L’idée de phénomène
Sartre est presque oublié. Une grande partie de l’intelligentsia lui en veut sans doute d’avoir pris parti tout au long de sa vie pour les pauvres, les prolétaires, la révolution. Une autre partie des gens, et c’est plus grave, ne lui pardonnent pas ses frasques, entendez par là la manière plus que désinvolte qu’il a eue dans ses comportements avec les femmes. Après #metoo, ça ne passe plus, et c’est normal. Comment un penseur qui a réfléchi toute sa vie à la liberté et à l’égalité des hommes et des femmes peut-il avoir tellement contredit sa pensée dans son comportement ? Nous ne le savons pas et nous ne le saurons jamais, « l’excuse » selon laquelle cela se passait en un autre temps, un temps où il était totalement convenu et admis que les hommes pouvaient traiter les femmes en purs objets, baisables et jetables à volonté, ne marche pas. Alors… faut-il selon la formule consacrée séparer l’homme de sa pensée (ou de son talent de créateur etc.) ? En tout cas, on ne peut pas faire comme si cette pensée n’avait pas eu lieu. On ne peut jamais, je crois, faire comme si une pensée qui a eu lieu n’avait plus de lieu désormais. Même chose sans doute pour Heidegger. Les hommes faibles et veules passent, les pensées et les concepts restent. Un concept n’a pas de couleur, pas d’odeur, pas d’appartenance ethnique ou genrée. Il est. Et les raisonnements aussi. Imagine-t-on un mathématicien ne pas utiliser un théorème sous prétexte qu’il a été démontré par un logicien aux sympathies nazies ? J’admets cependant que ce que l’on fait des concepts et des raisonnements peut être genré, ou racialisé. J’admets même que des lieux de création spécifiques de concepts apparaissent, liés au genre ou à l’appartenance, et alors ces concepts font partie eux aussi de la masse des autres concepts. Ils deviennent utilisables par tou.te.s. On doit compter avec eux. Il est des raisonnements et des concepts qui furent élaborés en des temps où le droit des femmes était ignoré, et où les civilisations autres étaient rabaissés, on doit alors tenir compte de ces faits, ce qui ne veut pas dire que ces raisonnements et concepts doivent être à leur tour ignorés ou rabaissés mais que l’on doit les reprendre, les enrichir, leur fournir ce qui leur manque, et ne les abandonner que si un tel travail s’avère impossible ou conduire à des résultats contradictoires. Car les concepts n’en finissent jamais d’être élaborés. C’est ce que Bachelard appelait « le travail du concept ». Il faudrait donc reprendre les analyses de Sartre, notamment dans « l’Etre et le Néant » en leur ajoutant ce qu’elles ratent : l’existence de formes de conscience déterminées par l’appartenance genrée ou racialisée. Il me semble que d’éminent.e.s philosophes ont déjà entrepris ce travail (Camille Froidevaux-Metterie ? Omar Bachir Diagne ? Achille Mbembé?) il faudra que je regarde leurs travaux. Pour l’heure, je me concentre sur les textes originaux.
Le Sartre de l’Etre et le Néant part de l’idée de phénomène. Dès le début de son œuvre maitresse, il l’écrit : « L’apparence renvoie à la série totale des apparences et non à un réel caché ».
Je retrouve cette idée chez les phénoménologues modernes et les partisans du nouveau réalisme comme Jocelyn Benoist. Ces derniers ne l’ont donc pas inventée. Elle est très séduisante mais en apparence, elle contredit la science moderne car selon celle-ci, nous avons plutôt tendance à penser que le réel ne se limite pas aux apparences, même si toutes les apparences sont réelles. Les expériences de la physique contemporaine ont mis en évidence un niveau de réalité qui est complètement inaccessible à nos sens (les atomes, les quarks, les gluons etc.). Faut-il alors penser qu’il existerait deux mondes, le monde des apparences et le monde quantique ? et que les philosophes ne se contenteraient d’analyser que le premier des deux, ce qui d’ailleurs, en soi, ne serait pas si mal puisqu’après tout, il existe et qu’il nous concerne au premier chef. Le monde des apparences ferait partie de la réalité, mais il en existerait un autre, et pourquoi pas plusieurs ? Et si un jour on nous persuadait qu’il existe à côté du monde quantique, d’autres mondes encore dont nous demeurerions totalement ignorants ? Mais dès que l’on pose l’existence de plusieurs mondes, on est condamné à se poser la question de leurs relations : ces mondes ne peuvent pas exister indépendamment les uns des autres, par exemple : une grande partie de nos sensations, notamment tactiles, se trouvent fondées sur le caractère quantique de la matière. Jusqu’où alors peut-on penser explorer un monde tout en continuant d’ignorer l’autre ? Et ces mondes, s’ignorent-ils vraiment ? Le philosophe et le scientifique n’abordent-ils pas le réel par des bouts différents, comme ces humains enfermés dans le noir qui avaient pour tâche de décrire un éléphant alors qu’ils touchaient tous une partie distincte, l’un la trompe, l’autre la queue, le troisième les énormes pattes et qu’ils produisaient donc des rapports en apparence contradictoire ?
L’intrication quantique
L’intrication quantique reste pour nous une énigme. Les dernières interprétations proposées nous laissent pantois, en rupture qu’elles sont avec nos manières acquises de percevoir le réel. Ainsi de l’interprétation relationnelle de la physique quantique. Dans son livre, Helgoland, Le sens de la mécanique quantique, le grand physicien Carlo Rovelli la résume ainsi1 : ce que la théorie quantique décrit est la manière dont une partie de la nature se manifeste auprès d’une autre partie de la nature. Ce sont ces interactions que nous devons examiner pour comprendre la nature, et non les objets isolés. Un chat écoute le tic-tac de l’horloge ; un garçon lance une pierre ; la pierre perturbe l’air qu’elle traverse, heurte une autre pierre et la déplace, presse le sol où elle atterrit ; un arbre absorbe l’énergie des rayons du soleil, produit l’oxygène que les habitants du village respirent en regardant les étoiles, et les étoiles courent à travers la galaxie… le monde que nous observons est continuellement en interaction. C’est un réseau dense d’interactions.
hyyyyyyyyyyyyyyyyyyyyà : trace du chat qui interagit avec mon clavier pendant que j’écris ces lignes
Le problème de l’intrication quantique est alors résolu. Soit une paire de photons en situation d’intrication se trouvant en état de superposition bleu/rouge, l’un envoyé à Pékin et l’autre à Vienne, étant donné qu’il n’existe pas de système (d’observateur) avec lequel les deux en même temps seraient en interaction, la mesure enregistrée à Pékin existe pour Pékin… et pas pour Vienne, et réciproquement, celle enregistrée à Vienne existe pour Vienne mais pas pour Pékin, il n’y a donc tout simpement pas de sens à dire que les deux photons sont dans le même état à Vienne et à Pékin ! Certes, une information peut être transmise, de Pékin à Vienne, ou de Vienne à Pékin, mais nous tombons alors dans une autre situation, l’information tranmise de Pékin à Vienne reste indéterminée pour Vienne tant qu’elle n’est pas reçue à Vienne, et dès qu’elle est reçue à Vienne, la situation d’intrication fait qu’elle est alors corrélée avec celle déjà opérée à Vienne. Autrement dit, très schématiquement, tout se passe comme si une inscription portée sur un message à Pékin… n’avait aucun sens pendant le transport (parce que personne n’est là pour en prendre connaissance), et prenait sens tout à coup à l’arrivée quand un observateur la décode, mais alors, cette observation ne peut pas contredire la précédente puisque l’observateur a déjà observé la particule et l’a trouvée rouge !
Ceci contredit nos habitudes de pensée parce que nous avons du mal à admettre que la valeur d’une propriété observée n’existerait que lors de son observation.
Voilà que je conçois tout à coup la possibilité de revenir en arrière dans cet article, commencé avec l’idée qu’il y avait incompatibilité entre phénoménologie et physique quantique, car je me dis : et si c’était tout le contraire ? Et si justement cette approche rovellienne de l’intrication ne faisait que prouver qu’il n’existe en réalité, comme le disait justement Sartre, que des apparences ? Car qu’est-ce que cette notion d’apparence si ce n’est une autre manière de concevoir celle d’interaction entre deux systèmes ? Le photon m’apparaît rouge quand je l’observe. Il n’y a pas de sens à dire qu’il est rouge en soi et de toute éternité, il est peut-être bleu pour mon copain Jean qui se trouve à 3000 kms de là, mais peu importe : ça, je ne peux pas le savoir puisque je ne suis pas avec lui, si bien sûr Jean est à côté de moi, il sera rouge pour tous les deux car nous le verrons ensemble, mais à 3000 kms, personne n’est là pour superviser nos observations respectives. Le photon m’apparaît en A, le photon apparaît à Jean en B. Il n’est ici question que d’apparences. L’idée que le réel se résoudrait dans la somme des apparences a donc toute sa justification.
Les apparences ne sont pas des futilités, des impressions fugitives, des choses inconsistantes et secondaires par rapport à une réalité qui, elle, serait solide, mais demeurerait cachée, comme on était tenté naïvement de le croire. Comme l’écrivait Sartre : L’apparence n’est pas une manifestation inconsistante de l’être. Tant qu’on a pu croire aux réalités nouménales, on a présenté l’apparence comme un négatif pur. C’était ce qui n’est pas l’être ; elle n’avait d’autre être que celui de l’illusion et de l’erreur. On sait maintenant que les apparences sont des corrélations, des interactions, et donc, peut-être, les seuls éléments tangibles de notre monde.
Et comme les apparences forment aussi l’étoffe du sensible… vous me voyez venir : nous voici proches d’une réconciliation entre la science abstraite et le sensible. Le philosophe et le scientifique n’étudient pas deux mondes différents, ils étudient le même monde mais sous des angles différents.
1 J’ai déjà fait la recension de ce livre, mais à sa première lecture, j’était tellement choqué que j’avais cru devoir ajouter une note pour dire que je ne croyais pas à ce qu’il énonçait ! Depuis, j’ai changé d’avis.



















































