Le capitalisme, c’est la guerre

Dans un texte écrit en 20061, Moishe Postone mettait en cause l’impérialisme européen qui, selon lui, vallait bien l’américain, le russe ou le chinois. Il écrivait, à propos du début du XXème siècle : « le rôle hégémonique de la Grande-Bretagne et l’ordre mondial libéral furent contestés par la montée en puissance d’un certain nombre d’Etats-nations, et tout particulièrement l’Allemagne. Ces rivalités, qui ont culminé dans deux guerres mondiales, ont été expliquées par des rivalités impérialistes. Peut-être voyons-nous aujourd’hui le début d’un retour à une ère de rivalités impérialistes à un niveau inédit, élargi. Une des zones de tension en train d’émerger se trouve entre les puissances atlantiques et une Europe organisée autour d’un condominium franco-allemand ».

Ayant dessiné une analogie entre la situation d’avant 1914 et celle du début des années 2000 (non sans avoir déclaré avec optimisme que nous étions loin d’une situation de menace de guerre comme en 1914!), Postone avertissait la gauche de ne pas se laisser aller à prendre parti pour un impérialisme plutôt que pour un autre. Cela m’avait un peu décontenancé lorsque je l’avais lu, tant j’avais encore gardé en tête le vieux réflexe de lutte contre l’impérialisme américain.

Dans Le Ministère du Futur, est défendue une position semblable. Comme Postone, Kim Stanley Robinson s’en prend à l’Allemagne, qui s’en est bien tirée après la seconde guerre mondiale : elle avait conquis l’Europe par la finance si ce n’est par les armes et pour cela « elle avait léché les bottes des Américains pendant la guerre froide ». « A présent que cette période était close et que l’Allemagne se trouvait économiquement plus forte que la Russie, le pays pouvait prendre ses distances avec les Etats-Unis, oeuvrant à ses propres intérêts tout en sortant encore la langue pour lécher lorsque cela valait le coup. Toute l’Europe en était consciente tandis que les Etats-Unis, souffrant d’une forme aiguë de myopie narcissique, n’y voyaient que du feu » (p. 260).

Ceci m’a encore surpris. Ainsi, pour certains intellectuels américains classés à gauche, l’Amérique pouvait apparaître comme victime, et qui plus est victime… de l’Europe ! Cela me faisait penser aussi à certains propos de Noam Chomsky.

Robinson a écrit son livre bien avant que Trump n’arrive au pouvoir pour son second mandat. Quand on met ces passages en comparaison avec ce qui se produit depuis, en particulier les attaques particulièrement agressives du président américain contre l’Europe, on est sensible à ces rappels. Cela n’est pas – loin de là – manière de donner une justification à Trump, lequel se comporte à l’image des tyrans totalitaires du XXème siècle, et même d’avant si l’on en croit ses références à des présidents du XIXème siècle (comme Mc Kinley), et ne tente pas tant de corriger ce qui peut paraître a posteriori comme une anomalie de l’histoire, que de réaffirmer avec violence la force et la puissance du seul impérialisme qui vaille à ses yeux : le sien. C’est juste rappeler une réalité toute bête, nul n’est innocent et on doit apprécier la situation d’un moment non pas à partir de son seul sentiment naturel et spontané mais aussi à partir d’un contexte historique.

C’est dans les moments de crise que nous voyons le mieux le soubassement réel de l’histoire, son ressort dépouillé de tout sentimentalisme, de tout supplément d’âme culturel : l’histoire n’est même pas comme le disait Marx, « l’histoire de la lutte des classes », car la lutte des classes est un effet, et non une cause2, mais elle est l’histoire des distorsions, chocs et affrontements entre expansions différentes du capitalisme. Elle ressemble en cela à la tectonique des plaques, où les plaques seraient remplacées par des régions du Capital, qui, forcément, un jour, en viennent à se collisionner pour s’affronter ou… pour fusionner. Nous aurions tous aimé que ces conflits inévitables se règlent pacifiquement, nous en avons rêvé pendant quatre vingts ans, seulement voilà : la base du capitalisme, c’est la guerre. Peut-être est-ce aussi la base d’autres systèmes que le capitalisme, peut-être même de tous les systèmes. Dans un tel cas, serait-ce innocenter ce dernier ? Non, car c’est, dans le moment présent, lui qui nous concerne. Et puis, nous ne pouvons pas penser en dehors de lui, n’ayant aucune idée de ce que serait la forme-sujet d’un locuteur qui lui serait extérieur. Pour clarifier, disons que la base du capitalisme c’est la guerre capitaliste, c’est celle-là qui nous concerne. Et pas plus que la notion de travail n’est transhistorique, celle de guerre ne saurait l’être. La guerre capitaliste part des efforts monstrueux accomplis pour perpétuer le mécanisme de (re)production de la valeur. Comme le Capital n’a pas la capacité de s’exercer hors des contradictions et des conflits qui l’engendrent, il prend phénoménalement l’aspect de zones d’expansion qui coïncident le plus souvent avec des zones géographiques. C’est la valeur propre à un système national ou impérial qui cherche à s’accroître, et bien sûr au détriment des autres. C’est bien pourquoi la paix universelle n’existe pas, n’existera jamais, du moins tant qu’existera le capitalisme (en ce qui concerne la guerre capitaliste, bien sûr, car après…). Le conflit a lieu de manière plus ou moins violente, mais même dans les périodes apparemment sans violence, il existe toujours et sa violence est latente. La violence ouverte arrive quand les conflits s’exacerbent et les conflits s’exacerbent quand la crise de la valeur s’intensifie. Le Capital est acculé aujourd’hui, il ne trouve à créer de la valeur que par ce qu’il est convenu d’appeler « l’innovation technologique » et qui, en réalité, regroupe les dernières tentatives d’augmenter la productivité du travail3, ce qui ne va, de manière certaine, qu’aboutir à faire disparaître encore plus de valeur dans le futur (puisque tout gain de productivité entraîne une dévalorisation des produits émis sur le marché), mais nous n’en sommes pas encore là : il reste des profits à faire, de l’argent à gagner avec ces nouvelles marchandises. Le problème est qu’elles nécessitent des ressources minières que tout le monde n’a pas. L’aile avancée du capitalisme est donc prête à tout pour les acquérir4. Déjà la Russie avait comme but, en envahissant le Donbass, d’accaparer ses ressources ; quelques années après, Trump est prêt à s’entendre avec Poutine : entendons-nous en frères ennemis pour partager les ressources de l’Ukraine sur le dos de la bête, c’est-à-dire de son peuple. Cela ressemble au pacte entre Hitler et Staline, lorsque ceux-ci cherchaient à étendre leurs empires respectifs en tentant d’accaparer le maximum de terres céréalières (ce n’était pas les terres rares alors…). A l’autre bout de la planète, le géant chinois grogne, il ne veut pas que les Etats-Unis aient accès aux terres rares, au lithium, au coltan, au titane (et quoi encore?), alors il tient le pseudo-allié russe par la barbichette, tu ne me feras pas ça, hein ? Epouvantable tango qui se joue autour de quelques milliers de tonnes de minerai (dont parfois, pourtant, on doute de l’existence) qui, de toutes façons, seront épuisées dans quelques années. Le monstre américain va jusqu’à détruire la base transnationale sur laquelle il était assis jusqu’ici (car on veut bien que « l’empire européen » ait pris ses aises durant la guerre froide mais il n’en reste pas moins que les Etats-Unis ont aussi profité d’un marché considérable prêt à absorber leur production dans tous les domaines) en trahissant des partenaires européens qui le gênent dans son deal avec la Russie, et en menaçant d’attaquer… le petit Danemark pour s’installer au Groenland. Toujours pour récolter quelques tonnes de minerai.

L’autre source de valeur ce sont les médias, les réseaux sociaux, grâce auxquels les puissances impériales peuvent exercer leur pouvoir sur les populations aliénées, et qui profitent de l’occasion pour faire le marché des subjectivités, exploitées comme le sont les mines de métaux rares, car ce sont elles qui consomment, et sont, en quelque sorte, à l’autre bout de la chaîne. La valeur se gagne à la fois à la production et à la consommation, les deux coopèrent. L’empire tentera donc de façonner sans résistance la forme-sujet qu’il impose pour qu’elle ne se satisfasse que de la consommation des produits qu’il lui propose. Il faudra pour cela même abolir les obstacles opposés par la science et par la raison. Plus de science ni de raison car elles sont à l’opposé des intérêts du Capital qui reposent sur l’émotionnel, le transitoire et la croyance en la magie. [Contrairement, ceci dit entre parenthèses, à la théorie de ceux qui en sont encore à rendre responsables la raison et la science pour l’expansion du capitalisme. Oui, leurs intérêts ont coïncidé à certaines époques mais ceci est désormais loin de nous. Ce qu’il reste de coïncidence entre les objectifs de la science et ceux du capitalisme se cantonne à une frange technophile qui n’a plus rien à voir avec la science à proprement parler et pactise fort bien avec la croyance que la terre est plate. Dans son ensemble, la science reste relativement autonome du Capital et aujourd’hui, elle lui est même contraire dans son développement : les actions anti-science de Trump sont suffisamment éloquentes à ce sujet (nommer un anti-vax à la Santé, contrôler les agences scientifiques en leur interdisant de publier des résultats non conformes à ses plans, virer des chercheurs, asservir les services de météorologie etc. je sais, on me dira : mais c’est un imbécile. C’est vrai mais c’est aussi la preuve que même l’imbécilité révèle quelque chose du capitalisme, ou du moins la forme d’imbécilité propre à ce régime)].

Oui, le capitalisme est un chaos fracturé de continents qui s’affrontent, mais il ne faudrait pas en déduire que tous les empires se valent à un moment t de l’histoire, ni se laisser aller à « chercher des excuses » de telle ou telle action contre l’Europe dans la nature après tout elle aussi impérialiste de celle-ci. Il ne sert à rien de prendre parti – comme tend à le faire une certaine « extrême-gauche campiste » – pour un autre empire en se disant que peut-être il nous en saura gré et nous épargnera, car sa logique est insensible à ce genre de subjectivisme, au mieux l’empire rival ne fera que s’en servir pour accroître son efficacité et sa violence. Les prises de parti d’un sujet vivant au sein d’un empire pour un autre empire avec lequel le sien est en conflit cachent souvent des manœuvres pour tenter certains coups au niveau du jeu mondial de la terreur. Coups qui visent des prises de pouvoir locales qui se font toujours en définitive à l’avantage des envahisseurs réels ou potentiels (pétainisme, « populisme » du RN ou des leaders de Hongrie, de Slovaquie, voire même d’Italie).

Même si je me sens profondément européen, je ne ferai pas un plaidoyer pour l’Europe. Après tout, comme dit plus haut, elle a eu aussi sa pire époque impériale, le colonialisme, effroyable crime commis contre l’humanité, mais elle est le lieu où nous vivons et où des gens se sont battus pour y faire régner la prévalence de nombreux droits, et pour en chasser, à une époque, des occupants indésirables. Rien que par hommage à leurs actions, elle mérite qu’on la défende face à de nouveaux envahisseurs potentiels tout aussi indésirables. J’ai des amis qui ne le pensent pas, qui souhaiteraient même que l’on en finisse avec « l’idéologie des Lumières » vue comme terreau à partir duquel a pu se développer la forme-sujet du capitalisme, mais l’on ne revient pas en arrière dans l’histoire, on n’efface rien, on dépasse à la rigueur des situations, mais on ne fait jamais tabula rasa. En deça ou par delà, ou peut-être à la fois en deça et par delà la logique du capitalisme et de ses empires, s’impose au coeur des humains une volonté d’émancipation qui refuse les asservissements à des empires extérieurs, un désir de pratiquer sa langue et d’en décliner les beautés, un élan vers l’exaltation de sa culture et de ses créations, qui légitiment l’effort de résistance lorsqu’un empire (voire deux) cherche(nt) à en contrôler un autre. C’est là ce qu’ont ressenti les poètes de la Résistance, les scientifiques et les philosophes (Jean Cavaillès…) qui n’ont pas hésité à franchir le pas, ne les oublions pas.

Pour en revenir à Postone et au texte cité plus haut, le philosophe américain décédé en 2018, le concluait par ces mots : « si difficile que soit la tâche de saisir et d’affronter le capital mondial, il est d’une importance vitale de reprendre et de reformuler un internationalisme mondial ». On aimerait bien. Mais hélas, on ne voit guère surgir à l’horizon de mouvement dans cette direction…

***

PS: L’autre source de valeur (au sens capitaliste, toujours), c’est simplement… la vie. Marx a montré comment la force de travail sous le capitalisme était une marchandise, qu’en quelque sorte le système lui-même repose sur cette faculté de transformer la force de travail en marchandise. Avec la Russie poutinienne, on va plus loin encore, ce n’est pas la force de travail, c’est la vie même qui devient marchandise, quand la population russe qui n’a plus rien à donner et vit dans la misère la plus effroyable marchande ses fils et ses maris pour recevoir en échange de leur mort (si celle-ci arrive) un « salaire » qui dépasse tout ce qu’on peut gagner en plusieurs années de labeur. La force de travail nourrit la machine du Capital en temps ordinaire, la vie, ou dirai-je même (en dépit de ce que pourraient penser certains « matérialistes » un peu trop dogmatiques à mon goût), l’âme des gens la nourrit en temps de guerre car elle se change en salaire, c’est-à-dire un produit valorisé qui servira à acquérir d’autres valeurs, d’autres marchandises, faisant ainsi tourner la machine en toute artificialité, juste pour que le rouble se maintienne et que la Russie évite, au moins pour un temps, de tomber dans ce qui fut considéré comme une déchéance. Celle de l’Union soviétique. Dont quelques personnes en France continuent à perpétuer le souvenir, au travers, notamment, d’un parti communiste assez grotesque. On attend le Gogol ou le Dostoïevski du futur qui dépeindra dans un roman le visage grossier d’une société réduite à vendre sur le marché de la guerre les âmes de ses membres.

1 Histoire et impuissance. Mobilisations de masse et formes contemporaines d’anticapitalisme, essai publié dans Public Culture, vol. 18, n°1, repris dans Critique du fétiche capital, Le capitalisme, l’antisémitisme et la gauche, traduit par Olivier Galtier et Luc Mercier, PUF, 2013.

2 Voir à ce propos le livre de Robert Kurz et Ernst Lohoff : Le fétiche de la lutte des classes – thèses pour une démythologisation du marxisme paru aux éditions Crise et Critique en 2021

3 Et d’exploiter les ressources minières de l’Univers : l’ambition de Musk est d’extraire les minerais des astéroïdes.

4 Y compris, comme dit dans la note précédente, prête à intensifier la conquête spatiale dans ce sens.

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Drill, baby, drill ! (2) Un ministère du Futur ?

Fiction et réalité

Dans mon dernier billet, j’ai évoqué ce livre de Kim Stanley Robinson, Le Ministère du Futur, un livre à vrai dire assez étrange, contenant le meilleur comme le pire, une de ces œuvres « d’anticipation » ou de « science fiction » qui se trouvent prisées aujourd’hui car ce serait souvent paraît-il en elles que l’on trouve « des idées », ainsi qu’une description de ce qui nous attend dans un avenir plus ou moins lointain, là où la littérature classique (celle que l’on dit parfois blanche) devrait nécessairement faillir. Le Ministère du Futur n’en manque pas, d’idées… Le livre a été encensé par certains critiques, notamment dans la revue Society, où il a été présenté comme une vraie révolution, le manuel qu’auraient entre leurs mains Bill Gates, Thomas Piketty et Barack Obama (rien que ça). De quoi se méfier un peu : n’est-ce pas trop en faire pour un simple livre de fiction ? Il faut certes l’avouer : il contient des passages intéressants, voire très véridiques (comme ce fameux chapitre 1), mais comme nous le verrons, le cadre qu’il nous propose comme lieu des actions qui s’y produisent paraît déjà dépassé. Là est le risque de la « littérature-fiction » lorsqu’elle traite d’un avenir proche et qu’elle se veut la plus vraisemblable : être dépassée par la réalité.

On l’a compris, il nous montre un monde proche de l’effondrement. Notre monde. Cela se traduit d’abord bien entendu par les Grandes Canicules qui plongent dans la mort des millions de gens. Et cela se continuera par des crises financières à côté desquelles 1929 passe pour un incident de parcours. Je ne vais pas vous gâcher la lecture mais, vous pouvez vous en douter… tout le monde s’en sort ! Il faut dire qu’après un moment de stupeur, dans ce livre, les principaux acteurs du monde capitaliste deviennent… raisonnables ! Monde finalement heureux où les organisations internationales font leur job, où les principaux banquiers acceptent de se rencontrer « parce que l’heure est grave ». Monde qui n’a donc pas connu (le livre a été écrit avant) Trump ni son acolyte Musk. L’OMS existe et les Etats-Unis en font sans doute encore partie. On peut faire confiance aux dirigeants russes depuis que Poutine est mort et que les héritiers des oligarques ont fui la Russie vers des lieux plus gais pour abriter leurs agapes. Vous l’avez compris : nous sommes dans la fin du monde à l’eau de rose, tout finira par s’arranger.
Si seulement, cela pouvait être vrai !

Le Ministère du Futur

Revenons néanmoins vers quelques épisodes. Que se passe-t-il après cette canicule qui tue, en Inde, des millions de personnes ?
Il y a heureusement la chance que les accords de Paris soient respectés. Par exemple : « l’article 14, régi par la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, prévoit un point régulier sur les émissions de carbone des états signataires, ce qui revient à calculer la quantité totale de carbone émise dans le monde l’année en question. Le premier bilan mondial était prévu en 2023, suivi d’autres tous les cinq ans ». Cette première réunion eut donc lieu, mais le bilan était plutôt mauvais1. L’année suivante, quelques délégations signalèrent que la COP pouvait prendre les décisions nécessaires pour promouvoir la mise en œuvre effective des mesures projetées, notamment par la création des « organes subsidiaires jugés nécessaires ». Ainsi fut créé un tel organe, chargé de travailler en étroite liaison avec le GIEC, et « de défendre toutes les créatures vivantes présentes et à venir qui sont dans l’incapacité de s’exprimer par elles-mêmes, en promouvant leur statut légal et leur protection physique. » C’est cet organe qu’un journaliste décida de surnommer le Ministère du Futur. Qui s’installa à Zürich en janvier 2025. C’était juste avant que la canicule ne se déclenche en Inde.

Des solutions techniques et des données intangibles

Comment réagit le Ministère du Futur face à cette catastrophe ? Il laisse agir le gouvernement indien, lequel va tout simplement lancer une grande opération de gestion du rayonnement solaire, au moyen de l’épandage dans l’atmosphère de nuages de dioxyde de soufre, imitant en cela ce qui s’était réellement produit en 1991 lors de l’éruption du Pinatubo, qui avait réussi à faire chuter la température mondiale d’environ un degré. En l’absence évidemment de toute certitude concernant les effets secondaires possibles. On avait au préalable évacué les millions de morts et asséché les lacs baignoires d’eau brûlante : On y est allé avec des citernes d’essence, des citernes d’eau, tout le bordel. C’était comme arriver nulle part. Sans électricité, les pompes ne marchaient pas, rien ne marchait. On s’est occupés des centrales avant de s’occuper des morts. De toutes façons, il n’y avait plus rien à faire pour eux […] On a pompé un lac dans une ville près de Lucknow, il était plein de cadavres, c’était affreux, mais on a mis le tuyau dedans quand même parce qu’on avait besoin de la flotte.
Occasion de rappeler des données indispensables à notre connaissance :

L’humanité brûle environ quarante gigatonnes de carbone fossile par an, sachant qu’une gigatonne équivaut à un milliard de tonnes. Les scientifiques ont calculé que l’on pouvait encore en brûler cinq cents gigatonnes avant de franchir le cap d’une température moyenne mondiale supérieure de 2°C à ce qu’elle était au début de la révolution industrielle : d’après eux, c’est la limite au-delà de laquelle des effets vraiment dangereux frapperont la majeure partie des biorégions de la planète, notamment en ce qui concerne la production de nourriture. […] Un phénomène de température humide à 35°C tuera toutes les personnes touchées, même nues et à l’ombre ; la combinaison de chaleur et d’humidité empêche en effet la sudation d’évacuer la chaleur en excès, ce qui provoque une mort rapide en hyperthermie.
Cinq cents gigatonnes, donc. Sauf que l’industrie des combustibles fossiles a d’ores et déjà localisé dans le sol au moins trois mille gigatonnes de carbone. Lesquelles sont considérées comme des actifs dans les bilans financiers des entreprises qui les ont repérées, et comme des ressources nationales dans les discours des Etats-nations où elles se situent. […] Il n’est pas impossible que deux mille cinq cents gigatonnes finissent par être considérées comme des sortes d’actifs irrécupérables mais, en attendant, d’aucuns essaieront de vendre et de brûler la portion qu’ils contrôlent ou possèdent, tant qu’ils en aurons la possibilité. Juste de quoi encaisser un milliard ou deux, se disent-ils. Pas de quoi franchir le cap des 2°C. Rien qu’une dernière petite dose. Les gens en ont besoin.
Les dix-neuf plus grosses entreprises qui s’adonneront à ce jeu seront, par ordre de taille décroissante : Saudi Aramco, Chevron, Gazprom, Exxon-Mobil, National Iranian Oil Company, BP, Royal Dutsch Shell, Pemex, Petroleos de Venezuela, PetroChina, Peabody Energy, ConocoPhillips, Abu Dhabi National Oil Company, Kuwait Petroleum Corporation, Iraq National Oil Company, Total SE, Sonatrach, BHP Group et Petrobras.

Alors que faire ? Le cabinet du Ministère du Futur se réunit chaque lundi. Il y a là plein de gens de tous les horizons, je ne dirai pas leurs noms… Les propositions technos fusent : il faudrait enterrer le carbone, ou disons plutôt : le « capturer ». Extraire et injecter relèvent de la même technologie, ce ne doit donc pas être si difficile. Planquer du carbone dans d’anciens puits de pétrole en quelque sorte. D’autant que les compagnies d’assurance commencent à hurler. Suite aux catastrophes diverses, « les remboursements mondiaux frisent les cent milliards de dollars par an et grimpent en flèche ».

Les assureurs se font assurer par les réassureurs. Situation intenable, car personne ne peut payer des primes assez élevées pour couvrir les remboursements. A cause du manque de visibilité, les assureurs refusent de couvrir les catastrophes écologiques. Donc, c’est la mort de l’assurance. Tout le monde exposé aux risques sans être assuré. Les Etats deviennent les payeurs de dernier recours, mais la plupart coulent sous les dettes et les réassureurs font partie de leurs créanciers. Impossible d’aller plus loin sans entamer la confiance en l’argent. Tout le système est au bord de l’effondrement.
Mary : quel type d’effondrement ?
Jurgen : Celui où l’argent ne vaut plus rien.
Silence dans la salle.

Voilà, c’est chouette, et pédagogique : comment il peut arriver concrètement que la valeur s’effondre. Ce n’est pas une vue de l’esprit. C’est déjà là quand on regarde simplement le problème des assureurs face aux catastrophes écologiques. Et il faudrait continuer de forer ?

Kim Stanley Robinson

Le coup du carboncoin

Ce n’est pas tout bien sûr, il y a l’extinction des espèces, la calotte glaciaire qui fond totalement en 2032… et puis une ville américaine rayée de la carte, des réseaux terroristes, des activistes qui injectent le virus de la vache folle aux troupeaux pour obliger les gens à ne plus consommer de viande, soixante avions qui s’écrasent en quelques heures (des nuages de petits drones s’étaient placés sur leur trajectoire pour obstruer les moteurs… les vols commerciaux commencèrent par voler à vide, puis furent carrément annulés). Arrive un moment où il faut bien s’en prendre aux questions de fond, celles que l’on attribue « à l’économie », autrement dit le marché, l’argent, tout ça… le capitalisme autrement dit, même si c’est sans le dire vraiment. Vient alors l’idée du carboncoin (dont on dit qu’elle a été inventée par un certain Delton Chen qui existe vraiment et intervient dans le roman).

Cela se passe au sein du bureau du Ministère, le chef du service informatique a demandé audience pour exposer l’idée : une monnaie numérique distribuée en échange de preuves de séquestration de carbone. Une nouvelle monnaie planétaire récompensant les actions bénéfiques à la biosphère. Convaincre les banques centrales serait très compliqué mais leur appui semblait presque indispensable.

Frederic Jameson

Le carboncoin fonctionnerait donc comme le bitcoin, autrement dit par l’intermédiaire de la blockchain. Celui qui écrit ces lignes a déjà tenté d’étudier la question. T’en souviens-tu, lecteur ou lectrice, hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère ou ma sœur ? Quand j’essayais d’imaginer l’impossible : un monde sans valeur, mais qui aurait gardé quand même quelques acquis de la révolution technologique (il fallait croire que l’énergie ne resterait plus un problème…) et notamment cette fameuse blockchain : un système du genre du « cloud » avec une possibilité extraordinaire (acquise grâce au « minage » c’est-à-dire au travail incessant de milliers de processeurs essayant de résoudre des problèmes difficiles de telle sorte que le temps-machine soit ralenti, empêchant à des inscriptions sur la chaîne de se faire en même temps et en contradiction les unes des autres) d’enregistrer des événements liés de manière unique et indiscutable à leurs « propriétaires »2. Authenticité garantie. Evidemment, de nos jours, prétexte à de multiples turpitudes (Trump, Musk et la clique pensent pouvoir s’en tirer grâce à la blockchain lorsqu’aura lieu l’effondrement du système bancaire), mais qui pourrait être aussi, dans un autre monde, possibilité d’enregistrer toutes les « bonnes actions » commises, de manière indestructible et permettant d’échanger ces actions (forme généralisée de l’antique troc) afin de sortir soi-même des limites restreintes de leur portée. Echanges sans monnaie. Echanges par contacts de preuves (les preuves des actions commises) entre leurs porteurs3. L’idée de Robinson est semblable, sauf qu’il souhaite visiblement rester à l’intérieur du capitalisme, c’est-à-dire d’un système monétaire. Le carboncoin est une monnaie. Elle est échangeable contre toute autre monnaie existante. Elle doit sa valeur au fait que les patrons des banques centrales se sont mis d’accord pour lui garantir une valeur plancher. Elle est même un moyen pour convaincre les compagnies pétrolières qu’elles gagneront autant d’argent en capturant le carbone qu’en l’exploitant, en utilisant les puits de pétrole à l’envers qu’à l’endroit ! Autrement dit hélas… de quoi soupirer bien fort en pensant profondément que tout cela est non seulement de l’eau de rose mais du jus de pétrole mou. Curieusement, le livre est dédié au critique littéraire marxiste Frederic Jameson, celui qui a dit : « il est plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme », or, il me semble que disant cela, ce critique ne voulait pas signifier que la fin du capitalisme serait encore pire que la fin du monde (sens que semble trouver à cette phrase l’écrivain Kim Robinson, et qui paraît totalement absurde), mais que nous sommes tellement imprégnés des idées du capitalisme que nous sommes moins capables de concevoir sa fin que celle du monde.

***

NB : dans la société sans valeur, les actions sont échangées sans passer par leur conversion en un système de monnaie qui aussitôt les ferait devenir marchandises. Toutes les transactions sont stockées et gardent leur unicité. Une transaction (échange d’actions) peut provenir d’une action commise dans l’intérêt de la communauté, elle nécessite évidemment une preuve (par exemple un certificat d’attestation d’action effectuée, mais aussi dans le cas d’une action comme récolter des fruits, la preuve ce sont ces fruits eux-mêmes !). Ce sont donc les preuves qui sont confrontées les unes aux autres. Dans le cas d’objets plus complexes (objets manufacturés pour le transport par exemple), l’usager fait l’action de les construire sur la base de matériaux de base et de pièces pré-fabriquées – par exemple imprimées en 3D – et enregistre l’action à partir de son début ; s’il souhaite échanger son produit contre autre chose, la transaction se fera via la preuve du procès de construction, impossible de demander plus à celui ou celle qui en bénéficie car toutes les étapes de fabrication sont consignées, et une demande supplémentaire en échange ne pourrait provenir que d’actions de transformation ayant elles-mêmes eu réellement lieu. Pas de monnaie d’échange donc (qui devient, dans le capitalisme, marchandise autonome, existant par elle-même, détachée des processus qui ont conduit à la réalisation d’autres marchandises), sur laquelle il soit possible de spéculer.

1 En 2023, la concentration moyenne de CO2 à la surface du globe a atteint 420 parties par million (ppm), celle du méthane (CH4)1 934 parties par milliard (ppb) et celle de l’oxyde nitreux (N2O) 336,9 ppb. Ces valeurs atteignent respectivement 151 %, 265 % et 125 % des niveaux préindustriels (avant 1750). cf. Bulletin annuel de l’OMM sur les gaz à effet de serre

2Référence était faite au livre de Mark Alizart : cybercommunisme.

3Référence ici à la Ludique, une théorie développée par J-Y. Girard dans les années 2000.

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Drill, baby, drill

Le capitalisme vient de franchir un nouveau pas, et quel pas ! Trump et ses acolytes, tous des oligarques qui veulent être au premier rang de la poursuite effrénée du profit avant qu’il ne soit trop tard, c’est-à-dire que tout périsse dans des crises financières qui aboliront la valeur, prônent l’abandon des limitations et contraintes liées aux tentatives, pourtant timides, pour lutter contre le réchauffement climatique (et les autres désastres, comme l’extinction des espèces). Drill, baby, drill ! Au moment même où il prenait le pouvoir, une ville américaine flambait. On appréciera le contraste et la concomittence des deux événements. Pour mettre en évidence ce qui se prépare, rien de tel que le premier chapitre du roman d’anticipation écrit par Kim Stanley Robinson : Le Ministère du Futur. Pour une fois, je propose une nouvelle que je n’ai pas écrite (mais j’aurais aimé le faire!) car, à mon avis, elle contient une partie de l’essentiel à dire en ce moment.

Il faisait de plus en plus chaud.
Frank May quitta son petit matelas et s’avança jusqu’à la fenêtre. Murs et tuiles ocre, couleur de l’argile locale. Immeubles carrés, comme celui où il se trouvait, toits-terrasses occupés par des résidents qui y dormaient la nuit pour échapper à la chaleur des appartements. A présent, certains d’entre eux regardaient vers l’est par-dessus les garde-corps. Ciel du même ocre que les immeubles, teinté de blanc là où le soleil ne tarderait pas à apparaître. Frank prit une longue inspiration. Qui lui rappela aussitôt l’atmosphère des saunas alors que c’était le moment le plus frais de la journée. Il n’avait pas passé plus de cinq minutes de sa vie dans un sauna, faute d’apprécier la sensation. L’eau chaude d’accord ; l’air chaud et humide, non. Pourquoi s’infliger une telle impression d’étouffement ?
Ici, impossible d’y échapper. Frank n’aurait pas accepté le poste s’il avait su. Cette ville était jumelée à la sienne, mais ce n’était pas la seule, de même qu’il existait d’autres structures humanitaires. Il aurait pu travailler en Alaska. Sans que sa propre sueur lui pique les yeux. Il était déjà trempé, son short aussi, le matelas aussi, là où il avait essayé de dormir. Il crevait de soif mais la bouteille près du lit était vide. Toute la ville résonnait du bruit des climatiseurs, qui bourdonnaient comme des moustiques géants.

puis le soleil surgit sur l’horizon….

Puis le soleil surgit sur l’horizon. Avec l’éclat d’une bombe atomique, ce qu’il était par définition. Le contre-jour assombrit champs et bâtiments dans cette direction, tandis que la tache lumineuse s’élargissait, devenait un croissant aveuglant. La chaleur qui en émanait gifla Frank. Les radiations solaires lui brûlaient la peau. Ses yeux baignés de larmes ne voyaient plus grand-chose. Tout était ocre ou beige ou d’un blanc insoutenable. Une ville ordinaire de l’Uttar-Pradesh à 6 heures du matin. Il consulta son téléphone : 38°C. Humidité aux alentours de trente-cinq pour cent. C’était cette conjonction le vrai problème. Quelques années auparavant, il se serait agi de l’une des plus hautes températutues humides jamais enregistrées. Non pas d’un simple mercredi matin.
Des gémissements affligés montèrent du toit d’en face. Cris d’horreur poussés par deux jeunes femmes penchées sur le garde-corps, vers la rue. Quelqu’un sur ce toit ne se réveillait pas. Frank s’empressa d’appeler la police. Pas de réponse. Dur de savoir si la communication passait. Des sirènes retentirent, distantes, comme noyées. Avec l’aube, les gens trouvaient des dormeurs en détresse et ceux qui ne se réveilleraient jamais de cette longue nuit torride. Alors ils cherchaient de l’aide. Les sirènes indiquaient que certains appels avaient abouti. Frank vérifia de nouveau son téléphone. Chargé, connecté. Mais aucune réponse du poste de police qu’il avait déjà contacté plusieurs fois depuis son arrivée quatre mois plus tôt. […]

Le bruit des climatiseurs cessa d’un coup. Provoquant d’autres cris d’horreur. Plus de connexion sur le téléphone. Plus d’électricité. Baisse de tension ou coupure totale ? Les sirènes beuglaient comme tous les dieux et déesses du panthéon hindou.
Les générateurs prirent le relais, engins braillards à deux temps. Carburant illégal – essence, gazole, kérozène – gardé en réserve pour ce genre d’occasion, passant outre la loi qui imposait le gaz naturel liquéfié. L’air, déjà pollué, ne tarderait pas à s’emplir de vapeurs d’échappement. Autant se mettre le pot d’un vieux bus sous le nez.

[…]

Mais les gens venaient voir Frank malgré tout. « S’il vous plaît monsieur… » « A l’aide monsieur… » Il leur enjoignit de venir à la clinique à 14 heures. Mais d’abord aller à l’école, à l’intérieur, un endroit climatisé. Pour les vieux et pour les gosses.
– ça n’existe pas ! Lançaient-ils.
L’idée lui vint d’un coup :
– allez au lac ! Mettez-vous dans l’eau !
Un homme secoua la tête.
– Le lac est en plein soleil. C’est comme une baignoire. Pire que l’air.
Perplexe, inquiet, peinant lui-même à respirer, Frank se dirigea vers le lac. Les habitants se massaient hors des immeubles, dans les entrées. Certains le regardaient passer, d’autres non, perdus dans leurs sombres pensées. Leurs yeux écarquillés par la peur, rougis par la chaleur, la poussière, les gaz d’échappement. Les surfaces métalliques exposées au soleil ne pouvaient déjà plus être touchées ; des ondes de chaleur en émanaient comme d’un barbecue.

[…]

Une fois au lac, Frank constata avec surprise que de nombreuses personnes y étaient déjà plongées jusqu’au cou. Visages bruns grillés par la chaleur. La surface du lac scintillait. Il traversa la promenade bétonnée, puis s’accroupit et plongea un bras dans l’eau. Aussi chaud qu’une baignoire en effet, ou pas loin.

[plus tard en fin d’après-midi, heure à laquelle il faisait encore plus chaud, Frank retourne au lac]

Frank goûta l’eau du lac, chaude, fétide, gavée de matières organiques d’origine inconnue. Il souffrait d’une soif inextinguible. Accepter l’eau chaude dans son estomac signifiait qu’il n’y avait plus de refuge nulle part, que le monde était à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, dans les deux cas bien plus chaud que la température normale d’un corps humain. Les baigneurs se faisaient pocher dans le lac. […]
Autour de lui, les gens mouraient de plus en plus vite. Toute forme de fraîcheur avait disparu. Les enfants étaient déjà morts, de même que les vieillards. Les autres marmonnaient ce qui aurait dû être des clameurs endeuillées ; ceux qui pouvaient encore bouger sortaient les cadavres de l’eau ou les poussaient vers le centre du lac, où ils flottaient tels des troncs d’arbre avant de couler.

[…]

Pour Frank, cette nuit dura des années. Lorsque le ciel s’éclaircit, s’affichant d’abord gris, comme voilé de nuages, puis d’un bleu éclatant, Frank s’efforça de bouger. Le bout de ses doigts était frippé. Il avait été poché, oui, cuit et recuit à petit feu. Dur de soulever la tête ne serait-ce que d’un centimètre. Il risquait pourtant de se noyer. Cette idée le força à remuer. Il s’appuya sur les coudes, se redressa. Ses muscles semblaient n’être que des spaghettis trop cuits collés aux os, mais ses os s’occupaient de tout, de leur propre chef. Il parvint à s’asseoir. L’air demeurait plus chaud que l’eau. De l’autre côté du lac, il vit les premiers rayons de soleil frapper le sommet des arbres, qui parurent s’enflammer. Tournant très doucement la tête, Frank scruta le lac. Tout le monde était mort.

Kim Stanley Robinson, Le Ministère du Futur, extraits du chapitre 1.

NB: je reviendrai la semaine prochaine, pour le commenter, sur ce livre de Kim Stanley Robinson, intéressant, mais qui, à mon avis, ne va pas assez loin, et rate en partie la situation actuelle, ayant été écrit bien avant l’arrivée de Trump au pouvoir, réalité qui, hélas, dépasse de loin la fiction.

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The brutalist, pas celui qu’on croit

The Brutalist… par ces temps si brutaux, où semblent régner sur le monde des brutes ordinaires, des rapaces décervelés sans rime ni raison, que rien n’arrête et qui s’adonnent à l’horreur quotidienne, quel titre ! Et pourtant ça ne désigne pas ces brutes-là, en termes techniques, cela désigne un style d’architecture.

Mais ça ne fait rien, c’est un sacré film. Quel mot utiliser pour cela ? Film coup de poing ? Non, ça fait vulgaire, et c’est excessivement banal. Film génial ? Trop de génie nuit au génie. Grand film ? Voilà qui est plus neutre, mais ne dit pas grand-chose. Disons, une œuvre d’art tout simplement. Une forme esthétique. Elle peut être critiquée. Et certains critiques patenté.e.s ne s’en font pas faute, non sans mauvaise foi évidente. Unetelle dit que pour elle ce fut une « tartine d’auteurisme » (??? je n’ai pas compris ce que cela voulait dire, où est la tartine et en quoi est-ce mal d’être un auteur ?), une autre s’insurge de l’excès : trop de malheurs, trop de coups du sort, trop d’accumulation de matière sombre. Mais qui croit que les anciens déportés des camps de Buchenwald ou de Dachau, une fois sortis d’affaire, allaient couler une vie paisible faite d’amours tranquilles et de réussite professionnelle toute tracée ? Ici, un homme, hongrois, juif, est sorti du camp et a pris le bateau à fond de cale pour rejoindre l’Amérique, terre des espoirs et des libertés (on ne peut s’empêcher en regardant cela sur l’écran de penser à la situation actuelle qui contredit tellement ces espoirs fous, on ne nous ôtera pas de l’idée que ce pays s’est rudement enrichi de tous ces migrants qui sont arrivés sur son sol, avant que maintenant, il ne les « déporte massivement » comme ils disent). On ne comprend pas ce qui se dit, et pour cause, c’est en hongrois, on a le sentiment d’une bousculade intense, la caméra vire et chavire autour des corps usés, maigres, meurtris, blessés jusqu’à ce que tout à coup la porte de métal s’ouvre sur le ciel, et que ce qu’il voit en premier, ce que nous voyons en premier c’est…. la statue de la Liberté ! mais comme c’est étrange, on la voit la tête en bas (c’est sûrement comme cela qu’elle est aujourd’hui). Ça ne fait rien, il exulte. Enfin sa vie va redémarrer. On voit comment les Etats-Unis de l’époque accueillaient les rescapés des camps, beaucoup d’organisation, de bonne volonté : ils ont compris l’apport que cette nouvelle main d’oeuvre allait être pour le développement du pays. Notre héros s’appelle Laszlo Toth. Il a un cousin déjà établi, en Pennsylvanie, qui a monté une affaire de meubles. Avant, il s’appelait Attila Molnar, maintenant il est Miller, c’est plus américain, et il a une (jolie) épouse catholique. Il est moins juif. Et son magasin vend des meubles horribles. On apprend vite que Laszlo était architecte, avant. Et il a un talent fou pour créer des meubles et, plus tard, des bâtiments. Je ne raconte pas le film. Je dis simplement que l’on est entraîné dans ce maelstrom de sons et d’images, de gros plans livides ou noirs, de scènes filmées sous des angles inattendus qui nous font participer, nous autres en tant que spectateurs, activement, pour comprendre de quoi il retourne. Une piqûre d’opium pour soulager une douleur qui ne disparaîtra jamais. Un viol par ci, un viol par là. Un inceste entre frère et sœur deviné au travers d’une porte. Une scène de sexe impromptue car il faut bien que le corps exulte. Des trains qui circulent, un train qui explose, des chantiers dont les grues s’agitent en plein ciel, noirs oiseaux qui enlèvent du sol les frêles ouvriers qui posent des blocs. Laszlo est embauché par un milliardaire, une sorte de Trump (en un peu plus cultivé) séduit par ses talents, un fou obsédé par sa mère qui vit seul en miroir avec lui-même et ses deux jumeaux (le frère et la sœur auxquels il est fait allusion plus haut) et qui traite les pauvres comme des animaux (cela me fait penser à une écrivaine invitée sur France Inter pour la promotion de son livre, faisant l’éloge de la Droite parce qu’elle considère que chacun est responsable de soi-même, si je suis au chômage, je suis responsable de mon chômage, si je suis pauvre, je suis responsable de ma pauvreté et probablement elle pensait, si je suis juif rescapé des camps je suis responsable de ma judéité et des camps qui m’ont interné, oui, on peut entendre cela aujourd’hui en 2025 sur la radio publique). Ce milliardaire, baptisé dans le film Harrison Lee van Buren, veut faire construire une sorte de mausolée sur une colline, en fait un centre culturel avec bibliothèques, chapelle etc. Et Laszlo voit là manière pour lui de recommencer ce qu’il avait entrepris avant la guerre. C’est ici qu’on voit comment le travail s’allie au capital, pour un produit qui n’est guère louable (la violence exercée sur le corps de ceux qu’on utilise pour cela et qui restent en marge de ce qu’il peut y avoir de beau dans la réalisation du projet). Il est en plein coeur de ce mouvement architectural qu’on a fini par dénommer le brutalisme (d’où le titre du film) : éloge du béton brut. Sans toutefois négliger une pointe de marbre blanc.

Ici s’arrête la première partie. Entracte de 15 minutes.

Au retour, le film se fait de plus en plus esthétique, au bon sens du mot : car oui, il y est question des rapports entre l’esthétique et la politique, comme dirait Rancière. Esthétique : non pas la théorie de l’art en général ou une théorie de l’art qui le renverrait à ses effets sur la sensibilité, mais un régime spécifique d’identification et de pensée des arts : un mode d’articulation entre des manières de faire, des formes de visibilité de ces manières de faire et des modes de pensabilité de leurs rapports. Certains critiques l’ont bien noté, en cela plus perspicaces que certains de leurs collègues qui en sont restés à la couche superficielle d’une accumulation de malheurs, ce film montre comment le capitalisme viole l’art. La « réussite » de Laszlo réside en ce qu’il interrompt son travail et que le chantier restera pendant longtemps inachevé. Et la beauté du film se concentrera sur cette exploration des carrières de marbre de Carrare, telle un labyrinthe de voies accrochées aux flancs de la mine et de sous-terrains humides, toujours dans le blanc qui luit comme le sol d’une planète inconnue parcouru par les silhouettes chétives des trois personnes qui y circulent : l’artiste, le marbrier et le capitaliste, comme le symbole renversant d’une domination, au final, de la beauté irréductible sur les corps de sujets souffrants qui cherchent à la capter pour en faire leur profit. Images d’une intense beauté, caméra qui se fixe sur des creux de la colline où on a déjà détaché des blocs de marbre, qui annoncent les images de l’épilogue où l’on voit non plus en creux mais en plein ces blocs mêmes, tels qu’ils s’offrent au regard à Venise (mais Venise aussi, à l’époque, a été le produit d’une alliance de l’argent et du labeur d’architectes écrasant des ouvriers sous le poids des colonnades ou les noyant dans l’onde verte des canaux, éternel recommencement, entreprise de construction et de destruction sans fin).

Ce film repose sur de nombreux secrets de fabrication sans doute, liés notamment à l’utilisation qui y est faite du procédé Vistavision qui date de la grande époque des films à grand spectacle, qui suppose l’emploi d’une caméra 35 mm et le transport de dizaines de bobines pour un poids total de 150 kgs. Probablement ce qui donne à ce film l’aspect oublié du cinéma d’antan avant que tout soit submergé par le numérique qui simule en fin de compte la réalité plutôt qu’il ne la (re)produit.

L’utilisation d’un tel procédé n’est évidemment pas gratuit, contrairement à ce que laissent entendre la plupart des critiques patentés qui ne s’en soucient guère, préférant étaler leurs impressions et sentiments plutôt que faire ce à quoi ils devraient être utiles : nous renseigner et émettre un avis autorisé sur ce qui, dans un film, est du ressort de sa fabrication, de sa construction comme élément du cinéma global à un moment donné. Faire un film reposant sur une technique qui ne se contente pas de simuler le réel, afin de mieux l’incarner, c’est vouloir l’inscrire dans l’Histoire. Non ?

Dans L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin comparait l’architecture au cinéma, le point commun qu’il voyait entre eux était qu’ils étaient les seuls arts à attirer spontanément les masses et que celles-ci s’y engouffraient sans retenue. Rien à voir avec les autres arts qui supposent l’attention et le recueillement. Il était loin d’avoir connu toutes les sortes de films et sans doute aujourd’hui ferait-il des nuances : il y a des films aussi qui restent dans l’intimité et supposent une attention réfléchie, qui ne sont pas vus « par les masses », mais à son époque sûrement on pouvait s’attendre à ne voir dans les films que de grandes réalisations qui attireraient les foules anonymes, il n’est qu’à voir les salles gigantesques que l’on construisait et l’insistance mise sur des formats nouveaux permettant de voir les films projetés sur d’immenses écrans. The Brutalist cherche à rejoindre cette tradition et il est symptomatique qu’il soit à propos de l’architecture. Il veut nous faire voir de manière sensible ce que le cinéma et l’architecture gardent encore de potentiel pour nous unir, qui ne doit rien au « cultuel », et dont on peut aussi bien se louer que se méfier car ils recèlent aussi d’énormes pouvoirs de manipulation.

NB: dans ce film incroyable, parlons aussi de la performance des acteurs: Adrien Brody incarne Laszlo Toth de manière magistrale: on ne peut s’enlever de la tête la vision de son visage tourmenté, de ses grimaces de douleur autant que de ses explosions de joie, de même Felicity Jones, qui incarne sa compagne Erszébet, dont je n’ai pas parlé ici pour ne pas « tout raconter » est un monument d’expressivité et d’émotion. Le réalisateur est Brady Corbet.

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Esthétique et résistance (en hommage à Jacques Rancière)

La question « de la culture » se trouve tout à coup re-posée à nouveaux frais dans le paysage politique en France et dans le monde. Ce qui semblait aller de soi ne le semble plus. Un public, dont je fais partie, qui, jusqu’ici, goûtait sans remords et sans scrupules les délices émanant des arts, du spectacle dit vivant, du cinéma et de la fiction, se trouve interpellé, parfois malmené. En des temps de restrictions budgétaires, de crise exacerbée (du capitalisme bien sûr, mais cela on le taira souvent), on se sentirait presque coupable de réclamer des subventions et des soutiens pour des entreprises dont on voit bien qu’elles ne concernent pas tout le monde. Alors faudrait-il continuer à s’enrichir l’esprit aux dépens de ceux et celles qui ont déjà du mal à simplement survivre ?

Une classe sociale, dont on dit qu’elle a accaparé depuis au moins le XIXème siècle le secteur de la culture, et qui s’identifie à une certaine bourgeoisie petite ou moyenne (« la grande ayant ses propres réseaux, sa propre « culture » », comme disait récemment un éminent sociologue du domaine au cours d’une réunion) doit-elle être laissée à ses envies, voire encouragée à absorber les deniers nécessaires à la survie des spectacles, des concerts et autres manifestations culturelles ? Telles sont évidemment les questions sous-jacentes aux débats qui ont lieu dans certaines municipalités, même (et surtout?) celles de gauche, lorsqu’elles se qualifient d’écologistes et citoyennes. Mon ami Jean C. me rappelait récemment les propos du maire de Grenoble lors de son accès à son second mandat, qui n’hésitait pas à minorer le rôle de la culture au sein de son équipe, affirmant qu’il fallait mettre un terme à la politique de la culture telle que nous l’avons connue depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale : Malraux et Lang, disait-il, c’est fini.

D’accord, c’est fini. Mais au nom de quoi ? Ou : pour être remplacé par quoi ? On a beau jeu d’en appeler à une culture authentiquement « populaire » si on n’a rien à mettre sous cette étiquette. On peut objecter qu’il n’en a pas toujours été ainsi, que sous l’égide de puissantes organisations de gauche dans les années soixante, des masses importantes d’ouvriers et d’employés des banlieues, se ruaient le dimanche dans les travées du Palais de Chaillot pour y applaudir au TNP les spectacles théâtraux extraordinaires qui sortaient du génie de Jean Vilar, et plus tard, de George Wilson. Gérard Philippe était alors le dieu vivant d’une théâtralité qui enthousiasmait les foules. Mais ceci est loin, trop loin. On nous dira en réponse peut-être que le projet soutenu par la gauche (surtout communiste) n’était pas complètement innocent : il s’y cachait aussi un souci de propagande, la culture était en ce temps-là vue un peu comme une possibilité d’enrégimenter les consciences, d’orienter les masses populaires vers les lendemains heureux d’une société sans classes. Nous en rêvions. J’ai grandi dans une famille ouvrière, mais qui se méfiait de la classe ouvrière et de ses organisations, je souffrais de cela tant j’aurais aimé que tout le monde participe de cette ferveur autour du grand projet socialiste. Qui bien sûr ne s’est jamais réalisé, nulle part et en aucun temps. Mon père, avec qui j’étais en désaccord, n’aimait pas le mot « culture », il me disait qu’il le voyait toujours écrit avec un « K ». Oui, la « kultur » aussi avait été instrument de propagande sous le régime nazi…

De telles considérations nous mettent mal à l’aise. Nous avons tendance à nous réfugier dans nos vieilles certitudes : la culture est indispensable, c’est elle qui nous donne nos instruments de réflexion, nos références, c’est elle qui instaure entre nous des relations qui, en principe, doivent échapper à l’argent, à l’intérêt, à la société marchande, c’est elle qui nous donne une idée du Beau qui doit, en principe toujours, nous faire oublier le poids des contraintes un peu trop matérielles. Le savoir et l’émotion esthétique sont les leviers permanents de notre libération, ou du moins ils devraient l’être. Mais nous sentons vite combien ces proclamations peuvent sonner creux. Qu’en est-il de cette liberté acquise si elle ne bénéficie qu’à un petit nombre d’entre nous ? Comment faire en sorte que toute émotion esthétique ne soit pas jugée élitiste ? Un film d’il y a au moins trente ans avait pour titre : « tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir des parents communistes ». Vient alors le moment où l’on se dit que ce n’est peut-être pas ainsi que se présente le problème, que nous sommes prisonniers de schémas « classistes » dans lesquels s’enferme une certaine sociologie, nous sommes hantés par la vieille idée d’une classe ouvrière qui aurait toujours raison parce qu’elle serait dans le sens de l’histoire. Or, il y a bien longtemps que nous ne croyons plus au sens de l’histoire et si une trajectoire historique existe, c’est celle du capitalisme dont nous pensons qu’il s’effondrera un jour… mais sans certitude que ce soit pour une ouverture vers le paradis. Alors il est normal que nous nous penchions vers ce qui nous fait vivre, ce qui aménage discrètement sans qu’on s’en rende toujours compte des trouées, des possibilités, des surgissements par quoi nous pouvons garder un peu d’espoir vers un peu d’émancipation. Le penseur qui a le mieux synthétisé cette façon de voir est sans doute Jacques Rancière, dont j’ai déjà parlé sur ce blog, mais il y a longtemps (vers 2018) et sans doute analyserais-je ce qu’il dit un peu différemment aujourd’hui : j’ai changé depuis, je serais moins critique à son égard. Rancière fait preuve d’un réalisme lucide, si son propos est émancipateur, ce n’est pas pour nous promettre une « révolution », une sorte de reprise en mieux de 1789, encore moins un 1917, mais de manière beaucoup plus réaliste, un parcours silencieux, susceptible de faire demeurer en nous, même aux pires moments, et de pire moments il y en aura encore en ce XXIème siècle promis aux ravages des hordes poutino-trumpistes cherchant à écraser nos velléités d’indépendance européenne, ou bien aux catastrophes qui ne sont qu’en apparence naturelles, faire demeurer en nous donc des éclairs de pensée et de joie. Et ce parcours silencieux, voire mieux, comme dit Rancière dans son petit livre Dans quel monde vivons-nous ?, cette insurrection silencieuse, sur quoi d’autre peut-elle être basée que sur l’extension du champ des formes littéraires et artistiques et la pratique et la réception de l’art contemporain (ou de la littérature) ?

Il apparaît en lisant Rancière, notamment cet autre petit livre, Partager le sensible, que le problème tel que je viens de l’introduire ne se pose peut-être pas comme j’ai commencé de le faire. Que l’on se trompe lourdement en érigeant la culture en monument, ou en bien monnayable lequel devrait être produit comme on produit des denrées indispensables à toute existence, avec pour inconvénient que la majorité des acteurs sociaux n’en percevrait pas l’absolue nécessité. La culture n’est pas un bien, ni un ensemble de biens, à ce titre on ne saurait la mettre en comparaison avec une activité économique quelconque. Pourtant, dans cet ouvrage dense, il n’y a pas une seule occurrence du mot « culture ». Preuve sans doute que là n’est pas la question.

Grotte Chauvet

A la place, il y est question de partage du sensible. Cela rejoint ce que m’a souvent dit mon copain Jean C. à savoir qu’au lieu de culture on ferait mieux de parler d’éducation à la sensibilité. Personne ne niera que le petit humain nécessite dès son plus jeune âge d’être éduqué, et cela dans tous les domaines, en matière de propreté tout d’abord, et de manière de vivre avec autrui, certes, puis après, en matière intellectuelle. La sensibilité aussi est une propriété qui s’éduque. On ne répétera jamais assez le mot d’Eluard selon lequel les poèmes d’amour précèdent l’amour1. Il veut dire par là que l’amour n’est pas un sentiment hors du temps et de l’histoire mais qu’il s’affine au sein d’une époque particulière par le moyen des mots, et surtout des mots des poèmes. La sensibilité est la manière de reconnaître en nous et de faire fructifier, après ce premier acte, nos sentiments et nos émotions. Nous devons apprendre à nous méfier des êtres qui n’en sont pas dotés ou en sont peu dotés car ce sont eux qui nous plongent dans l’abîme, ils occupent souvent les plus hautes fonctions au sein de nos sociétés, et sont même parfois présidents de grands pays. L’éducation de la sensibilité apparaît alors comme un dernier rempart face à leurs actions nuisibles et ce qui nous permettra toujours de résister. Résister encore ici probablement en son sens silencieux car il ne sera peut-être pas question de résister avec des armes et des combats physiques car nous ne ferons pas le poids en face d’eux. Nous opposerons une résistance analogue à celle de l’air quand nous lançons un projectile. L’air sera notre esprit empli de références littéraires, de musiques et de souvenirs de chef d’oeuvre et les projectiles leurs bombes cosmiques faites de haine et de violence.

Quand Rancière parle du partage du sensible, il sous-titre cela « esthétique et politique » et il introduit naturellement le rapport de l’art et de la vie. Il part sans doute (mais sans le dire, car cela doit lui paraître évident) de ce constat que l’aube de la vie humaine est associée à l’art. Lascault, Cosquer, Chauvet… L’art est donc là très tôt. Il ne semble pas que l’on se soit posé la question « faut-il de l’art ? », « l’art est-il nécessaire ? » ou « combien ça coûte ? ». On me dira : mais ils n’avaient pas le souci des subventions à cette époque. Mais comment cela ? Tout le temps qu’ils passaient à peindre et graver sur les parois des grottes, n’était-ce pas du temps pris aux choses matérielles comme chasser pour se nourrir, et fabriquer des feux et des armes ?

Le point central est que les pratiques artistiques transforment nos pratiques politiques, nos manières de faire et de voir des choses, tracent des limites entre ce qui est visible et ce qui ne l’est pas et que même si nous sommes dans l’ignorance de leur pouvoir, elles agissent en transformant nos représentations, ceci est tout aussi vrai des formes théâtrales que des formes d’art pictural par exemple, selon qu’interviennent au premier plan les formes abstraites ou réalistes, elles sont à la fois reflet d’une époque, et partie des leviers qui peuvent agir sur elle. Continuer à les développer participe donc d’un changement des mentalités, d’une adaptation à des problématiques nouvelles, et ce qui est important est que cela agisse à notre insu.

Que l’art, le théâtre, la fiction et la musique aient été, du moins en apparence, depuis deux siècles l’apanage des classes sociales aisées est un fait sans doute malheureux – je dis « en apparence » car nul ne sait évaluer la part des produits de ces pratiques qui ont pénétré la conscience et surtout l’inconscient de beaucoup d’acteurs sociaux qui débordent largement la classe bourgeoise – auquel il devrait être remédié, mais cela n’enlève rien à leur présence au sein de notre temporalité. Le propos d’une politique culturelle doit alors être tout entier tourné vers la manière d’aménager des accès vers eux ou elle, à peu près autant que le propos d’une politique d’aménagement doit être de donner accès à tous à l’eau, à la terre et à l’air pur.

La collectivité paie certes pour des manifestations culturelles dont ne bénéficie – en apparence encore – qu’une petite partie d’elle-même. Mais regrette-t-on le fait qu’elle paie aussi pour la santé de tous, y compris de ceux qui l’altèrent par le tabac, la drogue ou l’alcool ? Non, car cela nous apparaît tout à fait naturel et même souhaitable car la santé est un droit pour tous. La démocratie ne consiste pas à entraîner une totalité d’individus dans un même élan ou dans les mêmes soins, elle consiste à donner des droits, égaux pour tous, droit à la santé même si nous adoptons des comportements à risque (on paie aussi pour les sauvetages en haute montagne), droits à la culture et à l’éducation même s’ils sont utilisés peu ou mal. La liberté d’expression, la liberté de voyager ou celle de prendre des congés, la liberté de création ne sont pas mises en danger par le fait que certains ne les utilisent pas ou peu.

Nous n’avons qu’une vie. Le propre de Rancière est de nous montrer que c’est en son sein que nous pouvons travailler à amener plus de bonheur, ce n’est pas dans une vie rêvée, ni dans un paradis qui viendrait au bout de l’histoire. C’est dans l’ici et le maintenant. Peut-être ne faut-il pas attendre que le capitalisme s’effondre, comme on l’entend souvent suggérer, pour commencer à vivre, ou pour enfin réagir en essayant de poser les bases d’un autre monde. Faisant cela, nous nous auto-mutilerions. Il n’y aura jamais de tabula rasa. Ou alors si c’est le cas (imaginons une extinction globale) le fait d’avoir oublié tout ce qui précède nous aura aussi fait oublier les raisons pour lesquelles nous voulions construire quelque chose de différent ! Nous devrons toujours partir des débris et déchets du monde même en ruines. Et nous devons déjà partir d’eux. Qu’importe si nous ne sommes qu’un faible nombre, nous pouvons servir d’exemples et d’autres nous suivront. L’important n’est pas le nombre à un instant t c’est le fait que nous préservions des droits permettant à chacun et chacune de rejoindre ce chemin. Mais pour que ces droits soient préservés nous devons lutter pour que les moyens existent toujours pour la création et la transmission des valeurs esthétiques.

1« Tant de poèmes d’amour sans objet réuniront, un beau jour, des amants » dans L’évidence poétique.

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De l’antisémitisme selon Postone au trumpisme d’aujourd’hui

Aujourd’hui, après quelques nouvelles et quelques récits de voyage, je reviens dans « le lourd » c’est-à-dire mes réflexions sur notre monde actuel telles que me les inspire la lecture d’ouvrages et d’articles appartenant à la tendance « critique de la valeur ». Que certains de mes amis me pardonnent… je ne sais pas encore dire du lourd avec légèreté, mais qu’ils ne désespèrent pas, je reviendrai bientôt à du plus léger. Deux parties : un résumé (en italiques) qui peut suffire en première lecture, suivi d’un développement si l’on veut mieux connaître mes présupposés.

Je continue donc à m’inspirer des thèses de Moishe Postone sur l’antisémitisme perçu au travers des représentations fétiches du capital et de l’anticapitalisme. J’ai esquissé dans la partie précédente la manière dont l’extrême-droite (mais pas seulement…) tirait profit d’une présentation simpliste du capitalisme, le réduisant à une sorte d’opposition entre le pur et l’impur, le pur étant le travail (vu comme concret et valorisé) et l’impur le capital (vu comme abstrait et versé dans la « spéculation »). Encore faudrait-il dire : d’un côté le travail productif, c’est-à-dire celui qui est directement engagé dans la production de marchandises, et de l’autre tout ce qui est prétendument non-productif, à savoir ce qui concerne la gestion de l’argent, mais aussi la gestion du savoir et des connaissances ainsi que les tâches rendues nécessaires par le maintien de l’appareil productif, toutes ces activités ne figurant certes pas au même niveau puisque certaines sont plus prestigieuses que d’autres et certaines sont, surtout, plus rémunérées par le capital (qui en tire finalement profit) que d’autres. On ne comparera pas un petit professeur des écoles et un directeur d’agence bancaire, ni un chirurgien réputé et un médecin de campagne, pourtant ils ou elles ont tous.te.s la particularité de partager un certain éloignement de la chaîne de production proprement dite. Pendant longtemps, on a donc considéré que tous et toutes étaient des « privilégié.e.s », jusqu’à ce que malgré tout, on se rende compte un jour (notamment à l’occasion d’une crise comme celle du Covid) que certain.e.s étaient ramené.e.s à des conditions voisines de celles des travailleurs productifs les moins bien payés. Il n’en reste pas moins que, subjectivement, ces employés, ces éducateurs et ces porteurs de professions libérales continuaient d’appartenir à la catégorie des non-productifs, tantôt enviés, tantôt détestés. De là à ce qu’on les qualifie de « parasites », il n’y a qu’un pas, que certaines composantes du capitalisme actuel, parmi les plus combatives, songeons au trumpisme, n’hésitent pas à franchir. En cela elles ne sont pas très différentes de celles qui, il y a maintenant près d’un siècle, voyaient tout aussi bien comme représentants parfaits de cette catégorie, les Juifs, lesquels, justement, étaient désignés comme les porteurs emblématiques de la spéculation bancaire et du travail intellectuel. Finalement, antisémitisme et anti-intellectualisme (ou, plus généralement haine des non-productifs ou considérés comme tels) sont les deux faces d’une même médaille : on n’aime pas ceux et celles que l’on assimile à un rôle de parasites au motif qu’ils ou elles ne participeraient pas directement à la production de marchandises. A cela il faudrait aussi ajouter l’anti-féminisme au motif que les femmes elles-mêmes n’auraient pas participé à cette production, ou alors, comme dans le cas des éducateurs, des intellectuels et des employés, elles l’auraient fait mais à un niveau jugé subalterne (l’entretien, la maintenance, le careétant très méprisés en regard de la tâche noble de produire). Une certaine gauche rejoint alors ces jugements discriminatoires en prônant le retour aux valeurs saines de la culture ouvrière (un certain Michéa, je crois, illustre cette tendance-là). Pour cette gauche-là, l’ouvrier continue d’être sanctifié comme aux beaux temps du stalinisme. Mais comme a disparu depuis plusieurs décennies le discours « progressiste » qui allait avec (la promesse d’un avenir radieux etc.), il ne reste que la figure abstraite de l’ouvrier, extraite de son contexte et surtout de tout discours progressiste, pour donner du grain à moudre à une certaine pensée d’extrême-droite. Ceux qui se prétendent « proches du peuple » moulent en réalité leurs discours dans des schémas de grande abstraction autrement dit des archétypes. Et ce qu’ils considèrent comme « le peuple » se ramène la plupart du temps à un agglomérat de ressentiments et de haines cuites et recuites structurés par cette opposition fétichiste entre « productifs » et « non productifs », ou « producteurs » et « parasites »1, ou encore « travailleurs concrets » et « intellectuels ». Quant aux productifs eux-mêmes, ils ne tirent aucun avantage de cette ségrégation, utilisés qu’ils sont comme prétextes à ces discours, d’autant que nombre d’entre eux (ainsi que les non-productifs les plus proches des productifs par le fait qu’ils entretiennent et maintiennent les services nécessaires au fonctionnement de l’ensemble) sont issus de populations migrantes ou autrefois colonisées qui tombent sous le rejet raciste que ces soi-disant « populistes » leur opposent. Et nous avons ainsi une forme de capitalisme qui parvient à installer son pouvoir par des élections en apparence démocratiques où le vainqueur est celui ou celle qui promet de chasser les parasites tout en réduisant au maximum les coûts de production afin de maintenir, tant que faire se peut, un niveau acceptable (pour lui) de production de valeur. Laissez-moi encore accroître la valeur du capital, je vous donnerai une consolation dans votre identité retrouvée de producteur blanc, national et genré.

On peut être sidéré de voir ainsi que le capitalisme prospère sur son propre dos pour ainsi dire, puisqu’il tire profit de sa critique, pour autant bien sûr que celle-ci soit faussée (d’autres disent « tronquée ») et repose sur des catégories erronées.

Portrait of Professor Moishe Postone for the 2009 Graduate professor awards (Photo by: Beth Rooney/ for the Chicago Chronicle)

Pour étayer ces propositions, reprenons depuis le début. La représentation classique de la marchandise met en opposition valeur d’usage et valeur d’échange (ou simplement valeur), faisant de la première quelque chose de concret et de la seconde quelque chose d’abstrait, puisque l’échange serait la base même de l’abstraction. Une analyse plus fine, que l’on peut trouver chez Marx si on prend la patience de le lire, montre que l’une ne va pas sans l’autre et que le travail à la base de la valeur est toujours déjà foncièrement abstrait (voir ici) entre autre parce qu’il n’est plus orienté vers l’objet qu’il produit, mais vers l’argent qu’il permet de gagner au travers d’une « vente » dite « vente de la force de travail » qui ne se mesure que de manière abstraite en temps dépensé, de la même manière que le processus productif dans son ensemble n’est pas orienté vers les objets (valeurs d’usage) qu’il produit mais uniquement vers la valeur qu’il fait croître (penser ici au capitalisme financier qui est le couronnement de l’évolution de ce processus dans le temps). Cependant, il demeure que dans la vision du capitalisme telle que véhiculée par le marxisme traditionnel, la contradiction oppose la valeur d’usage associée au travail concret et la valeur destinée à augmenter associée au travail abstrait et au capital.

Il est admis que la survaleur est ce que le capital permet d’engendrer en achetant la force de travail à un prix inférieur à ce que devrait être sa valeur réelle. C’est donc le capital qui engendre de la valeur grâce au travail. Disant cela, on ne se rend pas compte que le travail en question n’est pas un travail supposément « concret » mais que c’est le travail abstrait dont nous venons de parler. En somme, dans ce processus, le « capital » (entité abstraite qu’on ne sait jamais vraiment définir de manière précise) au lieu d’être incarné par une force qui dominerait le processus, est quelque chose de fluide apparaissant sous divers aspects à des instants différents : tantôt somme de valeur accumulée, masse d’argent, tantôt travail abstrait qui entre dans le processus tel un carburant (voir là-dessus Robert Kurz, La substance du capital).

Dans la vulgate marxiste habituelle, qui entend le mot « travail » dans un sens « transhistorique » et prend le travail dit « exploité par le capital » pour du travail concret tel qu’il aurait existé de tout temps (alors qu’on sait que ce que l’on entend par travail dans une société pré-capitaliste, au Moyen-Âge par exemple, ou bien dans une société dite « primitive », n’a rien à voir avec ce que nous, nous entendons par travail quand nous disons par exemple que « nous travaillons pour vivre ») on pose que la contradiction fondamentale est entre travail et capital, associés immédiatement respectivement au concret et à l’abstrait. Or, selon Postone, la contradiction du capitalisme n’est pas là, mais dans ce qui apparaît au cours du processus de valorisation, qui consiste en ce qu’il donnerait la possibilité de se libérer des contraintes du monde marchand en même temps qu’il nous y enfermerait. Pour expliquer : en améliorant la productivité, de moins en moins de travail pourrait être nécessaire pour produire les mêmes quantités de marchandise, libérant ainsi le travailleur de sa corvée, mais d’un autre côté, la réduction du temps de travail entraîne la baisse de la valeur et donc, nécessairement, ce qui a été gagné en valeur grâce à la productivité se retrouve immédiatement perdu puisque selon le schéma capitaliste fondamental, la valeur ne peut provenir que du travail, et doit donc être regagné par plus de travail encore, ce qui va provoquer la nécessité de se déplacer toujours plus loin vers de nouveaux marchés, et puis au-delà, va engendrer, outre la dégradation de l’environnement, la création de tout un ensemble de moyens dévolus à la tâche de transformer les sujets en purs consommateurs, ceci allant de la publicité à ce qu’on peut nommer carrément l’asservissement des consciences par l’usage des medias et des réseaux sociaux.

Une ruse du capitalisme (façon de parler bien sûr, mais le capitalisme n’existerait pas sans cette dimension subjective qui consiste à faire de nous des sujets qui adhèrent à son récit, c’est justement cela qu’on appelle le fétichisme) est donc de nous faire apparaître comme une évidence ce qui n’en est pas une : non, il n’y a pas d’un côté les travailleurs qui fournissent du concret, et de l’autre des spéculateurs éhontés qui les exploitent en manipulant l’argent – lequel est, comme on sait, le comble de l’abstraction. En réalité, travail et capital ne sont pas en opposition, ils coopèrent. André Gorz écrivait déjà cela : « l’aspect le plus important du point de vue de la société, celui qui justifie que l’on parle de société capitaliste, est encore ailleurs : le travail traité comme une marchandise, l’emploi, rend le travail structurellement homogène au capital […] Travail et capital sont fondamentalement complices par leur antagonisme pour autant que « gagner de l’argent » est leur but déterminant. Aux yeux du capital, la nature de la production importe moins que sa rentabilité ; aux yeux du travailleur, elle importe moins que les emplois qu’elle crée et les salaires qu’elle distribue ». Et il concluait : « c’est pourquoi le mouvement ouvrier et le syndicalisme ne sont anticapitalistes que pour autant qu’ils mettent en question non seulement le niveau des salaires et les conditions de travail, mais les finalités de la production, la forme-marchandise du travail qui la réalise ». (c’est moi qui souligne)

Mais la ruse du capitalisme est aussi de nous faire prendre les mouvements et opérations du capital comme des mouvements volontaires accomplis, de leur propre chef et en toute liberté, par des agents bien concrets en chair et en os. C’est ce que Postone appelle la biologisation des rapports sociaux. Le rapport social (c’est-à-dire le rapport constitutif de la relation marchande au sein du processus de la marchandise, celui qui fait que les relations sociales au sein de ce monde sont des relations entre objets avant d’être des relations entre sujets2) apparaît bien sûr déjà comme « naturel » : nous n’arrivons pas à penser notre vie en dehors de ce rapport qui nous attache à un travail (pour ne pas dire qu’il nous en rend « esclave ») en tant qu’il nous procurerait le moyen de gagner « notre argent », ou encore de « gagner notre vie », mais cela ne suffit pas, il faut aussi qu’il nous apparaisse comme étant lié à notre nature humaine, et encore, à l’intérieur de celle-ci, à une catégorie qui nous définirait (blanc ou noir, chrétien ou musulman ou juif) au même titre que certaines habitudes et certains comportements animaux sont liés par nature à une espèce ou à une « race ».

Nous retombons dans le rapport fétiche parce que nous gommons complètement ce qu’il y a d’historique dans ce rapport, pour le voir de façon inversée : ce n’est plus la contingence de l’histoire qui explique les habitudes et les contraintes que nous subissons, mais ce sont ces contraintes et ces habitudes, en quelque sorte « naturalisées », qui rendent compte de l’histoire. Cette naturalisation, on le sait bien, est à la source de l’essentialisme et du racisme de façon globale, mais plus spécifiquement dans le cadre du capitalisme, elle est à la source de l’antisémitisme dans la mesure où un pas est vite franchi : les entités abstraites et structurelles qui sont mises en activité par le capitalisme (le travail, le capital, la marchandise…) doivent être incarnées par des groupes humains, des classes sociales, des groupes définis par des caractéristiques ethniques ou religieuses, ainsi en va-t-il des Juifs qui, « de tout temps », ont symbolisé un certain rapport à l’argent, au travers des opérations de prêt et de spéculation auxquelles ils étaient amenés à se livrer sous la pression d’autres groupes religieux (les chrétiens principalement) qui ne voulaient pas « se salir les mains ».

Dans la vision traditionnaliste et simpliste du capitalisme, puisque, comme nous l’avons vu, celui-ci y est vu comme simple opposition entre travail produisant une valeur d’usage concrète et capital se réalisant dans l’argent, sa critique se réduit à une seule dimension : la critique de l’argent (et non du travail, perçu comme concret) et c’est à cette critique que se sont livrés de nombreux auteurs qui se sont attaqués au capitalisme (par exemple Proudhon) : ils ont préservé l’élément dit concret et s’en sont pris à l’argent. Ainsi voit-on souvent, dans la période récente, une défense du capitalisme industriel face au capitalisme financier, comme si le second seul était le mal, alors que bien entendu ils sont dans le prolongement l’un de l’autre. Comme indiqué plus haut, quand le processus de production des marchandises est dissocié du processus de valorisation, il est vu comme une réalité naturelle, vivante, pensable en termes biologiques, alors que le processus de la valeur, c’est-à-dire le volet « argent », est plutôt vu comme quelque chose qui le parasite. Une forme d’anticapitalisme (anticapitalisme fétichisé dirons-nous) apparaît alors qui prend le parti du premier contre le second. Cette forme d’anticapitalisme, dit Postone, repose sur une attaque unilatérale contre l’abstrait. L’abstrait et le concret ne sont pas vus comme constituant une antinomie où le dépassement réel de l’abstrait – de la dimension-valeur – implique le dépassement historique de l’antinomie elle-même et de chacun de ses termes. En fait, il n’y a là qu’une attaque unilatérale contre la raison abstraite et le droit abstrait ou, à un autre niveau, contre le capital-argent et le capital financier. Et ce n’est pas seulement le processus qui est « biologisé » (vu comme un processus naturel), c’est aussi la dimension abstraite à laquelle on s’attaque, laquelle, cette fois, est biologisée dans la figure du Juif. Ainsi l’opposition fétichisée du matériel concret et de l’abstrait, du « naturel » et de l’« artificiel » se mue en une opposition raciale entre l’Aryen et le Juif3. L’antisémitisme moderne, dit encore Postone, consiste en la biologisation du capitalisme saisi sous la forme de l’abstrait phénoménal, biologisation qui transforme le capitalisme en « juiverie internationale ».

Cette analyse ressemble par certains côtés à celle de prédécesseurs comme Max Horkheimer, mais les dépasse toutefois en affirmant que les Juifs ne sont pas seulement identifiés à l’argent, mais au capitalisme lui-même4. L’opposition raciale entre Aryen et Juif est le fétiche dégradé qui représente à une époque donnée l’opposition entre concret et abstrait. A cette époque, le nazisme se présente à peu de frais comme un « anticapitalisme » dans la simple mesure où il prévoit d’éradiquer les Juifs.

Le Marx de 1843 ne disait pas autre chose, confirmant en cela partiellement l’analyse de Postone, lorsqu’il assénait ces sentences : « Quel est le fond séculier de la judéité ? Le besoin pratique, l’utilité personnelle. Quel est le culte séculier du Juif ? Le marchandage. Quel est son Dieu séculier ? L’argent ». Affirmant sans peur « qu’en s’émancipant du marchandage et de l’argent, par conséquent de la judéité réelle et pratique, l’époque actuelle s’émanciperait elle-même. Et que si l’on ne peut affranchir les Juifs du marchandage et de l’argent, eh bien, il n’y a qu’à s’émanciper des Juifs ». On s’étonne bien sûr, on se dit qu’il n’a pas pu dire de telles horreurs, et puis, que de toutes façons, le concept d’antisémitisme n’existait même pas en ce temps-là, tout cela pour se rassurer, mais il reste que ces propos ne font que précéder de moins d’un siècle l’éclosion du nazisme.

En 2025, les choses ont un peu changé, l’antisémitisme n’est plus exactement de la même nature, même s’il revient périodiquement sous les mêmes dénonciations, d’autres catégories sociales prennent le relais du statut d’objet d’une vindicte pour cause de « spéculation » et de travail « inutile » parce que « non productif », notamment les intellectuels et les travailleurs sociaux, ainsi que ceux que l’on appelle des fonctionnaires, qui seront parmi les principales victimes de cette nouvelle forme que revêt le capitalisme à l’ère du trumpisme. On verra alors se déployer le trumpisme (pour combien de temps ? Nul ne le sait encore, peut-être pour peu de temps, mais cela sera encore trop) comme variante ultime de la crise consubstantielle au capitalisme depuis ses débuts.

1 Pour reprendre le titre du livre de Michel Feher

2 Dans le capitalisme, à la différence d’autres systèmes où les rapports sociaux apparaissent « non-déguisés » comme dit Postone, c’est-à-dire apparaissent crûment pour ce qu’ils sont, souvent des rapports hiérarchiques, il n’y a plus de rapport social que celui fourni par le travail abstrait grâce auquel un producteur acquiert le produit d’un autre producteur (au lieu de consommer ce qu’il a lui-même produit), ainsi la relation sociale entre les deux producteurs n’est-elle ni hiérarchique ni d’affinité, mais reliée à la simple existence d’un bien produit, c’est-à-dire d’un objet. Le travail est médiation sociale

3 On connaît des formes plus modernes de cette opposition, comme par exemple l’opposition, décrite dans un livre récent du philosophe Michel Feher, entre « producteurs » et « parasites », sous le nom importé des Etats-Unis de producérisme, et qui fait le lit du Rassemblement National. Les « producteurs » ce sont tous ceux qui sont du côté du « travail concret », cette face de la marchandise qui est glorifiée, alors que les « parasites » ce sont tous ceux qui sont du côté de l’abstrait, y compris bien entendu les intellectuels et le monde de la culture (qui n’ont qu’à bien se tenir…).

4 On pourrait ici objecter que le nazisme n’en avait pas seulement après le capitalisme (« ploutocrate ») mais aussi et peut-être même encore plus après le « communisme » ou « bolchevisme ». C’est la critique que l’on pouvait faire à Horkheimer quand il identifiait les Juifs à la seule possession de l’argent (et pas à l’aspect abstrait du proces capitaliste). L’analyse de Postone diffère puisqu’il ne se laisse pas prendre à l’illusion d’un bolchevisme qui serait un vrai anticapitalisme. Au contraire de cela, le soviétisme exagère certains traits du capitalisme, il faut produire à tout prix et rien ne saurait se mettre en travers de l’objectif de production, il se presente comme un « modernisme » qui veut détruire tout reste de féodalité (alors que le nazisme aurait plutôt tendance à glorifier la culture du passé). Le soviétisme était un capitalisme d’État.

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Trois jours à Berlin (fin)

Dans son passionnant Mélancolie des confins / Nord, Mathias Enard relève une particularité des rues de Berlin : celles d’avant 1920 ont une numérotation des maisons peu habituelle, dite « en fer à cheval », qui consiste en ce que d’un côté de la rue, les numéros vont croissant et de l’autre ils vont décroissant, de sorte qu’en face du 1 de la rue, au lieu d’avoir un numéro pair, vous avez le numéro maximum. Enard jubile, et va jusqu’à proposer des énigmes mathématiques : si le numéro 22 de la Rykestrasse se trouve en face du numéro 33, combien de maisons possède la rue ? On a intérêt à faire un petit dessin. Il vous montre qu’en face du 21, il y a le 34 et ainsi de suite, en face du 1, il y a donc le 54, il y a donc 54 maisons. 22 plus 33 moins 1, dit l’écrivain amateur de calculs. Cette convention fut abandonnée autour de 1920 quand on se rendit compte qu’elle rendait difficile le prolongement des rues. La Fritschestrasse est numérotée de cette manière. Nous le savons puisque c’est là que nous rendions visite à S. et F. deux relations récentes devenues des amis suite à ma fréquentation des cercles de la critique de la valeur (ils en sont en quelque sorte deux piliers, l’une S. ayant écrit de nombreux articles et livres dont je me suis fait déjà l’écho sur ce blog, et qui concernent en particulier les liens entre la théorie marxienne et la psychanalyse, l’autre F. écrivant davantage en allemand mais sur le même sujet. Ils sont tous deux psychanalystes). Pour venir chez eux, nous avions un peu erré, confondant – erreur de débutants ! – la station Tiergarten et la station Zoologisher Garten. On s’éloignait du centre, des zones de tourisme, on entrait dans le vif du sujet, celui de la vie quotidienne des Berlinois. Nous nous sentions touchés de rencontrer des gens chez eux. Je pensais que ce n’était pas comme au Japon, où une telle rencontre est impossible, là-bas l’intimité du logement est sacrée, inviolable, ici en Europe, elle s’entrouvre et c’est toujours émouvant.

Roads not taken

Le deuxième matin, nous éprouvâmes l’envie d’aller voir les lambeaux restants du fameux mur, aujourd’hui érigés en « galerie » (East Side Gallery) à cause des grandes peintures qui les décorent, œuvres de Christine Mac Lean, Jürgen Grosse alias Indiano, Kasra AlaviKani AlaviJim AvignonThierry NoirKim PrisuHervé MorlayIngeborg BlumenthalIgnasi Blanch Gisbert, etc. (d’après wikipedia). Images cent mille fois photographiées, où Brejnev embrasse Honecker et une Trabant jaillit hors du mur. Aujourd’hui, surtout par le froid qu’il fait, c’est un peu désert. Un terre-plain herbu va du mur à la rivière. Ce n’est pas loin pour nous, il suffit de descendre la rue de la Commune de Paris et de dépasser la Gare de l’Est. Le majestueux Oberbaumbrücke barre le paysage. De sinistre mémoire, emblématique des essais tragiques de passage de l’est à l’ouest. L’humidité de la Spree se mêle au vent glacé pour nous pousser à nous engouffrer dans un de ces hôtels de grand luxe qui viennent d’être construits, architecture élégante et respect affiché de l’environnement. La brûlure interne d’un expresso fait passer la sensation extérieure de froid. Prenant ensuite le U-bahn, nous sommes très vite à Statdmitte. La Friedrichstrasse conduit à Unter den Linden, qui mène à l’île des Musées. Celui de l’Histoire de l’Allemagne est en réfection, à côté de l’Université Humboldt, mais il offre quand même une exposition temporaire assez curieuse : Roads not taken. Les chemins qui ne furent pas pris… Façon de dire que le destin de l’Allemagne se joua à plusieurs reprises presque par un coup de dés, mais sans doute pourrait-on dire la même chose de tous les destins, ce qui en contredit évidemment la notion : les choses auraient très bien pu se dérouler autrement. L’arbre des choix est pris ici à l’envers : on commence par le dernier embranchement pour aller jusqu’au plus ancien (du moins en se bornant à l’année 1848, celle de la révolution de Mars). Les grandes dates sont 1989, 1972, 1961, 1952, 1948, 1945, 1944, 1936, 1933, 1929, 1918, 1914, 1866, 1848. Que se serait-il passé par exemple en 1989 si, au lieu de céder à la pression populaire et de permettre le passage à l’ouest des Allemands de l’Est qui le souhaitaient, la direction du SED avait décidé de lancer une opération de répression sur le modèle de ce qui s’est passé la même année sur la place Tian An Men ? Ou si en 1972, la politique de Willy Brandt avait été rejetée par le Bundestag : de fait, une très courte majorité – 2 sièges ! – se dégagea en faveur de Brandt, au cours de l’une des rares applications en Allemagne de la loi sur les « motions de censure constructives », ce qui permit la poursuite de la politique de détente entre l’est et l’ouest, au grand soulagement d’un grand nombre d’Allemands qui manifestèrent en masse pour le rejet de la défiance. Il semble aujourd’hui que ces deux voix si précieuses… avaient été achetées par le régime de l’Est. En 1945, la Wehrmacht veut dynamiter le pont de Remagen afin de retarder l’avancée des troupes alliées. Elle rate son coup, les alliés passent et cela hâte la fin de la guerre. Au cas où celle-ci aurait encore duré, Truman avait prévu de lancer la première bombe nucléaire sur Ludwigshafen, cela aurait été un drame épouvantable pour l’Allemagne (et pour l’Europe)… qui aurait peut-être dispensé les Japonais de connaître ceux de Hiroshima et Nagasaki. Intéressant aussi de savoir que si, en 1936, les alliés et en particulier la France avaient réagi à l’occupation de la Rhénanie par Hitler, celui-ci aurait été certainement contraint d’en rabattre. Belle leçon de relativisme. L’histoire, comme le temps, avance selon une logique non pas linéaire mais arborescente.

Sybille cafe

Le troisième jour était un dimanche, nous longions le matin la Karl Marx Allee de notre hôtel à l’Alexander Platz. Nous espérions trouver un bistrot en route. Mais rien. Le Sybille Cafe aurait été un point de chute intéressant, symbole d’un passé en RDA qui, comme le disait en 2018, une artiste militante et pacifiste, « ne se réduisait pas à l’existence de la Stasi » (source Le Monde, 6 avril 2018), mais il était fermé, pas de chance. Alors rien jusqu’au Einstein Cafe en face des magasins Alexa, tout roses, paraît-il le plus grand centre commercial d’Allemagne. A deux doigts de là une horloge dite universelle qui montre l’heure qu’il est en de nombreux points de la planète, autrefois sans doute gloire de la technologie de l’Est, aujourd’hui vieux machin rouillé en face de la gigantesque tour de la radio.

Temporary Art

La Hauptbahnhof est la plus grande gare d’Europe, elle est presque toute transparente, de son parvis on voit les principaux lieux historiques de Berlin. Près d’elle se trouve la Hamburgerbahnhof, depuis longtemps transformée en musée d’art. Concept semblable à celui de notre musée d’Orsay. Mais là se trouvent les tendances artistiques les plus contemporaines. En ce moment, l’oeuvre de Mark Bradford, souvent présenté comme l’un des plus grands artistes contemporains (américain, né en Californie en 1961) y est exposée. L’émotion que l’on ressent à voir beaucoup d’oeuvres contemporaines tient au sursaut que nous avons face à tant de réalisme, comme si c’était le seul fait d’être reproduite à l’intérieur d’un musée qui faisait d’une situation réelle de quoi nous émouvoir alors que nous pouvons la rencontrer au coin d’une de nos rues. Le corps agrandi d’un humain couché sur le sol, les bras en croix, nous fait nous interroger alors que celui à taille réelle d’un mendiant en face de chez nous nous fait seulement penser que c’est un spectacle ordinaire des rues. Dans une salle voisine, un bâtiment rectangulaire a basculé dans les sables, il porte à son fronton les mots TEMPORARY ART, les lettres C, O, N ayant déjà sombré… oui, tout ce qui est contemporain est temporaire, autrement dit éphémère. Cela me renvoie au petit livre de Giorgio Agamben, qu’un ami m’avait offert l’an dernier. Qu’est-ce que le contemporain ? Le contemporain coïncide-t-il avec l’actuel ? S’agit-il de coller à notre époque ? L’exemple tiré de l’exposition Roads not taken nous enseigne que non puisque le temps est arborescent et qu’une actualité présente ne s’éclaire que des voies alternatives qui n’ont pas été empruntées. La contemporanéité, nous dit Agamben, nécessite du recul. Ceux qui coïncident trop pleinement avec l’époque, qui conviennent parfaitement avec elle sur tous les points, ne sont pas des contemporains parce que, pour ces raisons même, ils n’arrivent pas à la voir. Ils ne peuvent pas fixer le regard qu’ils portent sur elle. Il établit également un parallèle avec la lumière et l’obscur, celui/celle qui perçoit la lumière est en même temps celui ou celle qui perçoit l’obscur, contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps. Un artiste est donc vraiment contemporain quand il embrasse en même temps l’actuel et ce qui lui donne sens depuis le passé le plus lointain.

Bradford utilise tous les matériaux : collages de bandes de papiers, videos, plâtre, tissus. Il exprime par leur moyen, aussi bien le sentiment de solitude métaphysique que le meurtre de George Floyd par une video où il s’écrit, en s’allongeant toujours plus, le message I cant breeeeeeeeeeeeeath.

Il en est de même au Musée Juif où la conjonction de l’hypermodernisme du bâtiment et des symboles les plus archaïques de la religion juive conduit jusqu’au paroxysme cette idée de contemporanéité, comme une extension quasi infinie du présent qui ressemble alors à ce que nous dit l’astrophysique de l’immuabilité du temps, vu depuis une perspective de l’espace-temps.

Le lendemain, il est déjà temps de rentrer, de prendre le TGV en sens inverse, de regarder défiler par la vitre des paysages enneigés qui expriment eux aussi une sorte d’intemporalité.

campagne allemande vue du train (vers Kassel)

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Trois jours à Berlin (suite)

Au matin, alors qu’il a neigé toute la nuit et que la neige tombée se salit aux endroits où elle a été piétinée ou compactée par les roues des voitures, ou bien se transforme en petits tas gelés à cause de la température négative, que le bout du pied heurte en marchant dans un craquement qui résonne dans l’air glacé mais non pur car il est pollué de tous les gaz qui s’échappent d’une ville, nous nous étonnons de la hauteur des immeubles, de la largeur de l’avenue et de la distance qu’il faut franchir pour aller de notre hôtel à la maison de bois encore munie des décorations de Noël que l’on aperçoit en diagonale du carrefour. Dans ce chalet gît l’espoir qui sera déçu d’une tasse de café. Autant prendre immédiatement le U-bahn, ligne 5, que l’on attrape à la station Weberwiese, station monumentale refaite dans les années 2000, et recouverte à cette époque de carreaux du même jaune que celui des piliers qui la soutiennent. Le métro vient de Hönow et va vers la grande Gare Centrale. Nous descendons à Rotes Rathaus, autrement dit au vieil hôtel de ville tout de briques rouges, fleuron de l’architecture néogothique et néorenaissance. Il fait face à un parc et à une église, il n’est pas loin de l’Alexander Platz, et on y attrape un bus, jaune lui aussi, qui pourrait bien être le 200, qui se dirige vers Zoologischer Garten et nous dépose devant la Philharmonie. C’est-à-dire, aussi, près de la Pinacothèque et de la Galerie Nationale. Que de splendeurs en ces galeries… Nul ne saurait les énumérer toutes. Mais si déjà on en cite quelques-unes, ce sera bien. Alors allons-y.

Commençons tout de suite par le premier à gauche juste en entrant. Mais peut-être n’avons-nous pas suivi le bon ordre des salles, si nous avions regardé davantage le plan, nous aurions vu que nous débutions par la salle XVIII au lieu de la I et que cette XVIII donnait accès aux 41, 40 etc. autrement dit aux salles par ordre décroissant, et nous allions comme ça suivre à rebours l’ordre des Ecoles… mais cela nous gêne-t-il ? En salle XVIII, donc une œuvre qui date des alentours de 1500, La cité idéale, d’auteur incertain (certains ouvrages mentionnent Francesco di Giorgio Martini, d’autres ne disent rien) qui rappelle d’autres œuvres semblables, toutes attachées à la ville d’Urbino et au duc de Montefeltre : une mise en perspective de bâtiments, convergents vers une place où l’on s’attendrait à voir du monde mais la place est vide, les dalles en faisceaux nous conduisent toutefois vers une eau que l’on devine où sont ancrées deux nefs. Epure d’architecte ? Évocation d’une atmosphère de mystère ? Anticipation d’un dessin de Chirico ? La loge transversale qui figure au premier plan ne nous dit rien des hommes et femmes qui vivent en ces demeures seigneuriales. Cité idéale… peut-être, ou plutôt cité des déserts, depuis longtemps abandonnée par les humains.

A côté, un Botticelli nous extrait de nos doutes, là, Vénus est seule, pensive, posant avec un léger déhanchement qui fait ressentir l’équilibre d’une forme en mouvement. Un Giotto donne à voir pour la première fois une foule compacte de saints au chevet de Marie. Je suis surpris par Mantegna dans la présentation du Christ au Temple, figures marmoréennes des personnages, le Christ comme une statuette de pierre dans les bras de sa mère qui semble vouloir plutôt le protéger que le « présenter », sous le regard ardent et comme effrayé du père qui ne veut pas que le vieux prêtre s’empare du môme, car c’est un môme comme un autre en tout cas à ce moment-là. Et pour toujours, dans le fond.

Ces corps figés n’ont rien à voir avec ce qu’on voit dans les salles suivantes, surtout quand on s’attaque au Caravage, ici présent par l’entremise de l’amour triomphant, délicieux petit bonhomme en forme d’ange qui se moque de qui l’observe, dont on sait le scandale qu’il provoqua autour de 1600, jusqu’à ce qu’un autre peintre (un certain Baglione) lui oppose un amour enfin plus sérieux qui serait prêt à terrasser le précédent. Ces bondissements joyeux, ces formes sculpturales, ce plaisir exalté qui ressort des Rubens et des Titien laissent ensuite le pas à la peinture flamande, celle de Rembrandt comme celle de Franz Hals, elle aussi pleine de plaisir mais exprimé différemment, par le miroitement des ors et des couleurs sombres, des coups de pinceaux et des effets de matière.

Quelle monumentalité du livre sous l’animation d’un couple en majesté, le pasteur faisant visiblement la leçon à son épouse en lui indiquant les pages d’où il tire sa connaissance et sa foi : ici, le livre occupe la moitié de l’espace de la toile. La recherche des peintres explore ce qui n’était pas connu dans la peinture italienne, comme la pauvreté et la folie. Je suis toujours troublé par la vieille folle de Franz Hals, grimaçante et servant de perchoir à une chouette, portrait d’une femme ayant réellement existé dans un asile que Franz Hals connut bien puisqu’il dut y interner son propre fils. Changeant d’allée, nous remontons le temps, nous voici maintenant dans la peinture allemande et la peinture belge : Lucas Cranach et sa fontaine de Jouvence : de vieilles femmes se dénudent et se plongent dans l’eau de la piscine, elles ressortent à droite comme de sémillantes jeunes filles qui semblent trouver leur joie à se faire inviter par de jeunes seigneurs au fond de tentes de velours où l’on devine les ébats qui y prendront place… autrement dit une vision particulièrement masculiniste. Pour les belges, Patinir (ou Patinier) toujours superbe de bleus variés, trouve prétexte des événements de la Bible pour étaler les paysages les plus merveilleux de notre histoire picturale.

Le prêcheur mennonite Anslo et sa femme – l’amour triomphant

Patinier – La fuite en Egypye

On peut chercher dans les œuvres d’art surtout les plus anciennes, celles qui ont un support narratif, au moins deux choses : ou bien la facture, la matière dont elles sont faites, le sfumato de l’un, le clair-obscur de l’autre, la délicatesse des coloris chez l’un, la force expressive chez l’autre, ou bien le récit que ces manières de faire se chargent de transmettre ; même chez les plus humbles, on découvrira des histoires oubliées, récits de mythologie ou de Bible, qui nous font rêver. Je découvre ainsi l’histoire de Vertumne et Pomone (Francesco Melzi, 1518/22), extraite des Métamorphoses d’Ovide : Pomone, la nymphe des fruits, est si belle que tous les dieux en sont amoureux, l’un d’eux, celui des jardins, Vertumne, use de multiples stratagèmes pour l’aborder, y compris de se déguiser en vieille femme, rien n’y fait, sauf lorsqu’il décide d’apparaître tel qu’il est, alors Pomone tombe amoureuse de lui ; et puis celle de Pyrame et Thisbé (Hans Baldung Grien, v. 1530), de la même origine. Ce sont deux jeunes babyloniens amoureux, ils doivent se retrouver la nuit sous un mûrier blanc, Thisbé arrive la première, tombe sur une lionne la gueule ensanglantée, s’enfuit en perdant son châle, Pyrame arrive alors et croit que sa bien-aimée a été dévorée, il se suicide de désespoir, Thisbé revenant, voyant le drame, se suicide à son tour. Conclusion d’Ovide : « Ô vous, parents trop malheureux ! Vous, mon père, et vous qui fûtes le sien, écoutez ma dernière prière ! Ne refusez pas un même tombeau à ceux qu’un même amour, un même trépas a voulu réunir ! Et toi, arbre fatal, qui de ton ombre couvres le corps de Pyrame, et vas bientôt couvrir le mien, conserve l’empreinte de notre sang ! Porte désormais des fruits symboles de douleur et de larmes, sanglant témoignage du double sacrifice de deux amants ! »

Sortant de la Gemäldegalerie, nous traversons le terre-plein en travaux en direction de ce grand édifice d’acier et de verre, debout comme un cristal, qui abrite la collection moderne et contemporaine, bâtiment conçu par Mies van der Roh.

Anselm Kiefer, Mark Bradford, X…, Bernadette Bour

On se demandera longtemps ce que pourraient ressentir des ignorants de notre histoire lorsqu’ils passent sans transition d’une exposition d’art des Maîtres anciens à une exposition d’oeuvres d’après 1945. Ne sont-ils pas totalement déboussolés, en tout cas perplexes, se demandant si c’est bien du même art qu’il s’agit, si l’esprit des peintres d’avant le vingtième siècle est bien le même que celui d’après ? ou bien se demandent-ils simplement : que s’est-il passé entre les deux ? L’humanité a-t-elle à ce point souffert entre les deux époques qu’elle a donné des images si différentes d’elle-même ? L’expert expliquera bien sûr que les conditions de l’art ont changé, qu’il était autrefois sous la domination de l’Eglise et des seigneurs de la noblesse, puis qu’il est devenu de plus en plus libre avec les grands peintres du XXème (depuis surtout Matisse, Picasso, Braque : voir à ce sujet la merveilleuse série qui passe sur Arte : les Aventuriers de l’art moderne), mais quand même plus ou moins asservi aux conditions du marché (par le biais des marchands qui ont exercé une telle influence sur l’évolution artistique depuis l’époque des impressionnistes, au point qu’aujourd’hui encore ils dictent véritablement les choix, les orientations, les parti-pris : récemment à Paris, la dame d’une galerie à laquelle j’étais allé rendre visite pour voir quelques toiles d’une de mes artistes préférées – Lucie Geffré – me disait que son directeur avait décidé, très unilatéralement, de changer l’orientation de sa galerie pour plus de rentabilité, le post-expressionnisme auquel était supposé se rattacher la peintre que je venais voir, n’ayant désormais plus cours : on allait le remplacer par des courants qui sont plus vendables).

Mais il y a surtout qu’entre les deux, il s’est passé Auschwitz.

Auschwitz pour expliquer qu’après 1945, on ne faisait plus des femmes souriantes aux teints délicats tenant sur leurs genoux des bébés joufflus et innocents, ni des portraits de couples épanouis donnant l’impression qu’ils n’ont en tête que des projets de nourriture fût-elle spirituelle, même pas des déjeuners sur l’herbe où une dame impassible attend que les hommes qui l’escortent la renversent dans l’ombre des marronniers, et encore moins des anges rayonnants expédiés sur terre pour notre consolation face à la mort. Car entre-temps, nous étions devenus inconsolables, et nous avions perdu toute innocence, notre histoire se résumant de plus en plus à un jeu de saute moutons d’une guerre à une autre et d’un massacre à un autre dans un univers marécageux qui ne connaît de Dieu que l’argent.

Alors comment s’étonner si, à intervalles réguliers, on entend le cri qui s’échappe d’une video afin d’exprimer la même angoisse, dans une œuvre de Jochen Gerz, ou si la beauté du geste, la perfection d’une réalisation tout à coup laissent la place au désir de penser, de conceptualiser, chez des auteurs (oui, car en somme les artistes sont de plus en plus proches des écrivains) comme Bernadette Bour (« injustement méconnue » dit la plaquette) ou Roman Opalka, la première transcendant l’écriture par des graphismes illisibles où prime le rythme de la lettre et du nombre, et le second se lançant dans ce fou projet qui consiste à résumer sa vie à un alignement des nombres entiers qu’il faut énumérer sans fin bien sûr puisqu’ils ne connaissent pas de fin ? Que dire encore de cet autre artiste dont j’ai oublié le nom qui s’est filmé nu, lacéré, griffé, dégoulinant de son sang, comme expression du plus pur désarroi après avoir appris l’impensable. Ou bien de Gerhardt Richter qui s’est servi de quatre photos sorties du camp de Birkenau (seulement quatre) pour faire de grands tableaux où ces photos sont recouvertes de peinture.

Il est à noter qu’à Berlin, on trouve cette expression du mal ailleurs qu’en peinture, dans l’architecture notamment, voir l’oeuvre de Daniel Libeskind, concepteur de l’extraordinaire extension du Musée Juif de Berlin, qui contient une « tour de l’holocauste » appelée aussi Voided Void, le « vide évidé », « seule une fente inaccessible dans le mur de béton laisse pénétrer la lumière et les sons extérieurs étouffés dans le puits de 24 mètres de haut dépourvu de chauffage ». on y entre au bout d’un long couloir, il faut un certain temps pour que le regard, puis le corps, s’habituent, pour que nous fassions un tant soit peu l’expérience de ce que c’est qu’entrer dans la noirceur et la froideur des camps. A la question ci-dessus de la césure entre avant et après et ses répercussions dans l’art, Libeskind répond :

Il n’existe pas de passerelle entre la période baroque,

l’avant 1933 à Berlin et aujourd’hui.

Ou du moins pas apparente –

la liaison est souterraine, dans l’obscurité.

Cette obscurité traduit ce qui s’est passé ici

et n’est pas uniquement conceptuelle :

l’obscurité représente la violence –

et c’est pourquoi j’ai pensé que passer

par le sous-sol et traverser l’obscurité

était le moyen le plus approprié

pour entrer dans le musée.

Quand nous nous promenions dans Berlin, nous avions mis entre parenthèses cette nouvelle catastrophe qui s’annonce, nous ne pensions pas au trumpisme, et à ce qui allait advenir avec lui, comme nouvelle vague d’obscurité, d’obscénité et de violence. Pourtant ce type de ville incarne le souvenir de ce qui autrefois, il n’y a pas si longtemps, a représenté déjà obscurité et violence, il faut, plus que jamais, nous en souvenir.

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Trois jours à Berlin en janvier

Entre la parution du livre de Mathias Enard, premier, parait-il, d’une quadrilogie portant sur la mélancolie des confins, ici le Nord, et le lancement d’une nouvelle ligne directe entre Paris et Berlin par le TGV, il y aurait une concomittence, comme si les deux conspiraient ensemble à une forte incitation à y aller voir, du côté de la capitale allemande, en dépit du froid hivernal, du vent qui y souffle sur la neige abaissant la température jusqu’à un -6° ressenti si j’en crois mon application météo. Peut-être le livre d’Enard n’a-t-il été écrit que pour nous accompagner dans ce long voyage ferroviaire : huit heures sans compter les prolongations dues aux travaux sur les voies et autres blocages d’aiguillage dus à la neige et au gel. A quelques dizaines de kilomètres de l’arrivée, on nous annonçait par haut-parleur que le train ne pouvait prendre la bifurcation qui devait le conduire vers Berlin à cause de ce gel, et qu’il allait donc falloir aller tout droit, autrement dit jusqu’à Hanovre, avant de redescendre ensuite vers la capitale (au retour, changement de décors : il fera beau, mais le train fatigué devra stopper à Darmstadt, arrêt non prévu, pour que nous puissions monter dans un autre, parfaite réplique du premier, même numéro de wagon, même place, mais un petit quart d’heure d’attente sur le quai, à se geler dans la lumière pâle d’un jour finissant). Le froid de l’Europe centrale en plein hiver, comme le rappel historique des vieilles campagnes durant des guerres qui disparaissent lentement de nos souvenirs (pour peut-être laisser la place à d’autres, futures) et qui pourtant sont toujours présentes par les monuments et les noms des rues, confirmant le mot de Patrick Boucheron : « ce n’est que cela, une ville, cette manière de rendre le passé habitable ».

Le livre de Mathias Enard, avant l’arrivée en gare – Ostbahnhof, choisie parce que proche de là où nous allons dormir, cette auberge de jeunesse joyeusement anar sise à l’angle de la Karl Marx Allee et de la Strasse der Pariser Kommune – nous met d’emblée dans l’ambiance : le narrateur se déplace dans Berlin et ses environs, mais lui, c’est en automne, la pluie lui cingle le visage et il a tendance à glisser sur les feuilles mortes, il n’en ressent pas moins un froid certain, avec plus d’humidité encore, et il lui prend souvent l’envie de s’engouffrer dans une librairie dans Prenzlauer Berg ou dans un bistrot, le soir, du même côté, sur la Kohllwitz Platz, où il engloutira un pichet de bière, si possible de Pilsen, à moins qu’il ne préfère un schnaps, oui, un schnaps, nous n’avons pas tellement l’habitude de boire des schnaps sous nos latitudes latines, et pourtant ce sont parfois des boissons bien douces, et réconfortantes, j’en ai pris un, une mirabelle, un soir, dans un biergarten près de l’hôtel, en conclusion d’une journée où nous avions beaucoup marché dans les musées, cela réchauffait bien le corps, et l’esprit aussi. Enard, donc, revient d’une visite à E., une amie qui vient d’être atteinte d’un accident vasculaire, et il rentre avec quelqu’un d’autre (on ne saura pas très bien avec qui, d’ailleurs, homme ou femme) de l’hopital où elle est soignée, un lieu qui se nomme Beelitz, et qui a l’air bien morne : « Beelitz-Heilstätten est un ensemble d’une cinquantaine de bâtiments perdus dans plusieurs centaines d’hectares de bois et dont seule une poignée fonctionne encore aujourd’hui. On s’y promène au milieu des ruines, des toits de tuiles rouges effondrés, des corniches brisées par le poids de la neige et de l’abandon : de vieilles carcasses de Trabant sans moteur ni pneus y pourrissent gaiement ». Sa pensée vagabonde, pour lui, cet ensemble de bâtiments lugubres devient le concentré de l’histoire tragique du Brandebourg, « on y avait soigné les blessés pendant la Première Guerre mondiale ; Hitler lui-même s’y était remis de ses blessures. Après la Seconde, les Soviétiques y avaient installé leur plus grand hôpital militaire à l’ouest de la mère patrie, actif jusqu’au début des années 1990 ». Et cela lui donne motif pour aller explorer encore ce passé qui n’est pas si lointain, n’en déplaise à ceux et celles qui voudraient l’oublier, l’enfouir sous des déclarations soi-disant tournées vers l’avenir, un avenir où l’on aurait bien besoin que tout cela n’ait jamais existé afin que l’on puisse mieux promouvoir des élans nationalistes nouveaux. Alors il parle du Brandebourg comme terre de batailles atroces avec des centaines de milliers de morts. Par exemple, fin avril 1945, les Soviétiques ont atteint l’Oder et s’apprêtent à prendre Berlin, « Joukov masse derrière le fleuve la plus grande concentration d’artillerie jamais réunie : des dizaines de milliers de canons et des milliers de chars pour le bombardement définitif, dix fois plus de bouches à feu que les quatre mille canons et obusiers français et allemands de Verdun ». Tout cela se résout à Seelow, petit village de cinq cents habitants qui verra, au dire d’Enard, « la dernière grande bataille sur le sol de l’Europe » (mais a-t-il pris le temps, Enard, de comparer avec les batailles qui se livrent depuis 2022 sur le sol ukrainien?). « Entre vingt et trente mille morts dans chacun des camps, au moins cinquante mille cadavres en soixante douze heures, cadavres dont les ossements ressurgissent encore et encore au fil des labours et des saisons, en compagnie des milliers de munitions non explosées qui jonchent toujours la vallée ». Entre le 16 et le 19 avril, écrit Enard, « un million deux cent mille hommes se sont battus dans ce marécage plat comme la main ». Je ressassais ces mots en descendant du train, tirant derrière moi une valise dont les roulettes avaient tendance à patiner dans la neige fraîche, me demandant si nous n’allions pas en somme durant ces trois jours ne rien faire d’autre que marcher sur des cadavres enfouis. En plus, parcouraient mon esprit ces souvenirs que je devais à mon père qui me les racontait quand j’étais tout petit, c’était dans les années cinquante, et la guerre n’était pas finie depuis si longtemps, et lui n’était pas revenu donc depuis si longtemps « d’Allemagne », ayant été pris par le STO, et son odyssée dont je me souviens à peine avait eu lieu au cours de cette année 1945, où il avait parcouru, avec des copains, parfois à pieds, parfois à motocyclette volée, ou dans des bennes de camion, voire de providentiels derniers trains bondés encore en circulation, la distance qui le séparait de la Poméranie à sa ville natale de Tours. Il parlait surtout d’une ville. Et cette ville justement je venais d’en retrouver la trace dans le volume d’Enard sur les confins de la mélancolie, simplement mentionnée une fois, quand il écrit à propos du général Busse, chargé d’une défense ultime de Berlin, qui s’étonne que la ligne de front soit devenue si proche tout-à-coup : « la frontière se trouvait bien plus à l’est, vers Posen et cette ville au nom si joyeux de Schneidemühl ». Lorsque mon père en parlait, je ne réalisais pas que cette ville eût un nom si joyeux, pour moi, « Schneidemühl » ne disait rien, même encore aujourd’hui, ça ne me dit rien, « mühl » un moulin bien sûr, et « schneiden » couper, que se cache-t-il alors de joyeux sous l’assemblage de ces deux mots… J’allais revoir ce nom sur une carte lors de la visite de la Neue National Galerie, qui servait à nous mettre dans le contexte de cette époque pour mieux nous permettre d’évaluer les nouvelles tendances artistiques qui se firent jour lors de la séparation de l’Allemagne en plusieurs zones, et sa fixation aux limites de la ligne Oder-Neisse. Schneidemühl là-bas, tout au bout à l’est et au nord, mais me direz-vous pourquoi n’y être pas allé un jour en cette ville pour voir à quoi elle ressemblait (et même, on ne sait jamais, voir si parfois un homme ou une femme n’étaient pas nés en ces années de guerre d’un père français, qui auraient pu être un demi-frère ou une demi-sœur?), mais parce que, voyons, cette ville n’existe tout simplement plus1, son nom ayant même été rayé de toute carte, pour être remplacé par celui d’une autre ville, qui n’a plus rien à voir avec elle, sa population ayant été entièrement déplacée sur ordre de Staline, et ses édifices détruits, la ville de Piła (prononcé Piwa2). Je pensais donc à tout ça, tirant ma valise à roulettes sur un sol inégal, par une avenue passant sous les voies du chemin de fer, large, bordée d’immeubles à distance de la chaussée, dont certains rez-de-chaussée seulement étaient vaguement éclairés, avec C. qui portait elle son sac sur son dos, tous deux ayant pour horizon la lumière blanchâtre d’une avenue plus grande qui allait s’avérer être la Karl-Marx Allee, que nous découvririons le lendemain matin dans toute sa « splendeur ». Le Pegasus Hostel tient en réalité tout un bloc de maisons, je ne sais pas quelle est son histoire mais j’imaginerais bien qu’elle ait son origine aux temps d’avant 89, sorte de lieu d’hébergement pour des jeunesses communistes de tout pays qui seraient venues converger pour quelque rassemblement « pacifiste » dont ce qu’on appelait alors sur nos ondes « le régime de Pankow » avait le secret. Pankow, en fait, maintenant, c’était devenu juste le terminus de la ligne de métro.

1La bataille de Schneidemühl commença le 24 janvier 1945 et se termina en février, faisant environ quatre mille morts. D’après un carnet que mon père a laissé et que j’ai toujours en ma possession, celui-ci aurait quitté la ville en catastrophe le 20 janvier, ne faisant en cela que suivre les consignes de l’usine pour laquelle il travaillait.

2Mais il semblerait d’après certaines informations difficiles à trouver sur le Net que ce nom ait été autrefois bel et bien le nom de la ville figurant à cet emplacement et qu’il ait en polonais une signification renvoyant au même fameux moulin… Pila serait donc devenu Schneidemühl lorsque Bismarck s’empara de cette partie de la Pologne.

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La calligraphe (nouvelle)

A cette époque, je passais le plus clair de mon temps à peindre. Les autres activités, celles dont je me nourrissais par exemple, ou bien celles qui pouvaient me permettre de m’enrichir ou de me cultiver passaient au second plan. Je ne réalisais en moi la nature du monde qu’en peignant. Les événements historiques, les drames survenus, les apocalypses nombreuses, et dieu sait s’il y en eut au cours de ce siècle, ne venaient à moi que si je les intégrais à la pâte qui engluait mes pinceaux. Je n’étais évidemment pas un peintre professionnel, je ne l’ai jamais été. Je ne courais pas les galeries, et j’avais même tendance à cacher mon art, à peine m’étais-je laissé avoir par les débuts des réseaux sociaux, où je croyais naïvement voir une possibilité d’étendre ma perception du monde et d’aller ainsi aux confins de la planète sans me déplacer. Je succombais à la tentation d’y livrer quelques unes de mes « oeuvres » ou que je prétendais telles. Je ne me rendais pas compte que procédant ainsi, je les dispersais, je les dissolvais en pixels épars qui risquaient d’entrer en collision avec d’autres, déclenchant des réactions en chaîne dont je ne serais pas maître.

En dépit de mon enfermement dans l’activité de peindre, je me déplaçais toutes les semaines pour me rendre à Paris, où j’officiais dans quelque obscur cours privé afin d’y gagner quelques sous. Je descendais toujours au même hôtel, un établissement étroit, sis entre deux immeubles plus grands, tout en haut de la Montagne Sainte-Geneviève. Cet établissement n’existe plus aujourd’hui, ayant été remplacé par un cinq étoiles avec spa, mais à l’époque c’était une aubaine, le prix des chambres y était bas, et il était tenu par une femme alerte et virevoltante, très souriante, éclatant même souvent de rire. Elle était la gérante et elle laissait le soir la place à un veilleur de nuit d’origine tchèque qui ressemblait à un vieux chat. Il passait sa nuit à lire des classiques russes. C’est grâce à lui que je fis la connaissance d’Oblomov, le roman de Gontcharov.

Cet hôtel recevait beaucoup de touristes étrangers peu fortunés, des Américains en couple prenaient en photo les lieux, les trouvant délicieusement pittoresques, rappelant tellement le vieux Paris, celui de Doisneau et même celui des poètes du XIXème. Après tout, la rue des Carmes où vécut Paul Verlaine n’était pas loin, et Baudelaire lui-même avait dû trainer ses guêtres dans le coin. La place Maubert était proche, dominée par cet impressionnant immeuble de briques rouges où l’on disait que Gaston Bachelard avait passé toute sa vie, avant de céder la place après sa mort à sa fille Suzanne. Aujourd’hui, on murmurait qu’un couple d’acteurs célèbres y célébrait la vie de famille. J’avais mes habitudes. J’avais fini par bien connaître la vendeuse de journaux en son kiosque installé tout près de la bouche de métro, alors qu’a priori elle présentait des dehors plutôt revêches. En plus des Américains, il y avait parfois des Asiatiques (il y eut même une baronne suisse). Un jour y débarqua une japonaise, légère et toute menue, trimbalant une valise plus haute qu’elle, que je dus aider à rejoindre sa chambre car bien sûr, il n’y avait pas d’ascenseur en cet hôtel.

Atsuko était calligraphe, spécialiste de la calligraphie contemporaine du Japon. Elle était là pour accompagner une exposition de quelques-unes de ses œuvres, qui étaient présentées dans une galerie du quartier du Marais. Bien qu’elle ne sût pas le français et très peu l’anglais et que moi bien sûr je ne connusse pas le japonais, nous parvînmes à échanger des propos sur l’art en général et sur la calligraphie en particulier. Les idéogrammes, on le sait, sont presque toujours issus d’images représentant les choses signifiées. Que ce soit en Chine ou au Japon, le mot qui désigne un arbre est représenté par le même symbôle qui représente un arbre simplifié. Avec le temps et les progrès de la schématisation, les caractères contemporains s’étaient souvent éloignés de leur source. Atsuko cherchait à retrouver celle-ci en faisant en sorte que ses dessins évoquent de nouveau ce dont les caractères étaient issus. « Sakura » par exemple montrait explicitement une branche de cerisier en fleurs. Au cours de nos discussions plus mimées que prononcées, j’en vins à connaître un peu plus de sa vie. Elle habitait à Wakayama, ville importante de la presqu’île de Kii, où elle enseignait son art auprès principalement de jeunes enfants. Elle était née à Koya, que l’on appelle aussi, par déférence, Koya-san. A cette époque je m’étais déjà entiché de culture japonaise et ce nom évoquait en moi une multitude de choses, en particulier le bouddhisme ésotérique, car c’était là qu’un moine, Kobo Daishi, avait installé son temple au neuvième siècle, avant de s’enfermer dans un cercueil pour conduire une longue méditation et de n’en ressortir jamais, laissant penser qu’il n’était pas mort et qu’il continuait encore aujourd’hui ses prières. Atsuko était concentrée sur son art, elle me dit qu’elle ne profiterait pas de son passage à Paris pour visiter les musées car elle ne voulait pas courir le risque d’être influencée dans sa démarche. Néanmoins elle voulut bien regarder quelques reproductions électroniques de mes peintures, et je notais qu’elle le faisait avec une très grande attention, comme si elle s’en imprégnait. Cela me paraissait étrange, bien entendu, car ce n’étaient pas des travaux si exceptionnels, sans doute ils n’en méritaient pas tant, mais enfin, il y avait peut-être là des caractéristiques qui pouvaient intéresser une artiste venue d’Extrême-Orient.

J’eus plus tard l’occasion de me rendre à Koya-san et d’y retrouver Atsuko. Après un vol long comme un long fleuve, je débarquais à l’aéroport du Kansaï où elle m’attendait. Nous étions fin mars et les cerisiers étaient en fleurs. Elle me conduisit en voiture aux pieds du Kongobu-ji dont je parcourus les salles en glissant sur le sol de bois patiné par les millions de visiteurs qui s’étaient succédé depuis le neuvième siècle, je vis l’incroyable cuisine qui ne servait qu’à préparer la nourriture du vieux Kobo-Daishi, que l’on pouvait pourtant présumer mort depuis mille deux cents ans. A l’immense cimetière d’Okuno-in, tout au fond, après le petit pont qui enjambe la rivière Kinokawa, j’entrai dans l’aire réservée au Grand Maître, qui contient une salle éclairée de milliers de bougies où, en s’asseyant sur des fauteuils de pierre on ressent paraît-il dans son être des vibrations qui émanent de la présence du méditant éternel. 

Plus tard, dans la journée, Atsuko me conduisit à la demeure que j’avais choisie, le temple Rengejo-in transformé en shukubo, c’est-à-dire en lieu d’accueil de pélerins, là où je pus rencontrer le Maître de l’ordre régissant cet endroit. Il me dit tout ce que nous autres, occidentaux, ignorions de l’esprit zen qui emplissait ces lieux, notamment comment des esprits exercés pouvaient percevoir des choses qui nous échappaient, comme la signification des lueurs se frayant un chemin entre les branches des arbres, l’apparition d’images irréelles entre les statuts dorées des temples bouddhiques, et la présence de nos morts au milieu de nous, dans les trains, les métros, surgissant à l’improviste au moment où nous nous y attendons le moins. Il me raconta comment des victimes des explosions nucléaires et des tremblements de terre refaisaient surface longtemps après que ces drames leur étaient arrivés, aux lieux précis où ils avaient disparu, comme s’ils étaient à ce moment-là entrés dans une sorte de fibre temporelle destinée à se boucler sur elle-même.

Nous étions restés en contact, Atsuko et moi, durant tout ce temps qui nous avait séparé, de sorte qu’elle connaissait, mais, à mon avis, seulement de très loin, ce que j’avais fait, et notamment ce que j’avais peint durant cette période. Je connaissais sa calligraphie et je m’attendais à ce qu’elle m’en montre davantage, mais je vis très vite qu’elle ne manifestait aucun empressement à me montrer son atelier.

A propos de ma peinture, il m’était arrivé une histoire troublante quelques mois auparavant. J’avais peint un portrait d’après une photographie prise dans les années mille neuf cent quarante par la grande photographe polonaise Julia Pirotte. Elle représentait la sœur de cette dernière, grande résistante qui avait été arrêtée par les nazis puis déportée avant d’être exécutée à la hache. Lorsque je l’avais vue exposée au centre Beaubourg, elle portait d’ailleurs la légende : Ma soeur Mindla Maria Diament, Resistante Française, prisonnière N.N (Nuit et Brouillard) décapitée à Breslau, 1942. Cette toile que j’avais peinte était le résultat, de ma part, d’un travail où j’avais le sentiment que toute mon âme avait été absorbée. Les teintes choisies (l’originale était en noir et blanc), le dessin qui essayait d’être attentif aux traits de ce beau visage, la concentration que j’avais mise dans le regard, tout cela manifestait une expression de vie dont j’étais assez fier. Sans que toutefois bien sûr je n’eusse l’impression d’avoir fait une « œuvre géniale ». C’était juste un exercice intimiste auquel je m’étais livré et je ne comptais en tirer aucun parti, en tout cas pas une somme d’argent ! Or, il advint que je fus amené à exposer cette toile dans une réunion de peintres amateurs organisée par une association dont je faisais partie, et qui demandait de faire la liste de nos œuvres respectives, assorties d’un prix, et je ne me sentis pas l’audace de m’opposer à cette règle. Le résultat fut très inattendu. Ce tableau que j’espérais bien garder fut immédiatement l’objet d’une attention insistante de la part de quelques visiteurs. On me proposa aussitôt de l’acheter. Embarrassé et pressé de toutes parts, je vis bien qu’il me fallait céder aux demandes et j’acceptai de le vendre à la première personne à s’être exprimée. Cette personne me fit part de son émotion, ce portrait évoquait en elle de sombres souvenirs liés à sa propre famille. J’eus du mal à m’en défaire, annonçant que je la referais sans doute, tout en sachant bien que cela resterait un vœu pieux : on ne fait bien une chose qu’une seule fois.

J’avais encore en tête ce portrait imparfait que j’avais fait de cette déportée polonaise, et les circonstances dans lesquelles j’avais dû m’en séparer quand, contre toute attente, Atsuko me proposa de visiter l’atelier où elle enseignait à une douzaine de jeunes élèves. J’acceptai, bien évidemment. Des petites filles appliquées traçaient sur de grands papiers très légers des traits d’un noir profond. De nombreux dessins ornaient les murs de la pièce, qui ressemblait à une galerie d’art. Je fus entraîné par ma curiosité à aller plus loin, franchir une porte puis une autre. Dans toutes ces pièces, une même scène se reproduisait : des enfants appliqués traçant des caractères parfois plus grands qu’eux-mêmes, d’autres écrivant minutieusement des séquences de signes qui devaient être des poèmes, dont les écritures étaient variables comme si certaines progressaient de plus en plus vers des tableaux représentant directement le sens des assemblages de signes.

Atsuko n’était plus avec moi, j’errai seul dans ce tourbillon de calligraphies et de formes en tout genre. Je pris un escalier qui s’enfonçait dans la pénombre d’une cave. J’avais la sensation de plonger en moi-même, et mon coeur battait de plus en plus fort. Au seuil d’une salle non éclairée, j’appuyai sur un interrupteur qui fit instantanément jaillir une lumière crue. Je vacillai. Une grande partie de mes œuvres étaient exposées sur ces murs.

Et parmi elles, tout en avant, posé sur un chevalet, le fameux portrait de Mindla Diament dont je m’étais séparé.

Je notais simplement quelques différences : les endroits où j’avais mis des couches épaisses étaient au contraire allégés, comme si à mes efforts de recouvrir par plus de peinture ces zones du tableau, répondait une tentative complémentaire de retirer de la couleur, contribuant ainsi à faire naître de la transparence. Mes œuvres étaient miennes sans être les miennes puisqu’un malin génie avait converti ma touche épaisse en un léger grattage superficiel. Les teintes n’avaient plus la violence que je leur avais donnée, mais au contraire se diluaient dans une lumière trouble. Le regard semblait tourné plus vers l’intérieur que vers le dehors. Des empreintes de mes tableaux étaient exposés là qui renvoyaient à eux sans être vraiment eux. Un autre univers que le mien était donc possible, mais disposé en un autre lieu.

Je me mis à me demander si ce n’était pas toujours ainsi, si chaque fois que nous exécutons un travail, une peinture, il ne s’en produit pas un autre ou une autre en un autre lieu, une autre dimension de l’espace, où se montre ce que nous n’avons pas fait, ce que nous aurions pu faire, ce que nous ne savons pas faire, engoncés que nous sommes dans des pratiques mécaniques ou des schémas d’action qui nous semblent acquis, alors que nous devrions sans arrêt les revoir et les refonder. A moins que ces étranges tableaux n’aient été les auras de mes propres œuvres, déposées ici par un esprit malin. Je remontai troublé les marches de l’escalier, tout recroquevillé sur moi-même et plongé dans mes pensées. Qu’allais-je dire à Atsuko ? Qu’allais-je lui demander ? Etait-elle seulement au courant de ce dépôt d’oeuvres en son sous-sol ?

Mais après être remonté, je me tus et me contentai de sourire à Atsuko lorsque je la revis. Avait-elle été l’agent de ces découvertes ? Avais-je rêvé ? Tout ceci n’était-il que le produit d’une interaction entre elle et moi qui laissait la place à un grand malaise, à l’apparition fortuite de fantômes reliant son esprit et le mien ? Avait-elle reproduit mes œuvres d’après les photographies qu’elle en avait perçues ? Mais alors dans quel but ? Voulait-elle me signifier quelque chose concernant mes manières de peindre ? De faire ? D’être ? Je ne lui demandai rien, bien sûr, et nous en restâmes là.

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