d’assassinat fâcheux ayant pu avoir pour victime une femme professeure de mon université. Pas plus ne devais-je pendant longtemps revoir celle-ci d’ailleurs, laissant poindre en moi l’idée qu’elle avait bel et bien disparu, mais à vrai dire, tout cela se mêlait à l’impression qui s’emparait de plus en plus de moi selon laquelle toute cette histoire n’avait été que fiction, que je l’avais inventée, que c’était mon désir et ma solitude qui avaient créé cette femme puis ces événements troublants. Etais-je seulement allé à Ferrare ? Je me rendais compte, plus j’y pensais, que cette ville de Ferrare pour moi n’existait que par la séquence du film dont j’avais parlé, réalisé par le très vieux Antonioni, presque aveugle et paralysé, aidé par celui qui était jeune alors, Wim Wenders. Dans cette séquence, une jeune femme très belle en effet rôdait dans les rues de Ferrare et y rencontrait son amour.

Un jour, je vis cette femme avec qui j’avais eu, en rêve peut-être, cette liaison d’un soir, cette fameuse Myriam dont je n’étais même plus sûr désormais qu’elle se nommât ainsi, et je m’approchai d’elle, tout tremblant, lui adressant quelques mots timides. Son regard était charmant, humide, et plein de gentillesse, elle me sourit pour me demander simplement : « Nous nous connaissons ? ». Et elle s’éloigna d’un pas rapide vers la salle de cours où elle enseignait.

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Une nouvelle pour Noël

[ceci pourrait être un conte de Noël, il suffirait de dire que l’action se passe aux alentours de Noël]

Il était arrivé le matin même par un bateau venu d’Irlande dans ce petit port tout à l’extrêmité sud-ouest du Pays de Galles. Il ne voyait pas très bien le bout de la rue où il s’était emmanché. Ce qu’il voyait c’était des paquets de flotte qui jaillissaient d’entre les maisons. L’intérieur de son sac à dos devait être trempé, aurait-il seulement le temps de tout faire sécher une fois arrivé à l’auberge de jeunesse ? Celle-ci s’annonçait, petite et basse, un seul étage, avec trois tables en bois sur le devant et des bancs pour que l’on s’y pose quand il faisait beau, ce qui ne devait pas arriver souvent. La porte était fermée, on ne voyait au travers des carreaux que les lueurs sombres d’un feu en train se s’éteindre. Il poussa la porte du pied, elle s’ouvrit. Il chercha le ou la réceptionniste. C’était une femme âgée qui ne parlait presque pas, marmonnant entre ses dents, une mèche de cheveux blancs lui barrait le front. Elle était ridée mais dotée encore d’un beau visage, aux yeux très clairs
– combien de nuits ?
– deux ou peut-être plus.
– tu pars où, après ?
– sur Cardiff
– chambre ou dortoir ?
– le moins cher
– alors ce sera une place en dortoir, mais ne t’en fais pas, il n’y a personne ce sera donc comme si tu étais en chambre.
– Ok.
– tiens voilà ta clé. Tu as un sac de couchage ?
– oui mais il doit être mouillé.
– tu me diras si tu as besoin d’un autre.
– merci.
Il s’était installé à l’étage. Si la pluie diminuait, il irait faire un tour, en attendant, il irait près du feu qu’il avait vu rougeoyer dans la salle du bas, avec un bouquin. Il lirait peut-être un bout de Dubliners.

*

il n’y avait vraiment personne en effet dans cette auberge, et a priori aucune possibilité d’acheter quoi que ce soit pour se nourrir. Comment allait-il faire pour dîner ? Il y avait peut-être un pub quelques pas plus loin. Ou bien, dans quelque épicerie, pourrait-il acheter un peu de pain, des œufs, un bout de fromage, ce qui serait suffisant. Depuis combien de temps voyageait-il ? Trois semaines ? Un mois ? Plus ? Il ne savait plus très bien. Il avait pris le car à Rennes, avait rejoint un port en Bretagne et de là était passé en Irlande où il avait fait de l’auto-stop, du bus et un court voyage en train. Il était parti de chez lui parce qu’il n’y avait plus rien à faire. L’usine avait fermé. Il avait peu d’amis. N’avait pas réussi à séduire la fille qui l’attirait. Rien à faire. Peut-être l’herbe serait-elle plus verte ailleurs.

*

Il avait rapporté un paquet de pain de mie, une petite salade, une boîte d’oeufs, deux tranches de jambon sous plastique. L’auberge avait une minuscule cuisine pour faire cuire ce qu’il y avait à cuire. Deux œufs au plat par exemple. Tout en frissonnant, il y entra. C’était sombre, peu accueillant. Une fois sa tâche accomplie, il put retourner au salon avec son assiette et ses tranches de pain. La nuit tombait et l’eau continuait à ruisseler sur les vitres, et à marteler le toit d’une véranda. Comme il s’asseyait, quelle ne fut pas sa surprise de découvrir une forme humaine pelotonnée comme un chat contre le dos d’un fauteuil en osier, de l’autre côté de la pièce. Etait-ce possible ? Une personne était arrivée pendant son absence ? Ou avait-il la berlue ? Ses désirs de trouver à qui parler lui jouaient peut-être des tours, ce n’était rien, juste un paquet de chiffons et de coussins qu’il n’avait pas remarqué au premier coup d’oeil. Mais… ça bougeait ! Un chat peut-être. Un gros chat étalant ses pattes sur une couverture, essayant tant bien que mal de se sécher après une errance extérieure. Il fallait qu’il en eût le coeur net. Alors il s’approcha. Jusqu’à distinguer, il est vrai, une forme humaine !

une forme humaine…

La forme humaine se déplia un peu, s’étira. Une tête surgit avec des cheveux courts très noirs, des yeux bridés. Dormait-elle encore ou bien son regard avait-il du mal à se frayer un chemin entre cils et paupières lourdes ?
– Hello !
– Qui es-tu ?
– et toi, qui es-tu alors ?
– tu viens d’arriver ?
– (juste un grognement)
– veux-tu partager mon repas ? Je n’ai pas grand chose tu sais, mais on peut toujours tenter de l’accroître, je peux faire un œuf en plus, si tu veux ?
– moui
La comparaison avec un chat n’était pas inopportune : oui, cet être ressemblait à un chat, il miaulait même. Et pourtant ce n’était pas un chat, ça avait tout l’air d’une jeune fille asiatique assez timide.

Ils s’assirent à la même table, et il lui donna tout ce qu’il avait. Elle négligea le jambon, attacha un peu d’intérêt aux œufs, mais fut soulagée de voir qu’il y avait un peu de salade. Il la regardait, à la fois craintif et heureux de faire une rencontre, mais peu rassuré par l’attitude très précautionneuse qu’elle avait. Elle ne parlait pas très bien l’anglais.
– You don’t like ?
– I am vegetarian.
Il ne savait pas trop de quoi parler avec elle. D’où venait-elle ? South-Korea. Il était de plus en plus intrigué. Cherchant dans ses souvenirs, il ne lui vint pas à l’idée qu’il ait pu déjà rencontrer une jeune femme coréenne. Un jeune homme coréen non plus d’ailleurs. Que venait-elle faire ici ? Elle avait quitté son pays, en proie à des manifestations violentes, pour se mettre à l’abri. Et surtout pour continuer le roman qu’elle avait commencé à écrire. Il était de plus en plus étonné. Une écrivaine. Et si jeune. Et venant de si loin. Ils mangèrent lentement. Enfin, elle, ce qu’elle put manger, mâchonnant sans fin le bout de salade verte qu’il avait amené ici par hasard. Ils ne parlaient presque pas. Il l’observait et plus il l’observait, plus il était troublé par sa fragilité apparente. Ses doigts délicats. Son air grave. Un peu maladif.

*

Au bout d’un moment ils se quittèrent. Elle comme un chat qui a mangé et cherche la porte pour s’enfuir sans se retourner, oubliant les ronronnements qu’il a pu prodiguer l’instant d’avant. Lui comme un type seul renvoyé à sa solitude, prêt à la faire disparaître un moment dans les replis de son sac de couchage, qui a eu le temps d’un peu sécher depuis l’après-midi. Il s’endort et plus tard dans la nuit, son sommeil se remplit de rêves. Des filles en fleurs qui déploient leurs bras au milieu de voiles blancs, une fille nue sous son manteau, avec des seins minuscules mais une rose épanouie au milieu de la poitrine, une fille qui tousse comme si ce genre de fleur n’était que le sympôme d’une maladie pulmonaire. Puis des fuites éperdues dans de grandes avenues parcourues par des chars d’assaut, des tirs de mitrailleuse, des soldats entièrement de noir vếtus qui couvrent de nuit des rues et des palais. Une fille qui frappe à la porte d’un dispensaire.

*

au matin, il s’est réveillé, seul comme toujours. Il est allé dans le salon du rez-de-chaussée, inquiet de voir la fille du soir précédent. Mais il n’y a personne. Personne n’a laissé de trace ni sur la table où ils ont pris leur maigre repas, ni dans la cuisine. Il se dirige vers la réceptionniste qui lui confirme que personne d’autre que lui n’a dormi cette nuit dans cette auberge. La pluie s’est arrêtée de tomber, il pourra faire un tour jusqu’au port. Est-ce qu’on a vu quelqu’un embarquer ? Et même hier soir y eut-il un bâteau pour débarquer une passagère ? Il s’avérera que rien de tel ne s’est passé.

De retour à midi, il voit comme une agréable surprise une personne se faire enregistrer auprès de la réceptionniste. Qui est-elle ? C’est une jeune femme encore, et elle a l’air asiatique. Serait-ce la fille du soir ? Cette fois, cette jeune femme là semble beaucoup plus vivante, active. Son sac à dos est plein. Elle lui sourit. Il ne comprend pas, il va la voir et lui demande si elle aussi est coréenne. Quelle drôle d’idée. Eh bien oui, elle est coréenne, et que vient-elle faire là ? Elle fuit son pays occupé par les chars de l’armée du nouveau dictateur, elle cherche le calme pour écrire son roman. Elle ira dormir dans l’autre dortoir, celui réservé aux filles. Mais ils pourront manger quelque chose ensemble avant d’aller dormir.

*

Alors ils se retrouvent le soir. Cette fois il a eu le temps d’aller chercher un peu plus de nourriture, des harengs fumés par exemple. Elle, elle sort de son grand sac un carton de soupe et des friandises en pâte de haricot rouge. Ils parlent de tout et de rien. De la situation dans son pays. Des nombreuses victimes, des gens qui sont morts écrasés par les tanks, visés par les mitrailleuses, de son amie Yonghye qu’elle a perdue et dont elle ignore totalement ce qu’elle est devenue. Elle était triste, elle était pâle la dernière fois qu’elle l’avait vue, elle avait un tatouage en forme de rose au milieu de la poitrine. Elle lui avait confié son manuscrit. Elle ne savait pas où elle était, où son manuscrit désormais se trouvait. Elle pensait que peut-être son corps était entassé avec ceux des autres victimes des massacres. Elle pleurait doucement. Il lui dit alors sa rencontre de la veille. Elle fut secouée par ce qu’il lui dit. Cela cadrait tellement avec son amie. Mais personne ne l’avait vue à part lui, le jeune homme français, et encore la majeure partie de l’histoire s’était déroulée dans son rêve.

Il ne pensait plus à rien, même pas aux formes délicates de la jeune coréenne, il voulut juste lui demander son nom, qu’elle écrivit sur un carton rose pâle décoré d’une fleur verte, mais elle l’écrivit en coréen. 한강

*

ce n’est que longtemps après, qu’il put déchiffrer l’écriture.

Il était écrit : Han Kang.

Han Kang

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L’analyse de l’anti-sémitisme par Moishe Postone : un paradigme pour comprendre la situation politique présente

Annette Hornischer / AAB / Moishe Postone /Fellowspresentation Fall 2015

Des amis s’étonnent de mon insistance à évoquer la pensée de Moishe Postone, peu connu dans notre monde universitaire français, et, en parallèle, de mon insistance à rappeler certains aspects de la théorie de Marx alors qu’il est en général admis que « Marx est dépassé » et qu’il n’a plus rien à nous apprendre. C’est certainement d’ailleurs ce que pensait Postone lui-même dans les années soixante avant qu’il soit convaincu que, « si, Marx avait encore à nous apprendre », mais à condition qu’on lui fasse jouer le rôle critique qu’il n’aurait jamais dû quitter. Surtout, Postone voyait bien, sans doute, que si son analyse (et la notre aujourd’hui) conduisait à mettre en avant des concepts que déjà, l’illustre philosophe allemand avait dégagés même s’ils paraissaient encore enfouis dans les étapes tardives de son œuvre (comme les Grundrisse, dont la version intégrale ne fut connue qu’en 1973), il serait malhonnête de ne pas les renvoyer à leur auteur. Notre travail doit être alors de creuser l’apport critique de Marx à l’analyse de la société, en procédant, comme le fait Postone (et également Kurz, mais c’est du premier dont je parle ici plus spécifiquement) à une séparation entre des scories de la pensée marxienne qui ne nous intéressent que peu, voire ne nous intéressent plus, et des apports véritables qui demeurent valides encore aujourd’hui quand bien même le capitalisme aurait changé et l’époque enterré les vieilles lubies de la lutte des classes et de la force révolutionnaire du prolétariat. C’est là faire travailler Marx contre Marx, à vrai dire, comme quand Postone attaque de front l’antisémitisme foncier qui taraude le Marx encore jeune de « La question juive ». Ce point est fondamental et mérite qu’on l’éclaire par quelques détails biographiques sur Moishe Postone (dont un jour un ami juif m’a dit qu’il ne pouvait pas être complètement mauvais s’il s’appelait Moishe…). Je dis d’abord que je n’aurais pas découvert l’oeuvre de Postone sans le travail éditorial remarquable accompli par les éditions Crise & Critique et particulièrement par Clément Homs, auteur de la préface à Marx, par-delà le marxisme, qui dirige la collection Palim psao (« Palim psao » « je gratte à nouveau » en grec ancien, car la théorie critique est tel un palimpseste, constituée de différentes couches géologiques superposées faîtes de tâtonnements, recherches, découvertes, effacements, réécritures, fulgurances et revirements […] Palim psao constitue une collection dédiée à la publication d’essais portant sur une théorie critique du capitalisme-patriarcat, c’est-à-dire une théorie de son abolition).

Moishe Postone, donc, était professeur au département d’histoire et d’études juives de l’université de Chicago, c’est dire qu’en plus d’être un théoricien majeur du capitalisme, il était un historien spécialiste de l’histoire juive et de l’antisémitisme. Lui-même descendant d’une famille juive émigrée, pour une partie, de Lituanie et, pour une autre, d’Ukraine, fils du rabbin Abraham Postone qui put quitter la Lituanie pour émigrer au Canada en 1939, Moishe, né en 1942, fut imprégné très jeune de culture juive, fréquentant même une yeshiva («école secondaire juive) à Los Angeles dès l’âge de 13 ans. Cela montre à quel point il était motivé par la question de l’antisémitisme au moment même où il commençait d’étudier Marx, et qu’il était loin de suivre le philosophe allemand dans ses dérapages évidents de La Question juive. Et ceci explique sûrement en partie son regard critique sur l’oeuvre de Marx, aboutissant à une pensée particulièrement originale dont on s’étonne qu’elle n’ait pas encore eu plus de retentissement auprès de nos élites intellectuelles, malgré le lien qu’elle entretient avec celle d’Hannah Arendt, dont il suivit les cours, à l’université de Chicago, sur Hegel et sur Marx au milieu des années soixante (et qu’il trouvait sévère et peu sympathique!).

Très engagé en mai 68 contre la Guerre au Vietnam, ainsi qu’en 69 en prenant part à l’occupation de son université, on ne peut pas dire qu’il fût à ce moment-là tellement féru de Marx. Jusqu’à ce que la mobilisation sur le campus aboutisse à la constitution de plusieurs groupes actifs dont l’un, qu’il créa lui-même fut dévolu à Hegel et à Marx, comme s’il se rendait compte tout à coup que si l’on voulait comprendre le moment présent, il fallait se munir d’outils théoriques… et ce fut en l’occurrence ceux de la théorie sociale du « marxisme hérétique du jeune Lukacs » et de « l’Ecole de Francfort ». C’est donc tout naturellement qu’il partit d’abord à Münich, puis à Francfort dans les années soixante-dix pour y faire une thèse. Proche de ceux qui continuaient l’entreprise critique de l’Ecole de Franfort, et enrichi de l’enseignement d’Arendt (même s’il la critiqua par la suite pour n’avoir vu dans l’extermination des Juifs que l’élimination des « superflus »), il était inévitable que le thème de l’antisémitisme devînt prépondérant dans sa pensée et que très vite, il y perçût une variante du « fétiche » au sens de Marx, à savoir « une vision globale du monde (singulièrement trompeuse, évidemment) qui explique en apparence différents types de mécontentement anticapitaliste et leur donne une expression politique ».

L’un des points centraux de la recherche de Postone concerne donc une meilleure compréhension de la spécificité de l’antisémitisme moderne comme réponse fétichiste et pseudo-émancipatrice au mal-être dans le capitalisme, comme l’écrit Clément Homs dans sa préface. C’est là un projet très vaste et particulièrement ardu, qui nécessite des développements sur la forme de fonctionnement du capitalisme. Je ne m’étendrai pas sur des points que j’ai déjà abordés au cours d’articles antérieurs, analyse de la forme-marchandise, valorisation de la valeur, substance du capital, place du travail abstrait et surtout, fonctionnement d’une forme-sujet propre au capitalisme, autrement dit son aspect subjectif (qui ne doit plus être pensé en termes d’infra et super structure) en tant qu’étroitement imbriqué dans son fonctionnement objectif. Le ressort subjectif du capitalisme est pensé à partir de certains écrits de Marx, mais aussi de Lukacs, comme étant le fétichisme, façon dont le capital parvient à nous dérober les causes des fonctionnements réels au moyen d’illusions portant sur le caractère fixe et déterminé du monde tel qu’il nous entoure, avec ses catégories perçues comme inamovibles et trans-historiques : travail, valeur, argent, marchandise etc. (alors que ce sont des catégories qui dépendent de la formation historique spécifique que constitue le capitalisme). Le fétichisme peut ainsi être vu comme une sorte d’inconscient social constitué des catégories non interrogées par lesquelles on a pris l’habitude de penser le social autour de nous (Il n’est pas étonnant que vu de cette manière, il puisse donner lieu à des tentatives de rapprochement avec l’inconscient freudien, comme cela est le cas dans les travaux de Sandrine Aumercier et de Frank Grohmann).

L’antisémitisme moderne – image extraite de La plus précieuse des marchandises, film de Michel Hazanavicius d’après le conte de Jean-Claude Grumberg

Moishe Postone ne traite bien sûr que de l’antisémitisme moderne, c’est-à-dire principalement celui de la seconde guerre mondiale. Il n’a pas la prétention de couvrir l’antisémitisme ancien, qui imprègne le Moyen-Âge et empoisonne la vie des personnes juives au sein de la chrétienté (de ce que Jérôme Baschet nomme la période ecclésio-féodale). Il s’est aussi penché sur l’antisémitisme contemporain, post-guerre mondiale, mais, décédé en 2018, il n’aura pas eu la possibilité de commenter les derniers événements.

Tout phénomène est historique, autrement dit dépend d’une période spécifique de l’histoire où il se développe, en ce sens, parler de l’antisémitisme en général serait en faire un concept transhistorique, ce qui n’existe pas. L’antisémitisme moderne dont parle Postone ne se conçoit pas sans l’apparition de son point culminant : le nazisme. Il faut alors être capable d’expliquer par les mêmes concepts à la fois l’antisémitisme moderne et le nazisme, dont le cadre général commun est le capitalisme, ce qu’a été bien sûr incapable de faire le marxisme traditionnel qui, au lieu de tenter de les expliquer a plutôt obscurci la compréhension de l’antisémitisme en empruntant grosso modo les mêmes schémas que les antisémites plus classiques. L’écrit de Marx Sur la question juive (de 1843) en est l’exemple le plus désastreux, Marx s’y révèle antisémite en ce qu’il assume l’idée que les Juifs sont l’incarnation de la classe capitaliste et qu’en conséquence, tout anti-capitaliste se doit d’être anti-Juif. C’est ce que nous retrouvons de nos jours chez des politiques comme Mélenchon. Le principe funeste qui est à la base de ces raisonnements est la personnification des rapports sociaux. Le capitalisme, selon ce marxisme primitif, ne serait pas cette machine impersonnelle et abstraite que Marx lui-même pourtant avait qualifiée ailleurs de « sujet-automate », mais serait l’affrontement concret d’individus concrets se faisant la guerre, les uns ayant l’argent et les autres la force de travail. On verrait ainsi s’opposer des groupes humains entre eux en considérant que là réside la source réelle de nos malheurs, faisant de la lutte de classes (qui était un concept) une guerre sans pitié entre des humains différemment dotés. Postone, et d’autres comme le courant allemand de la Wert Kritik, ont envoyé valser ces considérations folkloriques qui n’ont conduit dans le passé qu’aux ravages que l’on sait (URSS, Goulag, pays dits « communistes », guerre froide etc.) pour affirmer nettement qu’il existe un autre usage de certains concepts marxiens quand on accepte de prendre au sérieux les développements (souvent jugés rébarbatifs) que l’on trouve dans le livre I du Capital au sein de l’analyse de la marchandise.

En schématisant quelque peu la thèse centrale de Postone (schématisme que j’espère corriger dans une seconde partie), il existe un anticapitalisme fétichisé – c’est-à-dire utilisant les catégories fétiches non critiquées de la vision du monde capitaliste – depuis très longtemps, qui ne consiste pas en une critique du processus capitaliste en son essence c’est-à-dire la constitution du travail en travail abstrait s’agglomérant avec le capital pour produire toujours plus de valeur, mais en une séparation entre les deux composantes de ce processus, à savoir le travail d’un côté et le capital de l’autre, au terme de laquelle le travail apparaît comme l’aspect concret, positif et valorisé, alors que le capital est l’aspect abstrait, négatif et à combattre. Autrement dit, dans cette conception de l’anticapitalisme on prend parti pour l’un des termes afin de combattre l’autre, et qui plus est, on a tendance à incarner les deux composantes dans des segments de la société définis en termes ethniques, voire biologiques. La figure du Juif est convoquée pour incarner le versant du capital. Et plus généralement, est convoquée à cette place également la figure de tout ce à quoi on associe le qualificatif de « non directement productif » au sein de la société, à savoir bien sûr en premier lieu celle de l’intellectuel. Les travaux récents du philosophe Michel Feher vont dans ce sens : l’image fétichiste du rapport de production capitaliste s’organise autour du couple formé par le producteur et… le parasite. Tout le monde a en mémoire la rhétorique des nazis traitant les Juifs de poux, et utilisant les fours crématoires « à titre prophylactique ». Mais c’est aussi une part de la rhétorique de la nouvelle extrême droite qui se garde de cibler trop ouvertement la figure du Juif, mais ne se fait pas faute de s’en prendre aux soi-disant improductifs, assistés, dépendants, et parasites, auxquels elle joint bien sûr intellectuels et migrants. Grâce à quoi elle peut s’afficher à peu de frais comme une nouvelle défenseuse des droits des travailleurs.

voir Moishe Postone Legacy Project

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Kafka, portraitiste cruel de notre condition

Il y a des modes qui se produisent. Tout à coup on parle d’un auteur plus qu’à l’accoutumé, il avait sa place dans l’histoire de la littérature, certes, il était étudié, avait ses grands spécialistes. Il avait été traduit en français et même en beaucoup de langues, il était même associé à des images communes, à des expressions courantes, tout le monde croyait le connaître car il était entré dans les mœurs même quand il n’avait pas été lu, vraiment lu, l’auteur de ces lignes en avait entendu parler depuis sa prime jeunesse, son enfance, à Valence, ayant un copain dont le papa était libraire et lui en avait parlé, tout en le prévenant contre, voici un auteur qui faisait parler de lui mais qui, dans le fond, n’était pas solide. Savait-on bien de quoi il parlait, de quoi même, il voulait parler ? Le temps avait passé. A l’école on ne le lisait pas. Plus tard, au lycée, on ne le lisait pas non plus, ce n’était pas un auteur du programme. Bref, on ne l’avait pas lu, exception faite de deux nouvelles courtes et immensément célèbres. Et voilà qu’il réapparaît, que des magazines en font leur une. De qui parlé-je ? Vous l’avez deviné. De Kafka bien sûr. Kafka, Franz de son prénom, Kafka né le 3 juillet 1883 à la lisière du ghetto de Prague, dont le père tenait un magasin de nouveautés et dont la mère venait d’une famille comptant plusieurs rabbins. Le magasin avait pour enseigne un choucas car le nom de cet oiseau se dit justement Kafka (ou plutôt Kavka) en tchèque. Franz Kafka se mit à écrire très jeune, beaucoup écrire et beaucoup détruire telle aurait pu être sa devise. Et même tout détruire, puisque tel était son vœu formulé auprès de son ami Max Brod, lequel, fort heureusement, ne tint aucun compte de ses recommandations. L’écrivain eut une vie en apparence terne et sans histoires, quoi de plus terne qu’une vocation de juriste, puis d’assureur, mais vie tourmentée aussi, son rapport avec les femmes en particulier n’étant pas des plus simples, fiançailles (avec Felice Bauer), rupture de fiançailles, re-fiançailles, rupture définitive. Rapport difficile aussi avec le père, et puis maladie, la tuberculose, dont il meurt le 3 juin 1924, au sanatorium de Kierling près de Vienne. La vie lui aura permis de ne pas connaître la montée du nazisme, il n’aura vu que de très loin la révolution russe, autrement dit il ne sait rien de l’univers concentrationnaire. Or, pourtant c’est à cela que souvent on rapporte son œuvre, comme s’il avait de manière prémonitoire décrit les sociétés qui allaient advenir en ce terrible XXème siècle, comme s’il avait pressenti le totalitarisme, les camps nazis, les procès de Moscou et les envois au Goulag. Mais moi qui le lis en ce moment, et qui, surtout, lis cette œuvre géniale : Le Procès, j’ai plutôt l’impression qu’on se trompe en disant cela. On rabat le génie de Kafka sur une dimension historique et politique alors qu’il s’agit chez lui de toute autre chose. Mes amis qui connaissent le judaïsme sont sans doute plus aptes que moi à rendre compte des thèmes kafkaïens qui se rapportent à la tradition et à la religion. Moi, ce que je sais c’est que Benjamin et Scholem ont vu tout de suite chez lui comme des réminiscences du Talmud. Bref, on lit chez Kafka plutôt des thèmes mystiques et religieux que des thèmes « historiques », et au centre de l’oeuvre trône une instance majestueuse et indéboulonnable : la Loi. Même si, évidemment, on sent bouillonner le cerveau de l’auteur dans son désir d’y échapper. Y a-t-il façon d’échapper à la Loi ? Mais de quelle loi s’agit-il ? On pourrait penser qu’il s’agit de la loi des hommes, celle qui s’interprète et se fait au jour le jour, celle qui se promulgue en chaire et se défend devant les tribunaux, celle qui a pour agents les juges, les magistrats, les avocats. Et c’est ainsi que l’on commence Le Procès. Voici deux agents bizarres qui frappent à la porte de Josef K. et qui ne lui laissent pas le temps de prendre son petit déjeuner (en fait, on apprendra que c’est pour mieux le lui dérober et en jouir à sa place), tout de suite ils veulent l’emmener, le mettre en état d’arrestation. Pourquoi ? Ce n’est pas leur rôle que de le lui dire. Evidemment ce doit être une erreur pense Josef K. qui, selon lui, n’a rien à se reprocher, et l’erreur sera bien vite réparée. Il suffit de s’expliquer, mais s’expliquer auprès de qui ? Pas de l’inspecteur en tout cas, qui déclare tout de go que son importance est très faible : « vous êtes en état d’arrestation, mais je n’en sais pas davantage ». « Ne clamez pas trop fort votre innocence, cela nuit à l’impression plutôt bonne que vous faites par ailleurs ». Josef K. est renvoyé chez lui, il peut continuer son travail à la banque. Rien de grave alors ? Et pourtant tout lui indique que l’on est au courant dans son entourage. Josef éprouve le besoin d’expliquer à Mademoiselle Bürtsner, sa voisine (il vit dans une pension, tenue par une madame Grubach) ce qui s’est passé dans sa propre chambre en son absence, lorsque les visiteurs, aidés d’employés de la banque qu’il ne reconnut pas tout de suite, lui annoncèrent sa culpabilité et qu’ils se servirent de sa table de chevet comme d’un bureau. Occasion bien sûr de tenter de flirter avec elle… comme une réminescence de cette Felice Bauer qui a tourmenté l’esprit de Franz. Lorsqu’il se rend à son premier interrogatoire, il s’attend à quelque chose de solennel, mais il s’aperçoit qu’il ne connaît ni l’heure précise de sa convocation, ni même le lieu, il y va donc à l’aveugle, on lui avait juste indiqué le faubourg. Description des quartiers d’une ville de l’Europe centrale à cette époque, « la Juliusstrasse où le bâtiment devait se trouver et à l’entrée de laquelle K. resta un instant immobile, était bordée de part et d’autre d’immeubles quasi uniformes, de grands immeubles de rapport, gris, habités de pauvres gens » et il décrit les hommes et les femmes qui s’affairent en ce dimanche matin, et même un marchand de fruits. Un gramophone se met à grésiller. K. monte un escalier et tombe sur des enfants qui jouent et le regardent d’un mauvais œil, toute une foule se presse dans un immeuble qui devrait être une sorte de palais de justice, mais n’en est pas un. Il frappe à une porte du cinquième étage et entre dans une pièce sombre, pleine de monde, c’est là qu’on doit l’interroger. Curieusement, chez Kafka, il y a beaucoup d’enfants crasseux qui jouent de ci de là, des petites filles assez immondes qui harcèlent le passant, des femmes tristes avec un bébé sur les genoux, des gens finalement plutôt piteux qui attendent dans le silence des annonces ou des verdicts qui n’arriveront jamais. K. doit répondre aux questions de ses juges mais il s’avère bien vite que ceux-ci ont négligé de s’informer, « donc, fit le juge d’instruction, vous êtes artisan-peintre ? » eh bien non, il est administrateur en chef dans une grande banque. K. a beau jeu de faire remarquer qu’une telle erreur manifeste à quel point on s’est trompé sur lui et qu’il n’a rien à faire là, il en profite alors pour prendre la défense de tous ceux qui, comme lui, par le passé, ont pu être faussement accusés. La foule applaudit, parfois s’esclaffe. Nous n’en sommes qu’au début : K. croit avoir emporté le morceau, mais pas du tout : on le saisit par le col pour l’arrêter une nouvelle fois car tout ceci était un leurre… Les chapitres suivants sont remplis de ces situations à la fois cocasses et dramatiques. Il n’y a rien à attendre d’une prétendue « Justice ». S’il va voir un avocat c’est par acquis de conscience, mais des avocats comme celui-là, il y en a plein, tous sont bavards et dénués de toute efficacité, celui qu’il va voir le reçoit au fond de son lit, soi-disant malade, gardé par une fille étrange, une certaine Léni, qui drague les intervenants. Un homme fouette les modestes employés qui ont mal fait leur travail lorsqu’ils ont participé à son arrestation, en fait c’est parce que, lors de son interrogatoire, K. a dénoncé leur comportement, la manière dont ils lui ont dérobé des objets, mais K. aurait été prêt à leur pardonner : après tout ils ne sont pas responsables des rôles qu’on leur force à jouer, mais pour convaincre K. qu’il n’en est rien, qu’ils sont bel et bien responsables et que « l’Autorité » désapprouve leur comportement, elle les fait fouetter devant lui, pour qu’il se sente aussi, bien entendu, toujours plus coupable. Des commentateurs ont dit que Le Procès était un livre sur la culpabilité, sur « comment rendre coupable », c’est sans doute vrai. Un peintre auquel K. rend visite car il est supposé receler un savoir intéressant sur les procédures judiciaires (ayant servi de confident aux magistrats qu’il a portraiturés pendant toute sa vie) lui explique qu’il n’a désormais plus rien à attendre d’un « acquittement ». Nous ne sommes jamais vraiment acquittés, même si nous le sommes en apparence, la culpabilité va revenir, et on recommencera le procès depuis zéro si nécessaire.

Enfin arrive la rencontre ultime, celle avec le prêtre dans la grande cathédrale de la ville. K. y a été attiré parce que sa banque lui a demandé de servir de guide à un visiteur italien souhaitant connaître les richesses artistiques de la cité, mais d’italien, point en vue. Seul le prêtre qui commence sa harangue depuis le haut de sa chaire. C’est là qu’intervient LA parabole, la grande parabole dite aussi « la légende », qui fut publiée indépendamment. On songe au fameux passage des Frères Karamazov où figure, là aussi, une parabole célèbre, le chapitre sur « Le Grand Inquisiteur ». Ici, c’est un peu autre chose : la parabole du portier. Devant la Loi, dit l’ecclésiastique, il y a un portier. Un homme de la campagne arrive et demande à entrer. Mais le portier répond que pour l’instant il ne peut pas le laisser entrer. L’homme essaie de regarder par la porte, mais le portier rit et lui dit qu’il n’a vraiment pas intérêt à essayer de passer, ce serait tenter l’impossible. Alors l’homme attend le feu vert du portier. Qui lui apporte de quoi s’asseoir, et de quoi attendre. Combien de temps ? Nul ne le sait. Finalement, il attend des années. Il n’a d’autre passe-temps que celui d’examiner le portier, jusqu’à ce que sa vue baisse, qu’il devienne sénile, mais avant de mourir, il a une question à poser : comment se fait-il que pendant tout ce temps, il n’ait vu personne arriver à cette porte pour tenter d’entrer, d’accéder à la Loi ? Alors le portier lui hurle la réponse : personne n’est venu parce que cette porte était pour toi seul, et maintenant, je m’en vais et je ferme.

S’en suit une discussion entre K et l’ecclésiastique. De la discussion il ressort que le portier a été un fonctionnaire irréprochable, qu’on ne saurait prétendre que l’homme a été trompé : il a été toujours libre de se lever et de repartir, l’homme n’était pas subordonné au fonctionnaire, bien au contraire, on pouvait dire que l’inverse se produisait, le fonctionnaire était subordonné à l’homme puisqu’il n’y avait qu’une seule porte et qu’elle était dévolue à cet homme, qu’une fois celui-ci mort, le fonctionnaire perdrait sa fonction, n’aurait plus d’utilité. L’ecclésiastique insiste sur le fait qu’on ne saurait juger le portier, que, finalement il appartient à la Loi, que celle-ci ne saurait avoir tort, et qu’on ne peut donc même pas plaindre le portier en affirmant qu’il serait subordonné à l’homme. On ne saurait le plaindre car, lui au moins, a une fonction. « Etre attaché par sa fonction, ne serait-ce qu’à l’entrée de la loi, vaut infiniment mieux que de vivre en liberté dans le monde ». K a beau se révolter, dire qu’on ne saurait tenir pour vrais tous les propos du portier car il se contredit parfois, aller même jusqu’à dire que cette subordination à la loi est une façon d’ériger le mensonge en ordre universel, rien n’y fait, l’ecclésiastique ne fléchit pas, d’ailleurs lui dit-il, ne vois-tu pas que je suis moi-même dépendant du tribunal qui te juge ? Je n’attends rien de toi dit-il à K. parce que le tribunal n’attend rien de toi : il te reçoit quand tu viens et il te laisse partir quand tu t’en vas.

De mon point de vue, on a rarement établi un portrait aussi précis et cruel de notre présence au monde, portrait parfait de notre asservissement à l’Ordre, qu’il soit religieux ou politique, tout vaut mieux qu’être libre semble dire Kafka, en tout cas, c’est de cette façon que vivent l’ensemble des mortels. La Loi, qu’est-ce au juste ? Le Talmud ? Mais les autres religions aussi. Le Chrétien vit dans le péché. Les membres de toutes les religions vivent dans des réseaux de contraintes et d’obligations qu’ils se sont inventés eux-mêmes pour eux-mêmes. S’émanciper serait s’en extraire. Or, ce que l’on voit c’est que toute tentative de s’en extraire échoue, voire même conduit à pire. La Loi, c’est bien sûr aussi celle des régimes totalitaires, mais pas seulement d’eux. Car c’est la loi du Capital, par exemple, mais qui souhaite vraiment en sortir ? Je ne sais pas si Kafka a lu Marx, ou s’il s’est intéressé à lui. Peu importe en réalité. Ce que nous voyons ici c’est que l’un comme l’autre ont perçu l’assujettissement des humains à un ordre machinique. Ce n’est pas du Marx de la lutte des classes qu’il s’agit ici, mais de celui qui a commencé à voir que le sujet de l’histoire était un « sujet-automate ». Chaque humain qui en dépend peut apparaître de bonne foi désireux de s’en extraire, mais c’est en vain, il demeure prisonnier d’une forme-sujet qui accomplit le dessein d’une Loi supérieure. Loi de la valeur ? Forme-marchandise ? Impératif du travail ? Je crois que tout lecteur du Procès peut être tenté de percevoir chaque scène offerte à ses yeux au cours de ce roman magistral comme une métaphore de ces diverses instances.

Ces contraintes, ces empêchements qui tissent le tissu de la Loi, on en viendra à dire presque qu’ils ou elles sont utiles car ce sont par eux et elles qu’on maintient un lien social, est-ce donc qu’il faudrait tracer un trait sur tout souci de libération ? Le livre de Kafka est d’un pessimisme absolu : nous ne convaincrons jamais nos gardiens et nos semblables (nos gardiens-semblables) que nous sommes innocents, nous ne les convaincrons jamais qu’il y a une possibilité de vie libre, nous sommes condamnés par avance et nous en payons le prix en acceptant dignement d’être mis à mort, même si, ce faisant, nous reconnaissons le caractère honteux de cette situation.

Kafka est l’auteur génial du XXème siècle qui a réussi à cerner le drame de ce siècle, celui d’avoir pris lentement conscience de l’absurdité des croyances, de l’arbitrarité des lois, de la décentration du sujet (jamais au centre de lui-même, toujours agi par des structures qui lui échappent) et, en même temps, de l’impossibilité d’en sortir, du caractère vain de toute tentative d’échapper à ce qui apparaît finalement comme la condition humaine. Brrr. Il nous fait froid dans le dos, il semble nous inviter à la modestie, à l’acceptation de notre sort, et pourtant au dernier moment, il nous montre la capacité de révolte qui est en nous, capacité qui restera inexploitée, ce qui nous fera peut-être penser que c’est mieux ainsi car nous risquerions de plonger dans un abîme pire encore que celui que nous connaissons.

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Le capital a-t-il une substance? (2)

[je continue ici ma réflexion à propos de La substance du Capital, œuvre majeure de Robert Kurz, publiée en 2005, en l’agrémentant d’emprunts au livre d’Aurélien Barrau, l’Hypothèse K]

L’expansion du capitalisme a-t-elle une borne ?

Reprenant la thèse de Marx qui ramène le travail à une quantité d’énergie dépensée en efforts musculaires, cérébraux et nerveux, Kurz ne fait rien d’autre que suivre en parallèle la voie désignée par les sciences de la nature : qu’est-ce qu’un travail, si ce n’est une dépense d’énergie ? Rien d’anormal donc à ce que l’un conduise à l’autre. On peut néanmoins s’étonner que la théorie critique se rabatte sur une vision à première vue naturaliste et trans-historique, qui serait contraire à ses principes de base. Car enfin, prétendre que c’est la dépense d’énergie qui crée la valeur vous a un air définitivement trans-historique, inutile de le nier. L’argument de Kurz serait ici, cependant, qu’il faut qu’il y ait un soubassement réel au Capital, même si celui-ci, avec le temps, s’est évanoui, afin de ne pas le laisser dans les limbes de l’imaginaire, autrement dit dans la pure circulation des marchandises. Il s’en est pris à maints auteurs proches de lui, Alfred Sohn-Rethel en premier lieu, puis plus tard Moishe Postone, d’avoir soutenu un point de vue selon lequel l’abstractisation du travail commencerait seulement au moment où on procède à l’échange de marchandises, mettant le travail concret (producteur de valeur d’usage) en dehors de cette sphère. Faire du travail quelque chose qui est abstrait dès la production suppose que la part concrète soit diffuse en lui même au stade abstrait. Kurz en veut beaucoup semble-t-il à une pensée dite « post-moderne » qui ferait s’évaporer toute idée de substance pour que ne restent plus que les rapports signifiant / signifié, autrement dit les symboles du langage. Je ne sais pas s’il a raison, c’est pour moi une question très profonde sur laquelle bute ma réflexion. Suis-je encore matérialiste ou suis-je purement structuraliste ? La physique contemporaine a beaucoup à dire sur ce sujet, elle participe activement de la dé-substantialisation du monde au sens positif du mot substance : la relation est de plus en plus mise en avant, quarks et bosons ont fait s’évanouir les masses concrètes dont on pensait qu’étaient faits nos atomes. L’interprétation relationnelle de la physique quantique (nous y reviendrons plus tard) va jusqu’à prétendre que les quantités mesurables n’existent que lors des interactions.

Nous le savons : la dernière décennie a remplacé le travail vivant, celui qui use de cette énergie « musculaire », par un travail mort, réalisé dans les robots et dans l’IA. Le capitalisme s’est révélé capable de remplacer cette dépense d’énergie humaine par les robots et l’IA… lesquels sont justement d’énormes consommateurs d’énergie. Où se rencontreraient l’énergie physique et l’énergie humaine qui en est une image réduite. Sorte (à mon sens, mais peut-être me trompé-je) de conversion des catégories de la borne interne dans celles de la borne externe. Pas étonnant alors que la théoricienne française de la CDV, Sandrine Aumercier, fasse appel à la notion de mur énergétique en lieu et place de la fameuse borne interne. Cette notion elle-même n’est pas sans difficulté : s’il est vrai que l’humanité a beaucoup de mal à stocker l’énergie et à transformer l’énergie primordiale (qui nous vient du soleil) en énergie utilisable, on ne peut pas présager une impossibilité définitive. A propos de la fusion nucléaire, par exemple, Sandrine la balaie en une demi-phrase : « nous sommes infiniment loin de réaliser la fusion », mais outre que la notion « d’infiniment loin » n’a pas de sens, elle fait peu de cas des « progrès » réguliers effectués dans cette voie : il s’agit de maintenir stables des plasmas au sein desquels la rencontre des atomes (isotopes de l’hydrogène) puisse se produire, et le plus longtemps possible. Cela consomme de l’énergie et le but est de faire produire plus d’énergie qu’il n’en est consommé, pour l’instant le rapport reste encore faible mais rien n’interdit de penser qu’un jour, l’humanité puisse se servir d’une énergie disponible de manière illimitée

Tokamak au Japon (réacteur de fusion nucléaire)

Alors, d’autres voyants rouges s’allument : ce ne serait pas un cadeau ! nous dit Aurélien Barrau dans L’hypothèse K :

Les savants, les ingénieures, les techniciens pourront, peut-être, nous proposer une énergie presque infinie et notablement décarbonnée. Alléluia, nous serions sauvés ! Vraiment ? Qui s’interroge sur les conséquences effectives d’une telle éventualité ? Puisque aujourd’hui nous utilisons largement l’énergie pour raser les forêts, dévaster les fonds marins, bitumer les montagnes, éradiquer les espaces de vie, la perspective de décupler ce moyen de suicide/prédation, sans renouveau axiologique, doit-elle être considérée comme méliorative ?

La destruction du vivant n’en serait donc qu’accélérée.

Nous sommes toujours ramenés à la borne externe, laquelle se manifeste par tous les désordres que nous connaissons au plan du climat et de la disparition du vivant. S’il n’y a plus de vivant sur cette Terre, à quoi bon les robots et à quoi bon la fusion nucléaire ?

La théorie de l’effondrement

La Substance du Capital date de 2005. Robert Kurz est mort en 2012. Que penser aujourd’hui de son affirmation concernant l’effondrement ? A première vue, nous n’avons rien constaté de tel : les usines tournent toujours, surtout en Chine et aux US, les grosses entreprises accumulent des profits colossaux et les milliardaires s’enrichissent, creusant toujours plus l’écart entre eux et le reste de la population mondiale. L’argent circule à une vitesse plus grande que les tourbillons de vents dans les plaines du Texas, s’accumulant dans des poches qui semblent devoir contenir toujours plus, il est le fruit de trafics monstrueux, drogue, armes, êtres humains. Quels sont les signes de l’effondrement ? Faut-il penser que ces paroxysmes de richesse et de violence sont justement les manifestations symptomatiques d’une chute finale à venir, comme si, pressentant le danger, de plus en plus de personnes avides faisaient fonctionner la machine à un rythme infernal ? Ou bien Kurz se serait-il trompé ? Ou bien fallait-il comprendre les choses un peu différemment ?

Ne devons-nous pas penser qu’en réalité, l’effondrement a eu lieu… et nous ne nous en serions pas rendu compte?

La valeur fondée sur le travail vivant s’est bien effondrée. Les lieux de production se sont concentrés là où les salaires très bas n’ont pas permis de générer de survaleur significative, ce qui s’est traduit par des marchandises de moins en moins chères, mais par une masse de valeur de plus en plus faible (et une masse de marchandises de plus en plus grande, dont on voit ensuite les rebuts envahir les océans et les déserts). Les pays occidentaux se sont concentrés sur les marchandises de luxe qui permettent de compenser la réduction du travail vivant par l’absorption d’une autre énergie humaine, dont il est peu question dans les écrits de Marx ou ceux de Kurz, qui a pour nom « libido », et qui transforme les objets d’usage en objets de désir et met l’accent dans la production sur l’aspect esthétique, en quoi consiste la marchandisation du Beau. Les entreprises du secteur informationnel, Google etc. ont inventé une nouvelle forme de fétiche qui s’empare des masses et les fait fonctionner elles-mêmes comme automates à leur service, devenant addictes aux flux d’images et d’informations, au sens neutre du terme, en quoi consiste la marchandisation de l’information, de la connaissance, et même du vrai (ramené à de pures fictions vendables et exportables). L’ensemble du processus révèle donc cette caractéristique fondamentale que nous relevions à l’instant : la dé-substantialisation. La substance s’est bien évanouie. Mais cette fois, dans un sens plus vaste que tout à l’heure, ce n’est plus seulement la substance travail qui disparaît, mais la substance de notre monde, de nos émotions, de notre vie. On doit penser ici que les deux disparitions sont liées, que le capital, pour survivre à son effondrement objectif, a dû créer, inventer, produire toujours plus de recettes qui lui ont permis de se survivre à lui-même en dépit de la perte de ce sur quoi il était fondé. Parmi ces recettes, la finance, c’est-à-dire le développement d’un capital fictif, en est une majeure. L’existence d’un capital fictif a priori inépuisable est la garantie que l’on pourra continuer sans relâche à exploiter la Terre, la vie biologique et le monde des espèces naturelles.

Aurélien Barrau

Le capital fictif

Le capital ne gèrant plus de valeur basée sur le travail, celle-ci ayant disparu, fait comme si (dans l’industrie bancaire) cette disparition était irréelle ou provisoire, que la valeur allait bientôt revenir, et qu’il suffisait donc de parier sur ce retour, en empruntant au futur. André Gorz avait déjà prévu cela vers la fin de sa vie, écrivant dans Ecologica: « le capital recourt de moins en moins à la production de marchandises et de plus en plus à « l’industrie financière » qui ne produit rien : elle crée de l’argent avec de l’argent, de l’argent sans substance en achetant et en vendant des actifs financiers et en gonflant des bulles spéculatives ».

Norbert Trenkle et Ernst Lohoff, penseurs contemporains et membres de la revue Krisis, qui se sont un peu éloignés de Kurz, ont inventé pour décrire ce phénomène la notion de marchandise d’ordre 2 (MO2). Ils se basent en cela sur le concept marxien de capital fictif. « L’augmentation du capital social global aurait été non plus basée sur la valorisation réelle, mais principalement maintenue grâce à l’anticipation de valeur future sous la forme de capital fictif ». En précisant que la catégorie de capital fictif « comprend tous les titres monétaires issus de la vente de capital-argent et qui existent, à côté du capital-argent initial, dans les mains du prêteur dès l’instant où le capital-argent initial est vendu. Il s’agit par exemple des droits d’une banque en matière de remboursement et d’intérêts, mais les actions constituent tout autant un capital fictif ». Dans le Livre III du Capital, Marx disait que ce qu’il advient du capital-argent une fois dans les mains de l’acheteur de celui-ci, qu’il soit dépensé de manière productive ou pour la consommation, est sans importance pour la distinction entre capital fictif et capital en fonction. Ce qui est décisif, c’est plutôt le fait que la même somme d’argent existe doublement comme capital pour deux personnes. Voilà une chose bien fantastique, et il faut s’y prendre à deux fois pour la réaliser (oui, je sais, je suis béotien en la matière et sans doute m’étonné-je de peu…) : lorsque l’entrepreneur est en mal de liquidités pour des investissements futurs, il peut « vendre » une partie de son capital sous forme d’actions, l’acheteur en fera ce qu’il veut, mais il restera alors le fait que, bien sûr, d’un côté, le vendeur garde son capital : le titre vendu ne donne que la garantie d’un remboursement futur une fois les gains dus à la production réalisés, et de l’autre, le prêteur en gagne, puisqu’avec cette somme d’argent il peut bien faire ce qu’il veut, y compris investir lui-même ailleurs. Autrement dit, par ce biais, et comme par miracle, le capital se multiplie ! Jusqu’à où, jusqu’à quand peut aller ce tour de passe-passe magique ? Gorz pensait y voir une limite que le capitalisme atteindrait tôt ou tard. On ne peut pas indéfiniment parier sur le futur, dit la personne de bon sens, surtout lorsqu’on sait que les promesses ne peuvent pas être tenues ! Les bulles financières finissent toujours par éclater.

Ernst Lohoff et Norbert Trenkle

Malheureusement, les espoirs d’André Gorz se sont révéles vains jusqu’à maintenant.

Pour conclure, avec (et contre?) Aurélien Barrau

On a l’impression que le capitalisme se survit à lui-même et que l’effondrement est pour plus tard alors qu’il a déjà eu lieu mais que ses effets ne se font sentir qu’avec retard, comme cela est le cas dans de nombreux phénomènes physiques (connus comme cas d’hystérésis). Et ces effets, bien sûr, contiennent tous les constats horribles que nous pouvons faire et qu’énumère si bien Aurélien Barrau :

les populations animales s’effondrent,

les végétaux sont en stress extrême,

les fonds marins et leurs écosystèmes sont dévastés,

les feux ravageurs se répandent partout dans le monde,

un million d’espèces sont menacées d’extinction,

les émissions industrielles impactent fortement la vie humaine,

nous assistons à – ou plus exactement nous engendrons – un « anéantissement biologique global »

que faire pour essayer de limiter les dégâts ? Ce ne sont pas les « petits gestes » demandés ici ou là qui vont y faire quelque chose (manière d’amuser la galerie et de détourner l’attention). Ce n’est pas non plus, comme le souhaite Aurélien (je l’appelle ainsi parce qu’il est pour moi une figure familière, que je rencontre quelquefois au gré de mes pérégrinations matinales dans Grenoble, du côté de la place Sante-Claire, avec qui je sympathise sans lui avoir pourtant jamais adressé la parole), une sorte de sursaut moral et poétique qui tout à coup s’emparerait de l’humanité.

Il n’y aura pas d’évitement des pires effets de l’effondrement que nous subissons dès maintenant sans un réel effondrement du capitalisme, et, on l’a compris : le secteur financier est au coeur de la question.

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Le capital a-t-il une substance ?

[je commence aujourd’hui une série de réflexions tirées de ma lecture du livre de Robert Kurz, La substance du Capital, sans doute l’oeuvre la plus achevée et la mieux écrite du philosophe allemand, parue aux éditions L’échappée, dans une traduction de Stéphane Besson, et avec une préface d’Anselm Jappe. On sait que Kurz s’inscrit dans la lignée d’Adorno, et on retrouve dans ses longs développements souvent des passages d’une lecture aussi difficile que peut l’être celle du maître de l’Ecole de Francfort. Mais ne nous laissons pas intimider par la difficulté. L’effort de compréhension d’une œuvre majeure en vaut toujours la peine.]

La nécessité d’une critique catégorielle

Répondre aux exigences de l’analyse critique du monde contemporain, à la question notamment de la responsabilité du capitalisme dans sa perte de substance, sa déliquescence progressive, l’effondrement même dont il paraît être l’objet, suppose de se lancer dans une réflexion concernant la matière même, voire la substance, justement, dont sont faits les principaux ingrédients de ce monde, en particulier le capital lui-même. Nous savons bien désormais que la notion de capital ne recouvre pas simplement une « somme d’argent » amassée au cours d’une phase d’accumulation, ni une puissance représentée par une classe sociale avide de biens et de fortune qui s’en prendrait à une autre classe, elle sans biens et sans moyens autres qu’une force de travail à vendre. Bien sûr, le capital c’est aussi cela, sous sa forme phénoménale, mais ce n’est pas que cela. Bref, il faut arriver à démonter la narration facile qu’offrait jusqu’à il y a peu ce qu’on convenait d’appeler le marxisme et que nous appelons aujourd’hui le marxisme traditionnel. Car le vice intrinsèque de celui-ci était d’afficher un montage « positif », un appareillage conceptuel destiné à avoir autant de contenu positif qu’un autre auquel il s’opposait, à savoir cette autre narration, celle du capitalisme, qui repose sur un ensemble de notions non interrogeables, comme le travail, la nécessité de travailler, la rentabilité, le profit, l’actionnariat etc. Dans un cas comme dans l’autre, les notions employées sont définies à partir de leur contenu supposé, celui-ci étant fait de substances positives, cernables comme des ensembles ceinturés par des frontières stables. Robert Kurz, dans son fameux ouvrage Gris est l’arbre de la vie, verte est la théorie, disait que ces deux récits sont les deux versants d’une même montagne, n’offrant que deux manières différentes de la gravir, autrement dit deux manières de gérer la contradiction interne d’un système. La gérer mais pas l’abolir. Car c’est la montagne à la fin qu’on doit abattre et pas les versants qui conduisent à son sommet. Si on ne veut pas construire ainsi des théories qui sont autant l’une que l’autre basées sur des notions positives et ne font que donner deux versions d’une même histoire, il faut, disaient Kurz mais aussi Postone, toujours, passer à une critique catégorielle, ce qui sous-entend passer au crible de la négativité les catégories jusque là employées (travail, capital, marchandise, valeur, survaleur etc.). Mais que serait une analyse « négative » ?

Le concept négatif d’une chose

C’est du côté de l’Ecole de Francfort, et en particulier d’Adorno, qu’il faut chercher une réponse à cette question. Qu’est-ce que le concept négatif d’une chose ? On pourrait dire en première approche que c’est tout ce à quoi s’oppose cette chose, tout ce qu’elle n’est pas (et que peut-être elle pourrait être, ce vers quoi elle pourrait évoluer etc.). Mais plus précisément, si on a fait un peu de mathématiques et surtout un peu de logique qui soit autre chose que la logique conventionnelle que l’on enseigne dans les premières sections de philosophie, pour laquelle non-non-p = p, et où l’inverse du vrai est le faux, on dira que c’est l’ensemble des objets avec lesquels interagit cette chose. En entendant par interaction une sorte de conflit qui se termine toujours par un état qui dépasse la situation d’où l’on est parti. Dans le cas du capitalisme par exemple ce serait un état reconnu comme « post »-capitalisme, dans le cas de la psychanalyse, un état reconnu comme « post »-névrose et ainsi de suite. [Les amis qui ont un peu travaillé avec moi et avec d’autres, proches de moi au cours de ma période dite « active », reconnaîtront les concepts de la ludique telle qu’elle fut inventée par Jean-Yves Girard à l’aube de ce XXIème siècle. Ce en quoi je trouvais déjà à l’époque que la ludique était une mise en forme de la dialectique hégélienne, mais en quoi je trouve aujourd’hui qu’elle serait la mise en forme du type de pensée qu’appelle la théorie critique, et notamment donc, la critique de la valeur].

La substantialité négative du Capital et l’abstraction réelle

Donc non, le capital n’a pas une substance au sens « positif » du terme, c’est-à-dire constituée d’une étoffe physique ou idéelle claire et distincte. S’il en a une c’est au sens négatif, comme substance dissoute dans un être purement processuel, on pourrait dire : sous l’aspect évanescent d’un comportement1 au sens de Girard, mais avant d’en arriver là, on se contentera de reprendre les termes de Kurz : la substance du capital est le travail… mais attention : jamais en un sens transhistorique, celui d’un « travail » ayant toujours existé ou d’une pseudo-propriété attachée à l’être humain en général. C’est du travail abstrait, au sens de Marx, qu’il s’agit, lequel ne peut se définir que négativement puisqu’il ne correspond à aucune des formes particulières d’activité concrète que l’on peut déceler chez les humains et qui, de plus, ne se rencontre qu’au sein d’une formation socio-historique particulière, celle du capitalisme.

Le travail, selon Ferdinand Hodler

Dans La substance du capital, Kurz expose la transition entre deux formations sociales historiques, l’une, précapitaliste, qui est dominée par la Religion et la vie ecclésiastique et l’autre, capitaliste, où la religion s’efface pour laisser la place à un monde essentiellement dominé par la valeur. Il la décrit comme le passage d’une transcendance à une immanence. Mais dans cette immanence, il reste bien sûr quelque chose de la transcendance, c’est comme si elle était descendue du ciel pour s’accoler au monde d’en bas, revêtissant les corps d’une fine pellicule. La valeur, fondement de la machine-capital, est bien sûr une abstraction au sens classique du terme : elle n’est pas saisissable par nos sens, elle est impalpable, elle est juste concevable par l’esprit, mais à la différence des abstractions usuelles, celles qu’on a décrites en termes de simples généralisations à partir d’exemples concrets (les idées de fleur, d’homme, de femme…), et qui sont de pures idéalités n’ayant pas d’action par elles-mêmes (sauf par les raisonnements qu’elles permettent d’articuler), elles pénètrent en nous et nous poussent à agir spontanément, sans forcément y réfléchir, comme si elles étaient un voile ou un vêtement doté d’une faculté d’agir autonome. Cela me fait penser (sous l’influence de mes amis de culture juive) au fameux Dibbouk de la mythologie juive : quelque chose qui n’est pas un simple esprit, tout en lui ressemblant, mais qui s’empare des corps des humains comme des reproches permanents de ne pas avoir accompli tel ou tel acte, par exemple de ne pas avoir tenu la promesse d’épousailles que l’on avait faite. Dans le régime religieux, l’abstraction Dieu ou l’abstraction valeur au sens de la valeur divine, nous pousse bien à agir de telle ou telle manière par l’intermédiaire de la morale et du dogme religieux, mais dans le régime d’immanence de la valeur marchande, descendue qu’elle est à notre niveau, l’abstraction ne nous dirige plus d’en haut mais guide nos pas et nos mots de manière directe. C’est pour cela que Kurz parle « d’abstraction réelle »2 terme ici traduit de l’allemand, langue dans laquelle sans doute il prend plus de relief, car dans « Realabstraktion » il perd de cette ambiguïté qu’on peut lui trouver en français où il risquerait d’être vu banalement comme une « réelle abstraction », alors que ce qu’il faut lire c’est une entité qui est à la fois une abstraction et quelque chose de réel (quasi concret en quelque sorte). Cette notion d’abstraction réelle est capitale pour comprendre la philosophie de Robert Kurz. De même est capitale celle de « métaphysique réelle » dont la construction obéit au même principe, il ne s’agit pas d’une réelle métaphysique (!) mais de quelque chose qui est à la fois « métaphysique » et « élément du réel ». En passant de Dieu à la valeur, nous sommes passés de la métaphysique (au sens habituel du terme) à la « métaphysique réelle », au sens d’une doctrine incarnée en nous qui rend les catégories par lesquelles nous nous pensons agissantes en elles-mêmes et bien réelles : ce ne sont pas les simples concepts descriptifs d’une théorie économique ou sociologique classique. Kurz dit : « La déité transcendante absolue cède la place au principe essentiel immanent et absolu ayant pour nom « valeur », ou plus exactement, au procès de valorisation ». p.39

On touche alors le fait que la critique catégorielle n’est pas seulement une critique au sens classique du terme, comme on parle de critique de l’économie politique par exemple et qu’on en sort une nouvelle « théorie » mais tout aussi « économique » et « politique » que la précédente (autrement dit on ne change rien), mais un travail sur nos propres catégories qui nous pensent et nous agissent sans que nous n’en ayons conscience.

Retour au travail

Parmi ces abstractions réelles figure le travail. On sait que selon Marx, on a l’habitude de scinder l’objet en deux : travail concret et travail abstrait. Une longue tradition marxiste s’est facilitée la tâche en caractérisant positivement ces deux réalités. Le travail concret serait le travail physique, producteur de bien, c’est-à-dire de valeur d’usage, ayant toujours existé et exprimant une forme du métabolisme que « l’homme » (comme on disait autrefois!) entretient avec la nature. C’est ce travail qui entrerait dans la production des marchandises au sein du fonctionnement capitaliste. La spécificité du processus ne tiendrait qu’au fait qu’entrant dans ce processus, ledit travail devienne aussitôt abstrait, car la production de valeur qui est recherchée par le capital (davantage recherchée que la production de bien) n’a que faire de la déterminité du travail concret entrant dans la fabrication d’un mètre de tissu, d’une paire de pantalons ou d’un livre relié, seule compte la quantité de travail dépensée, qu’elle soit l’une ou l’autre et, dans la manufacture standard, le travailleur n’est embauché que pour sa force de travail et pas pour sa compétence particulière (compétence qu’il peut changer en fonction des besoins). Cette vision des choses entérinerait l’idée qu’existe un travail concret et que, dans le rêve en quoi consiste la révolution qui mettrait à bas le capitalisme, ce travail concret serait retrouvé intact, tel qu’il n’aurait jamais dû être modifié et « abstractisée », autrement dit le but de ladite révolution serait de libérer ce travail. Or, il n’apparaît pas du tout à la lecture attentive de Marx que cela ait été vraiment ce qu’il voulait dire. (cf. note en fin de texte) D’abord, en faisant ce genre de narration, on considère la catégorie du travail comme an-historique ou trans-historique : le travail aurait toujours existé. Or, rien n’est moins sûr et en tout cas pas sous la forme qu’il revêt dans notre monde. Kurz, et sans doute Marx, bien que de manière parfois confuse, considèrent que, dans le capitalisme, le travail est abstrait de manière apriorique, puisqu’il est d’emblée requis comme tel pour faire tourner la machine capitaliste et que, de ce fait, si on peut parler de travail concret c’est un peu à la façon d’un oxymore, en tout cas pas comme matière primitive mais au contraire comme forme particulière de manifestation du travail abstrait.
Kurz n’en reste pas à la catégorie travail inanalysée, reprenant la thèse de Marx sur l’existence d’une dépense physiologique « de matière cérébrale, de muscle, de nerf » tentant d’en réfuter toute interprétation naturaliste et trans-historique, laquelle nous ferait revenir à la case départ d’un travail ayant été toujours là. Les termes mêmes de cette thèse sont pris, selon lui, dans la formation historique spécifique du capital. La « dépense d’énergie » dont il est question et qui dénote bien quelque chose de réel, qui a existé dans le passé (bien qu’on n’ait pas eu l’idée autrefois de la thématiser de cette façon), ne prend sens que dans le cadre de l’abstraction réelle moderne. Ainsi la substance « travail abstrait » n’est pas sans contenu matériel ou physique, ce qui est, pour Kurz, la seule façon d’envisager le fait que, lorsqu’on parle d’effondrement à quoi se destine le Capital, on parle bien de quelque chose d’objectif, de réel, d’un effondrement au sens absolu du terme.

Ceci est parfois remis en question par d’autres courants de la critique de la valeur, notamment par Moishe Postone qui, ici, s’écarte de son alter ego germanique, mais aussi par Norbert Trenkle et Ernst Lohoff, deux membres de la revue Krisis. J’y reviendrai plus tard car c’est un point fondamental, touchant au concept d’effondrement, qu’il faut approfondir sans arrêt. Quel lien entre l’effondrement du Capital au sens de Kurz et l’effondrement au sens désormais usuel d’un effondrement de tout, du climat, de la biodiversité, de la culture et même de la vie. Quel lien établir entre la pensée de Kurz ou de Postone, et celle d’un Aurélien Barrau écrivant au début de L’hypothèse K que le cas de l’effondrement de la vie sur Terre est à peu près aussi clair et incontestable que la rotondité de notre planète ? Voilà le genre de question à laquelle nous devrions essayer de répondre pour progresser un peu sur la voie de la connaissance de notre avenir.

(*) Note sur Marx et le travail abstrait

Dès la quatrième page du livre I du Capital, Marx écrit ceci!

Si l’on fait, dit Marx, abstraction de la valeur d’usage du corps des marchandises, il ne leur reste plus qu’une seule propriété : celle d’être des produits du travail. […] En même temps que les caractères utiles du travail, disparaissent ceux des travaux présents dans ces produits, et par là-même les différentes formes concrètes de ces travaux, qui cessent d’être distincts les uns des autres, mais se confondent tous ensemble, se réduisent à du travail humain identique, à du travail humain abstrait. Considérons maintenant ce résidu des produits du travail. Il n’en subsiste rien d’autre que cette même objectivité fantomatique, qu’une simple gelée de travail humain indifférencié.

Kurz commente en disant : on ne peut pas ne pas voir que le concept de travail abstrait présenté ici n’est nullement une aride définition positiviste, mais au contraire le premier pas vers la critique conceptuelle d’une réalité négative.

Dans les Grundrisse, Marx reformulera ceci en écrivant :

Le travail semble être une catégorie toute simple […] Cependant, conçu du point de vue économique sous cette forme simple, le « travail » est une catégorie tout aussi moderne que les rapports qui engendrent cette abstraction simple[…] Cette abstraction du travail en général n’est pas seulement le résultat dans la pensée d’une totalité concrète de travaux. L’indifférence à l’égard du travail déterminé correspond à une forme de société dans laquelle les individus passent avec facilité d’un travail à l’autre et où le genre déterminé de travail est pour eux contingent, donc indifférent. Là, le travail est devenu, non seulement comme catégorie, mais dans la réalité même, un moyen de créer la richesse en général, et a cessé de ne faire qu’un en tant que détermination avec les individus au sein d’une particularité.

La richesse en général… On méditera là-dessus au moment où ce « général » ayant envahi la biosphère, il ne reste plus qu’à attendre que le tout s’effondre pour qu’on rebâtisse un monde d’où n’émergeraient plus, peut-être, que des richesses individuelles et toutes particulières, richesses personnelles au sens de la richesse que renferme chaque personne prise en elle-même et pour elle-même.

1 Un comportement réunit l’ensemble des desseins qui réagissent de la même manière par rapport à d’autres desseins.

2 Cette notion d’abstraction-réelle est issue, à vrai dire, des travaux d’Alfred Sohn-Rethel, contemporain et ami de Walter Benjamin.

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Kohei Saito et le Marx décroissant

Marx redevient d’actualité : j’ai souvent dit ici mon soutien aux penseurs de la critique de la valeur et de la valeur / dissociation (Postone, Kurz, Scholz), qui ont eu l’audace de vouloir se débarrasser du « marxisme traditionnel », celui de la lutte des classes, du mouvement ouvrier, du productivisme, et de la contradiction entre les forces productives et les moyens de production, autrement dit de cette idéologie dépassée qui a nourri les réflexions anciennes sur le communisme, en faveur d’une pensée inspirée du Marx de la marchandise, de la valeur et du fétichisme. Le vieux marxisme avait inspiré le stalinisme, qui n’avait rien à voir avec un « socialisme » mais tout à voir avec un capitalisme étatisé. Avant eux, André Gorz, Jean-Marie Vincent et quelques autres avaient ouvert cette voie critique, et évidemment les grands théoriciens de l’Ecole de Francfort, tels Theodor Adorno et Max Horkheimer, ainsi que Walter Benjamin. Autre tribut auquel il faut rendre hommage, celui de Simone Weil. Ils ont alors fait émerger une autre vision du vieux barbu, qu’on ne peut plus cantonner au Manifeste ou à certaines pages du Capital, surtout celles des livres 2 et 3, d’autant plus douteuses qu’elles n’ont pas été écrites par Marx lui-même, mais rédigées après sa mort par un Engels qui, pour fidèle qu’il ait pu paraître, n’en avait pas moins délaissé son pote Karl lorsque celui-ci évoluait vers une pensée radicalement différente prenant en compte la technique, l’épuisement des ressources et la perspective des crises futures.

Le philosophe japonais Kohei Saito appartient à ce mouvement, et son livre, Moins ! La décroissance est une philosophie reprend quelques idées de la théorie critique, sans toutefois signaler sa parenté avec les travaux cités plus haut (à l’exception d’une référence à André Gorz). Il se présente davantage d’ailleurs comme un best-seller que comme une analyse approfondie. Des concepts centraux comme celui de fétichisme sont à peine mentionnés et il est peu question d’une forme-sujet qui serait spécifique au capitalisme. La nécessité d’établir un lien entre sujet de l’inconscient et sujet social n’est pas, non plus, dans ses plans. Pourtant, ce ne sont pas là des raisons de négliger l’ouvrage, lequel met l’accent sur des réalités qu’il est toujours utile de rappeler. Mon regret sera l’absence de références croisées entre les différents travaux qui se rattachent à un même objectif : tenter de développer ce qu’il y a dans la pensée marxienne qui nous permet de mieux comprendre les événements de notre siècle et l’imminence d’une catastrophe si l’on ne prend pas les devants quand il en est encore temps (mais en est-il encore temps?).

La première partie de ce livre se cantonne dans ce que la plupart d’entre nous savent déjà : qu’il est impossible de continuer la croissance économique, qu’un univers fini, selon la formule, ne peut accepter une expansion infinie des demandes de ressources, que le capitalisme vert (ou Green New Deal) n’est qu’une vue de l’esprit, que tout progrès technologique en matière de réduction d’émission de carbone s’accompagne inéluctablement non pas d’une réduction véritable mais au contraire d’une demande accrue qui engendre un accroissement de la consommation d’énergie etc. etc. Il a ceci cependant dès le début qui le distingue de nombre de livres touchant au sujet : mettre en exergue la notion de déplacement. Laquelle sera reprise ensuite dans l’établissement d’un parallèle avec la théorie marxienne de la valeur. Pour faire bref, chaque gain de productivité s’accompagne, non pas… d’un repos mérité (!) mais au contraire d’une extension de la recherche de marché pour écouler les marchandises en excédent, afin de réaliser davantage de valeur. Tout se passe ainsi comme si le capitalisme reposait sur une recherche de perpétuel déplacement vers un lointain extérieur. Saïto voit cette réalité sous divers aspects. Par exemple : « le centre a pillé les ressources de la périphérie au nom de la croissance économique tout en imposant à la périphérie les coûts et les charges que le développement économique dissimule », oui bien sûr, et l’exemple donné de l’huile de palme est particulièrement éloquent. Ils sont bien niais ou hypocrites ceux qui disent que nos populations occidentales (en particulier en France) ne devraient pas faire l’objet de trop de restriction puisque ce ne seraient pas elles qui produiraient le plus de CO2, mais celles des pays comme l’Inde ou la Chine… Bel exemple de « déplacement » puisque ce sont ces pays-là qui produisent les marchandises que nous consommons. Saïto met l’accent sur le fait que non seulement, nous bénéficions de ces déplacements au plan économique, mais également au plan psychologique : ce qui est loin disparaît de nos regards et nous pensons pouvoir couler des jours heureux dans le centre une fois rejetés à la périphérie les inconvénients de notre mode de vie. Le capitalisme invisibilise ainsi ses propres contradictions en les déplaçant. Le développement technologique a sa place dans ces déplacements car la technologie elle-même en est moteur. Le premier exemple analysé par Marx est celui de l’épuisement des sols qui a été analysé par son contemporain Justus von Liebig (dans la dernière partie de sa vie, Marx a passé la plus large partie de son temps à étudier des travaux scientifiques, en biologie, en chimie, en physique, en agriculture). Au départ, les nutriments nécessaires au développement des plantes (phosphore, potassium) sont fournis naturellement par l’altération des roches, puis après consommation, peuvent être restitués à l’environnement pour que la fertilité soit maintenue. Cycle naturel mais trop lent si les humains veulent produire et consommer davantage, l’extension de la production conduit alors à un appauvrissement des sols conduisant à un épuisement. « Fort heureusement » (!), la technologie survient sous la forme des engrais, et encore, cela passe par une étape intermédiaire celle du guano, qui fit la fortune des pays des Andes au XIXème siècle. Avec la synthèse de l’ammoniac, dite « procédé Haber-Bosch », plus besoin de guano ni d’attente que les cycles naturels s’accomplissent. Mais évidemment l’écoulement des composés azotés dans l’environnement va générer de multiples inconvénients, nous voici face à un sérieux déplacement des problèmes causé par la technologie… et qui se double d’un déplacement spatial : du centre agricole vers la périphérie des pays lointains qui deviendront tributaires de la production de guano, avant que celle-ci soit devenue inutile et que ces pays soient confrontés à une crise (conduisant même à la guerre du guano de 1864). Autre déplacement, temporel celui-là : le bien connu « après nous le déluge » au nom duquel ce sont nos enfants et petits-enfants qui feront les frais de notre développement inconsidéré. Rajoutons un chapitre à cette histoire : c’est à la recherche d’un nouveau déplacement, mais cette fois dans l’espace, que se lance l’astro-capitalisme qui constitue (cf. *) la base de l’arrangement Trump-Musk. Recherche dans l’espace des matériaux du futur que l’on ne trouvera plus sur Terre et peut-être même exportation vers l’espace de minorités humaines qui voudront fuir une Terre devenue invivable. Mais Marx soulignait que ces déplacements conduiraient inévitablement à des enrayements qui aggraveraient davantage les contradictions du capitalisme… On ne peut qu’être perplexes devant les perspectives d’une vie spatiale (où plusieurs générations devraient se succéder avant qu’on arrive à destination sur une « planète accueillante »).

Add value to value! devise du capitalisme

Dans le chapitre 4, intitulé « Marx dans l’anthropocène », Kohei Saïto nous livre le fruit de ses recherches sur Marx en tant que membre du grand projet MEGA (à ne pas confondre avec MAGA bien sûr…) qui ne veut rien dire d’autre que Marx-Engels-Gesamtausgabe et qui vise à la réédition intégrale des textes de Marx et d’Engels (en une centaine de volumes), où il apparaîtra que de très nombreuses notes écrites par Marx, qui rendront possible une nouvelle interprétation du Capital, n’ont jamais été publiées. On a reproché à Marx, à juste titre, son « eurocentrisme », sa vision progressiste unilinéaire qui lui fit dire que les pays industriels montraient aux autres ce qu’ils allaient devenir plus tard. Le marxisme traditionnel des années soixante-dix postulait qu’il n’y avait qu’un chemin vers le socialisme, qui reposait sur le développement d’une classe ouvrière suffisamment nombreuse. A cause de cela, un économiste connu, qui enseignait à Grenoble dans ces années-là avait conçu une théorie folle : celle des « industries industrialisantes », selon laquelle là où il n’y avait pas de classe ouvrière assez développée, il fallait créer des usines qui auraient la vertu d’appeler à la construction d’autres usines et ainsi de suite. Si encore cette théorie était restée à l’état de la pensée, ce n’eût pas été trop grave, le drame est que ses suiveurs voulurent l’appliquer à l’Algérie, avec tous les dégâts que l’on sait, révolte du monde agraire, retour aux formes les plus archaïques de la conscience nationale s’incarnant dans l’islamisme etc. Si ces penseurs « marxistes » avaient eu connaissance des recherches entreprises par Marx lui-même après la publication du livre 1 du Capital, ils auraient compris que leur idole s’était détourné de cette vision. Très vite, en effet, il s’est tourné vers les travaux d’histoire et d’ethnographie susceptibles de révéler d’autres types de sociétés (ou simplement de vivre-ensemble, la notion de société étant elle-même suspecte comme attachée à la vision du monde capitaliste). Un signal est donné par la réponse de Marx à une militante révolutionnaire russe, Vera Zassoulitch, dans les années 1880 qui lui demandait que faire des mirs, ces communes rurales autogérées qui, aux yeux de nombreux révolutionnaires de ce temps-là se présentaient comme des armes objectives contre la toute-puissance du tsarisme. C’est à ce moment-là que Marx corrige ses propos et affirme que ce qu’il a dit dans le Capital ne concerne que l’Europe occidentale, et qu’il n’est nul besoin que la Russie passe par l’étape capitaliste pour atteindre le socialisme. A la même époque, il travaille sur les anciennes coopératives du monde germanique du haut Moyen-Âge, dites markgenossenschaft, qui l’intéressaient particulièrement à cause de leur manière de respecter les cycles agricoles. Finalement, le Marx tardif, loin de continuer à en appeler au développement des forces productives, prend conscience de leur force destructrice, il commence à faire l’éloge des sociétés qui adoptent une forme d’existence stationnaire. Autrement dit, selon Saïto… voilà notre Marx qui fait l’éloge de la décroissance.

Vera Zassoulitch

Je n’en dirai pas plus ici sur ce livre, dont on a compris qu’il était plus intéressant par ce qu’il révèle de l’évolution de la pensée de Marx que par les points de vue propres à l’auteur qui demeurent assez convenus, visant à expliquer pourquoi la décroissance est souhaitable sans pour autant nous dire comment passer du monde effarant au sein duquel nous vivons, qui semble ne pas en prendre le chemin, vers la décroissance. Certes, il faut développer les communs… est-ce que ce sera suffisant ? Comment ferons-nous quand le capitalisme s’y opposera de toutes ses forces comme déjà nous le voyons au travers du trumpisme et des autres manifestations d’un hubris productiviste ?

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Journées et soirées parisiennes d’octobre et novembre (2)

Maison Européenne de la Photographie (MEP), rue de Fourcy, près de la station saint-Paul, quartier du Marais. Une exposition qui nous intrigue, et finalement nous emmène dans un monde merveilleux, celui des plantes. Plantes réelles. Plantes imaginaires. En quoi diffèrent-elles fondamentalement ? Toutes confondues, elles ont une non-histoire comme le dit le titre de l’exposition. La photographie est ici une technique qui nous montre ce que nous ne voyons pas. Car que savons-nous du monde qui nous entoure ? Presque rien, alors que nous croyons savoir tout. Il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’à entendre ce que nous dit la physique contemporaine, que, de l’univers, nous connaissons à peine 5 % (et oui, matière et énergie noires nous échappent), puisque déjà lorsque nous jetons notre regard sur les végétaux avec des moyens techniques légèrement améliorés par rapport à nos organes de perception, nous découvrons un monde que nous ignorions. Mais où est la limite entre fantasme et observation ? Des techniques de film, comme le time-lapse, nous montrent le développement de pâquerettes, les battements de leurs feuilles comme ceux des ailes des oiseaux, révélant chez elles des rythmes qui dépendent de leur âge : les plus vieilles n’arrivent plus à refermer leurs ailes. Charles Darwin déjà en 1880, avec son fils Francis, dans son ouvrage La Faculté motrice dans les plantes, avait montré que les plantes étaient capables de sensations. D’où des rêveries, des productions artistiques à la limite de la science : des films (The Secret Life of Plants, de Walon Green, 1979) montrent des expériences où l’on enregistre le pouls des fleurs, elles semblent ressentir les choses autour d’elles : quand un opérateur vient détruire un specimen semblable à portée de sensation de la plante observée, celle-ci éprouvera par la suite un rejet à l’égard du même opérateur. Si non e vero e ben trovato, comme dit l’autre. Il reste quand même l’hypothèse que les humains pourraient être connectés émotionnellement à chaque chose de la nature. On trouve aujourd’hui cette idée chez Philippe Descola. Dans la partie Matière végétale, on conçoit les plantes d’une autre manière : ne sont-elles pas elles-mêmes à la foi objet et sujet de la photographie ? On les photographie, certes, mais ce sont elles qui donnent la matière avec laquelle elles le sont : papiers, pigments, agent de photosensibilité. Pas besoin de caméra, on les pose directement sur la pellicule. Les résultats sont magnifiques : cyanotypes d’Anna Atkins qui datent de 180 ans, impressions naturelles de Bradbury, paysages hybrides de Stephen Gill (photo). Toutes ces photographies révèlent la puissance des plantes. Pas étonnant qu’elles soient poursuivies par des films, des videos qui décuplent cette puissance au plan de l’imaginaire : le film de SF Le Jour des Triffides met en scène des plantes tueuses, la réalisatrice polonaise Agnieska Polska fabrique avec l’aide de l’IA un court-métrage extraordinaire qui invente un récit évolutionniste fantaisiste The Book of Flowers, qui paraît vraisemblable : au début étaient les plantes, et leurs fleurs attiraient les hommes en leur calice pour y faire l’amour, après l’amour, ils étaient absorbés. Différents événements sont advenus par la suite, qui ont séparé humains et végétaux, mais l’histoire n’est pas finie : qui sait, peut-être un jour, la fusion se reproduira-t-elle…Nous sortons de là tout chamboulés.

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Musée du Jeu de Paume : expositions Chantal Akerman et Tina Barney. C’est moins l’enthousiasme. Chantal Akerman, oui bien sûr. On voit ici de multiples séquences de films, y compris de son premier, en noir et blanc, mais qui nous semble désormais bien lointain, attaché à une époque de révolte adolescente. Les images de l’ouverture à l’Est, sur de lourds écrans télé de l’époque, sont aussi datées, on y prend un intérêt historique tant par leur objet que par leur support, mais guère un intérêt esthétique. Tina Barney est appréciée à cause de la taille et de la précision de ses photographies en couleurs des familles américaines de la côte Est, et de leurs excellents cadrages, mais ce qu’elles nous montrent est un univers désespérant, habité seulement par la convention et les certitudes d’une classe sociale éloignée de la vie. Bien loin de celle des plantes.

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Au Théâtre de la Porte Saint-Martin, à 20 heures, après une halte dans une brasserie du quartier, La Serva Amorosa de Goldoni mise en scène par Catherine Hiégel. Savoureux et jubilatoire. Aux antipodes de l’Amante anglaise vue la veille. Ici, le public participe, même si de manière silencieuse, ne serait-ce que par ses mouvements d’émotion, nettement perceptibles, il rit quand Octavio se montre ridiculement benêt auprès de sa nouvelle femme qui n’en veut qu’à son argent alors qu’il croit qu’elle l’aime, il se passionne pour la volonté de la jeune héroïne, Coraline, de remettre les choses en ordre en faisant rétablir les droits de Florindo, il exulte à la fin lorsque cette même Coraline, tellement bien incarnée par Isabelle Carré, vient au-devant de la scène pour son envoi en hommage à l’intelligence des femmes (sauf de certaines femmes américaines, peut-être, mais ça, elle ne pouvait pas le savoir). Il est interpellé de manière très drôle par Octavio, joué par Jackie Berroyer, au sujet des ravages de l’âge. (Avec Isabelle Carré, Hélène Babu, Jackie Berroyer, Olivier Cruveiller, Antoine Hamel, Jeremy Lewin, Tom Pezier, Jérôme Pouly, Stanislas Stanic. Mise en scène Catherine Hiégel).

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Le BAL, impasse de la Défense, petite impasse donnant sur l’avenue de Clichy : exposition Yasuhiro Ishimoto. Lieu discret, un petit café éthique ouvrant à 11h30, faisant travailler des exilés, réfugiés, demandeurs d’asile, et une galerie à la place d’une ancienne salle de bal… Ishimoto en père de la photographie japonaise, parti aux Etats-Unis dans les années vingt pour étudier, qui photographie alors Chicago. Mais est rattrapé par la guerre, et comme on sait les citoyens nippons sont mal vus, soupçonnés, internés. C’est ce qui lui arrive. Après guerre, il retournera au Japon, gardant en lui les leçons apprises auprès de l’Institute of Design, proche de l’enseignement du Bauhaus, mais s’en sentira exclu, jusqu’à ce qu’il s’épanouisse enfin dans des noirs et blans profonds tout en lignes verticales, horizontales ou obliques, un schéma qui convient bien à la photo des villas japonaises, comme la villa impériale Katsura à Kyoto.

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Institut Culturel Italien, rue de Varenne : exposition Domenico Notarangelo : Pasolini à Matera. Ne pas confondre avec le Centre Culturel Italien, boutique sans intérêt dans le quartier Saint-Séverin. L’institut, lui, est dans l’enceinte de l’Ambassade d’Italie. L’exposition des photos de Domenico Notarangelo nous replonge dans l’atmosphère du tournage de l’Evangile selon Saint-Mathieu, le plus beau film de Pasolini et peut-être de toute l’histoire du cinéma italien. Je l’avais vu à sa sortie en 1964, en marxiste un peu jeune et buté, je ne comprenais pas bien ce qu’un cinéaste communiste pouvait faire avec Jésus. Et pourtant… L’exposition révèle que celui qui jouait le rôle du Christ, un jeune espagnol du nom de Enrique Irazoqui était un militant révolutionnaire anti-franquiste. Alors que j’écarquillais les yeux devant le paysage dans lequel se déroule le film, pensant que c’est ainsi qu’était la Terre Sainte, j’ignorais ce que je vois aujourd’hui : que ce n’était pas la Palestine mais l’Italie, pas Bethléem mais Matera (Pasolini était parti faire des repérages en Palestine, mais avait trouvé que les paysages étaient devenus trop civilisés). Domenico Notarangelo est un grand photographe peu connu en France, son fils, qui a réalisé cette exposition, voudrait qu’il soit honoré à l’égal des Cartier-Bresson ou des Doisneau.

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5/6 novembre, journées noires


jour très noir pour le monde, pas seulement « pour la démocratie ». Sur le plateau de C ce soir, les intervenants (Dominique Moïsi entre autres) se lamentent sur l’incapacité de « la démocratie » à se défendre des attaques multiples venues du populisme et des tendances illibérales. Comme toujours on occulte le fond, on en reste à l’écume des choses, à la vision d’une opposition entre « fascisme » et « démocratie », alors que ce sont les deux apparences que revêtent un même régime : le capitalisme / patriarcat. Ou capitalisme patriarcal si on veut mais cela serait laisser entendre qu’il peut exister un capitalisme non patriarcal, alors que les deux concepts vont ensemble (comme le montre Roshwitha Scholz). Toute avancée des droits des femmes se paiera inévitablement d’une offensive en règle des forces du patriarcat. Le capitalisme luttera jusqu’au bout pour démolir toute velléité d’imposer des règles tenant compte des risques climatiques. Ses médias fidèles préféreront toujours s’en prendre aux lanceurs d’alertes plutôt qu’aux causes des catastrophes que l’on dit « naturelles » alors qu’elles ne le sont pas (ce sont des catastrophes issues du capital). Si demain, une grave crise écologique s’empare d’un pays, les habitants de ce pays en accuseront… les militants écologistes. Comme si c’était le fait de prédire une catastrophe qui rendait responsable de son accomplissement, l’imaginaire social fonctionnant à la manière de la pensée magique : n’en pas parler car cela porterait malheur. Cette victoire de Trump, c’est un peu comme si les 51 accusés du procès de Mazan se levaient d’un coup et allaient piétiner Gisèle Pélicot par volonté de vengeance. Il n’y a rien à espérer. Rien. De cette espèce humaine guidée par un mécanisme sans conscience. La seule recommandation que je ferais à un.e jeune aujourd’hui ce serait de lutter, de militer, de s’en prendre à toutes ces forces qui ne visent qu’à amener la catastrophe finale. Même si c’est peine perdue, car au moins cette peine sera utilisée à donner un ultime sens à son existence.

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