L’être, le néant, le quantique et le sensible

L’idée de phénomène

Sartre est presque oublié. Une grande partie de l’intelligentsia lui en veut sans doute d’avoir pris parti tout au long de sa vie pour les pauvres, les prolétaires, la révolution. Une autre partie des gens, et c’est plus grave, ne lui pardonnent pas ses frasques, entendez par là la manière plus que désinvolte qu’il a eue dans ses comportements avec les femmes. Après #metoo, ça ne passe plus, et c’est normal. Comment un penseur qui a réfléchi toute sa vie à la liberté et à l’égalité des hommes et des femmes peut-il avoir tellement contredit sa pensée dans son comportement ? Nous ne le savons pas et nous ne le saurons jamais, « l’excuse » selon laquelle cela se passait en un autre temps, un temps où il était totalement convenu et admis que les hommes pouvaient traiter les femmes en purs objets, baisables et jetables à volonté, ne marche pas. Alors… faut-il selon la formule consacrée séparer l’homme de sa pensée (ou de son talent de créateur etc.) ? En tout cas, on ne peut pas faire comme si cette pensée n’avait pas eu lieu. On ne peut jamais, je crois, faire comme si une pensée qui a eu lieu n’avait plus de lieu désormais. Même chose sans doute pour Heidegger. Les hommes faibles et veules passent, les pensées et les concepts restent. Un concept n’a pas de couleur, pas d’odeur, pas d’appartenance ethnique ou genrée. Il est. Et les raisonnements aussi. Imagine-t-on un mathématicien ne pas utiliser un théorème sous prétexte qu’il a été démontré par un logicien aux sympathies nazies ? J’admets cependant que ce que l’on fait des concepts et des raisonnements peut être genré, ou racialisé. J’admets même que des lieux de création spécifiques de concepts apparaissent, liés au genre ou à l’appartenance, et alors ces concepts font partie eux aussi de la masse des autres concepts. Ils deviennent utilisables par tou.te.s. On doit compter avec eux. Il est des raisonnements et des concepts qui furent élaborés en des temps où le droit des femmes était ignoré, et où les civilisations autres étaient rabaissés, on doit alors tenir compte de ces faits, ce qui ne veut pas dire que ces raisonnements et concepts doivent être à leur tour ignorés ou rabaissés mais que l’on doit les reprendre, les enrichir, leur fournir ce qui leur manque, et ne les abandonner que si un tel travail s’avère impossible ou conduire à des résultats contradictoires. Car les concepts n’en finissent jamais d’être élaborés. C’est ce que Bachelard appelait « le travail du concept ». Il faudrait donc reprendre les analyses de Sartre, notamment dans « l’Etre et le Néant » en leur ajoutant ce qu’elles ratent : l’existence de formes de conscience déterminées par l’appartenance genrée ou racialisée. Il me semble que d’éminent.e.s philosophes ont déjà entrepris ce travail (Camille Froidevaux-Metterie ? Omar Bachir Diagne ? Achille Mbembé?) il faudra que je regarde leurs travaux. Pour l’heure, je me concentre sur les textes originaux.

Le Sartre de l’Etre et le Néant part de l’idée de phénomène. Dès le début de son œuvre maitresse, il l’écrit : « L’apparence renvoie à la série totale des apparences et non à un réel caché ».

Je retrouve cette idée chez les phénoménologues modernes et les partisans du nouveau réalisme comme Jocelyn Benoist. Ces derniers ne l’ont donc pas inventée. Elle est très séduisante mais en apparence, elle contredit la science moderne car selon celle-ci, nous avons plutôt tendance à penser que le réel ne se limite pas aux apparences, même si toutes les apparences sont réelles. Les expériences de la physique contemporaine ont mis en évidence un niveau de réalité qui est complètement inaccessible à nos sens (les atomes, les quarks, les gluons etc.). Faut-il alors penser qu’il existerait deux mondes, le monde des apparences et le monde quantique ? et que les philosophes ne se contenteraient d’analyser que le premier des deux, ce qui d’ailleurs, en soi, ne serait pas si mal puisqu’après tout, il existe et qu’il nous concerne au premier chef. Le monde des apparences ferait partie de la réalité, mais il en existerait un autre, et pourquoi pas plusieurs ? Et si un jour on nous persuadait qu’il existe à côté du monde quantique, d’autres mondes encore dont nous demeurerions totalement ignorants ? Mais dès que l’on pose l’existence de plusieurs mondes, on est condamné à se poser la question de leurs relations : ces mondes ne peuvent pas exister indépendamment les uns des autres, par exemple : une grande partie de nos sensations, notamment tactiles, se trouvent fondées sur le caractère quantique de la matière. Jusqu’où alors peut-on penser explorer un monde tout en continuant d’ignorer l’autre ? Et ces mondes, s’ignorent-ils vraiment ? Le philosophe et le scientifique n’abordent-ils pas le réel par des bouts différents, comme ces humains enfermés dans le noir qui avaient pour tâche de décrire un éléphant alors qu’ils touchaient tous une partie distincte, l’un la trompe, l’autre la queue, le troisième les énormes pattes et qu’ils produisaient donc des rapports en apparence contradictoire ?

L’intrication quantique

L’intrication quantique reste pour nous une énigme. Les dernières interprétations proposées nous laissent pantois, en rupture qu’elles sont avec nos manières acquises de percevoir le réel. Ainsi de l’interprétation relationnelle de la physique quantique. Dans son livre, Helgoland, Le sens de la mécanique quantique, le grand physicien Carlo Rovelli la résume ainsi1 : ce que la théorie quantique décrit est la manière dont une partie de la nature se manifeste auprès d’une autre partie de la nature. Ce sont ces interactions que nous devons examiner pour comprendre la nature, et non les objets isolés. Un chat écoute le tic-tac de l’horloge ; un garçon lance une pierre ; la pierre perturbe l’air qu’elle traverse, heurte une autre pierre et la déplace, presse le sol où elle atterrit ; un arbre absorbe l’énergie des rayons du soleil, produit l’oxygène que les habitants du village respirent en regardant les étoiles, et les étoiles courent à travers la galaxie… le monde que nous observons est continuellement en interaction. C’est un réseau dense d’interactions.

hyyyyyyyyyyyyyyyyyyyyà : trace du chat qui interagit avec mon clavier pendant que j’écris ces lignes

Le problème de l’intrication quantique est alors résolu. Soit une paire de photons en situation d’intrication se trouvant en état de superposition bleu/rouge, l’un envoyé à Pékin et l’autre à Vienne, étant donné qu’il n’existe pas de système (d’observateur) avec lequel les deux en même temps seraient en interaction, la mesure enregistrée à Pékin existe pour Pékin… et pas pour Vienne, et réciproquement, celle enregistrée à Vienne existe pour Vienne mais pas pour Pékin, il n’y a donc tout simpement pas de sens à dire que les deux photons sont dans le même état à Vienne et à Pékin ! Certes, une information peut être transmise, de Pékin à Vienne, ou de Vienne à Pékin, mais nous tombons alors dans une autre situation, l’information tranmise de Pékin à Vienne reste indéterminée pour Vienne tant qu’elle n’est pas reçue à Vienne, et dès qu’elle est reçue à Vienne, la situation d’intrication fait qu’elle est alors corrélée avec celle déjà opérée à Vienne. Autrement dit, très schématiquement, tout se passe comme si une inscription portée sur un message à Pékin… n’avait aucun sens pendant le transport (parce que personne n’est là pour en prendre connaissance), et prenait sens tout à coup à l’arrivée quand un observateur la décode, mais alors, cette observation ne peut pas contredire la précédente puisque l’observateur a déjà observé la particule et l’a trouvée rouge !

Ceci contredit nos habitudes de pensée parce que nous avons du mal à admettre que la valeur d’une propriété observée n’existerait que lors de son observation.

Voilà que je conçois tout à coup la possibilité de revenir en arrière dans cet article, commencé avec l’idée qu’il y avait incompatibilité entre phénoménologie et physique quantique, car je me dis : et si c’était tout le contraire ? Et si justement cette approche rovellienne de l’intrication ne faisait que prouver qu’il n’existe en réalité, comme le disait justement Sartre, que des apparences ? Car qu’est-ce que cette notion d’apparence si ce n’est une autre manière de concevoir celle d’interaction entre deux systèmes ? Le photon m’apparaît rouge quand je l’observe. Il n’y a pas de sens à dire qu’il est rouge en soi et de toute éternité, il est peut-être bleu pour mon copain Jean qui se trouve à 3000 kms de là, mais peu importe : ça, je ne peux pas le savoir puisque je ne suis pas avec lui, si bien sûr Jean est à côté de moi, il sera rouge pour tous les deux car nous le verrons ensemble, mais à 3000 kms, personne n’est là pour superviser nos observations respectives. Le photon m’apparaît en A, le photon apparaît à Jean en B. Il n’est ici question que d’apparences. L’idée que le réel se résoudrait dans la somme des apparences a donc toute sa justification.

Les apparences ne sont pas des futilités, des impressions fugitives, des choses inconsistantes et secondaires par rapport à une réalité qui, elle, serait solide, mais demeurerait cachée, comme on était tenté naïvement de le croire. Comme l’écrivait Sartre : L’apparence n’est pas une manifestation inconsistante de l’être. Tant qu’on a pu croire aux réalités nouménales, on a présenté l’apparence comme un négatif pur. C’était ce qui n’est pas l’être ; elle n’avait d’autre être que celui de l’illusion et de l’erreur. On sait maintenant que les apparences sont des corrélations, des interactions, et donc, peut-être, les seuls éléments tangibles de notre monde.

Et comme les apparences forment aussi l’étoffe du sensible… vous me voyez venir : nous voici proches d’une réconciliation entre la science abstraite et le sensible. Le philosophe et le scientifique n’étudient pas deux mondes différents, ils étudient le même monde mais sous des angles différents.

1 J’ai déjà fait la recension de ce livre, mais à sa première lecture, j’était tellement choqué que j’avais cru devoir ajouter une note pour dire que je ne croyais pas à ce qu’il énonçait ! Depuis, j’ai changé d’avis.

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Présence humaine à la Fondation Gianadda de Martigny

Belle exposition consacrée à Francis Bacon à la Fondation Gianadda de Martigny, avec le sous-titre « Présence humaine ». Je n’avais jamais à ce point ressenti la personnalité troublée et angoissée du grand peintre anglais, victime dès son plus jeune âge des violences de son père, puis des humiliations et des agressions sexuelles de ce voisin qui avait bien voulu le prendre en charge et l’emmener voyager à Paris ou à Berlin. Il gardera de Berlin un souvenir effroyable (« après Berlin, j’étais complètement déformé »). Il avait été expulsé de chez lui par son père une fois que celui-ci avait découvert son homosexualité. Toute sa vie, il sera plongé dans de noirs tourments, condamné à errer dans des quartiers damnés, vivant avec de jeunes hommes dont on ne sait jamais s’ils sont amants sincères ou s’ils cherchent à profiter de lui, en tout cas des amants qui sont tout autant paumés, angoissés et déprimés que lui, les deux principaux, Peter Lacy et George Dyer terminant leur existence par une forme de suicide (due soit à l’alcool soit aux drogues).

Francis Bacon peignait dans un atelier qu’il ne rangeait jamais, où s’accumulaient matières usées et moisissures, il fait un peu penser en cela à Soutine dont on disait que chez lui, il n’y avait que quelques objets de propres : ses pinceaux.

Il est éprouvant de penser que très souvent, trop souvent, le grand art est le produit d’affres et de souffrances mentales que les créateurs endurent jusqu’à leur mort. On est sans arrêt renvoyé à la fameuse question : faut-il être malheureux pour avoir du génie ? Si c’est le cas, ne préfère-t-on pas être heureux ? Les génies heureux sont rares, pourtant il a dû en exister, on pense au Titien, à Rembrandt, à Cézanne ou à Renoir, peut-être à Picasso.

Mais dans ce dernier cas (et d’autres aussi peut-être) cela cache quelque chose, dira-t-on… une certaine violence, une certaine propension à brutaliser le monde, comme l’ont fait notamment certains architectes : ceci est tellement bien raconté dans le film The Brutalist. Bacon était trop frêle, fragile et sensible pour brutaliser le monde autour de lui, alors il se brutalisait lui-même et, surtout, brutalisait la réalité sur ses toiles, qui ne laissent paraître que des corps malmenés, tordus, déchirés, des visages ensanglantés, des bouches écrasées. Cela pourrait être affreux à regarder et pourtant c’est d’une grande beauté : la couleur y est pour beaucoup, Bacon a utilisé des couleurs fraîches, franches, agressives comme peu l’ont fait. Ici un vert printanier parcourt d’un trait une chambre où gémit un corps nu, là il s’agit d’un violet ou d’un mauve qui transcende un cri de douleur.

Le fameux triptyque dévolu au suicide de George Dyer dans un hôtel parisien est une œuvre extraordinaire d’une audace incroyable, on y voit la déchéance de cet homme peint sans aucune pudeur assis sur la cuvette des toilettes puis dégobillant contre un lavabo. Le tableau du milieu est frappant : on y voit une sorte de vie spirituelle entre parenthèses symbolisée seulement par une petite ampoule qui ne parvient pas à éclairer la nuit noire encadrée par le chambranle de la porte. Des flèches orientées vers l’homme souffrant sur les deux tableaux extrêmes sont comme des marques d’insistance afin que nous regardions une vérité que nous ne voulons pas voir.

Study for a Portrait of Van Gogh IV 1957 Francis Bacon 1909-1992 Presented by the Contemporary Art Society 1958 http://www.tate.org.uk/art/work/T00226

En 1957, le peintre croit avoir trouvé son frère ou son double en la personne de Vincent van Gogh, autre génie voué au malheur, il en tire deux œuvres magnifiques de grand format, inspirées toutes deux d’une peinture de l’artiste néerlandais : le peintre sur la route de Tarascon, les couleurs sont sourdes, le vert voisine avec le rouge, le soleil paraît écraser le marcheur qui porte un chapeau jaune, mais ce n’est pas le soleil rieur de la campagne provençale, c’est le Soleil noir, celui qui transforme le moindre déplacement en labeur.

Un autre élément qui nous frappe chez Bacon est son rapport à l’espace. Même dans le cas des portraits, une tête, un corps sont repérés par rapport à un espace, au début souvent marqué par l’esquisse d’une cage, plus tard au moyen de raies, de stries qui portent une orientation, ainsi des marches d’escalier du portrait célèbre d’un homme en costard cravate et chaussures cirées, des raies du parquet d’un autoportrait datant de 1973, ou du mouvement d’un cycle dans le portrait de George Dyer à bicyclette. Sans parler bien sûr du fameux pape Innocent X, d’après Vélasquez, qui nous paraît aujourd’hui enfermé dans une papamobile anachronique.

Cette préoccupation pour l’espace me rappelle Alberto Giacometti, un presque contemporain, qui lui aussi a fait usage de cages pour situer ses sculptures, et mettait ses portraits dans un cadrage rigoureux.

Manière d’indiquer que l’un des paramètres fondamentaux garantissant la réussite ou non d’une œuvre plastique dans l’art contemporain est la façon dont elle est cadrée.

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Montagne en mai

Mai est la meilleure saison pour atteindre le haut des vallées alpines. La neige a beaucoup fondu, laissant seulement, de place en place, des matelas d’un blanc scintillant où se regroupent frileusement des troupeaux de jeunes chamois. L’herbe perce et avec elle les colchiques et les fleurs bleues des gentianes. Les skieurs sont repartis dans les villes et la plupart des exploitants de la montagne, propriétaires des téleskis, tenanciers de taverne et vendeurs en tous genres, ont pris quelques vacances. La place est laissée libre aux animaux. Dans ce chalet de pierres où je suis, qui fut bâti par mon beau-père à coups d’efforts surhumains pour hisser la toiture, consolider l’assise des poutres et creuser les caves au moyen de barres à mine, entre le plafond d’un appentis et le toit de lauzes, a niché une marmotte qui se pense chez elle. Elle est chez elle, et nous sommes chez elle, son odeur fait partie de l’atmosphère et un jour de l’an dernier où je tombai nez à nez avec elle, elle me fit savoir vertement que là n’était pas ma place. L’âge aidant, je n’ai plus l’agilité requise pour escalader les parois trop abruptes, néanmoins, je m’y risque encore quelquefois, même si c’est pour de courtes courses. Je m’y risquai justement l’autre jour ; après avoir marché sur la route, nous tentâmes, C. et moi de rejoindre le petit sentier qui passe au-dessus d’un chalet d’alpage. J’avais heureusement des bâtons de marche car la déclivité était rude, à peine s’il ne fallait pas redescendre d’un pas après chaque deux pas, mais j’arrivai à me hisser jusque là-haut, avec un filet de sueur qui pénétrait mes yeux et les faisait piquer. Atteignant le rebord du chemin, je dérangeai bien sûr quelques bêtes, des marmottes encore, bien sûr, et un peu plus haut, des chamois qui broutaient là tranquillement. Continuant le sentier, bien dénommé « des bergers », pour retourner à la maison, il fallait franchir des névés de neige qui n’avaient pas encore fondu, ce qui nécessitait précautions afin de ne pas glisser dans la pente, et surtout, il nous fallut franchir au moins trois couloirs d’avalanche. La neige s’était amassée au-dessus des cours d’eau, dans certains creux d’ombre, elle demeurait gelée. Les bêtes nous narguaient tellement nos efforts devaient leur paraître disproportionnés avec la vraie nature du relief telle qu’elles, elles la percevaient. Nous redescendions dans la forêt, je sentais mon sang battre dans les tempes, je pris un temps de repos auprès d’un pin, sur un tapis d’épines. Repartant, C. me fit voir deux chamois qui montaient à la verticale, courant sur les pierres en posant habilement leurs sabots légers sur chaque caillou sans qu’aucun ne tombe. Ils étaient suivis par un autre, parti un peu plus tard car il ne devait sans doute pas avoir senti tout de suite notre présence. Descendant vers le chalet, j’eus tout à coup ma ligne de visée barrée par un éclair, comme une flèche qui transperçait l’air bleu et léger de la vallée : un trait brun et blanc, une tête surmontée de deux petites cornes en trompette et un museau humant le vent. A peine le temps de le voir.

Au repos, assis dans un transat, je regarde la façade muette des sommets qui me font face. Le mont Dolent est à 3820 mètres, il semble comme posé sur un bloc de granit recouvert de verdure tandis que sur sa droite s’élance un pic beaucoup plus fin et élégant que d’aucuns nomment le Tour Noir, un glacier en descend, qui arriva autrefois jusqu’au bas de la vallée mais a aujourd’hui tellement remonté la pente que nous n’en voyons plus qu’un moignon riquiqui. Je n’irai jamais sur ces sommets, qu’importe, je les scrute, et les scrutant je m’imagine les faire entrer en moi-même, leur neige me lave de mes tourments si quelque fois il m’arrive d’en avoir (mais rassurez-vous, de moins en moins). La nature, et la montagne, entrent ainsi en moi. Le temps présent s’immobilise.

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Sur le désert affectif du capitalisme tardif

Récemment, assistant à un séminaire1 sur la critique de la valeur, j’entendis surnager, parmi quelques propos qui me paraissaient parfois abscons, en tout cas trop allusifs, ce morceau de phrase, que je notais aussitôt : le désert affectif du capitalisme tardif. Cette expression me plut d’abord sans doute à cause de sa rime intérieure, et en second lieu par une sorte d’évidence. Oui, le capitalisme tardif, comment qualifier autrement cette période que nous vivons ? Et comment ne pas voir un total désert affectif dans ce réel qui nous assaille, fait de guerres en tous genres, de haines portées par les réseaux sociaux, de meurtres d’adolescents et d’attentats racistes ? L’orateur ne semblait pourtant pas se contenter de la déploration de ce réel. Le désert affectif est plus profond : il n’est pas seulement assignable à une situation navrante que l’on a autour de soi, mais ce qu’il voulait dire sans doute c’est qu’il était en nous et qu’il découlait d’une forme subjective qui découle d’un état de fait de plus en plus prégnant : l’abandon de contenu véritable dans les échanges, les actions des individus, et notamment dans le travail, lequel existe principalement sous la forme du travail abstrait, c’est-à-dire ne valant que comme marchandise, et donc pour l’argent qu’il rapporte. L’argent, toujours l’argent, et pour ceux qui en manquent cruellement, le sentiment de ne pas exister. Je simplifierai ici les analyses entendues car, en fin de compte, elles aboutissent à un constat que l’on peut résumer assez simplement : comment survivre à une forme vide d’existence autrement qu’en créant des illusions de contenus auxquels on se raccroche, et que l’on nomme des « identités » ?

Pourtant, la question fondamentale qui se trouve posée au travers de ces remarques de bon sens mais qui ne vont pas de soi pour tout le monde, en tout cas pas pour ceux et celles qui, dans le dénuement de toute perspective d’espoir, cherchent des issues dans de telles voies, me paraît être plus angoissante encore que celle mise en avant par les tenants de la critique de la valeur. Ceux-ci critiquent à juste titre ces fuites vers des solutions illusoires et ils disent avec raison qu’aucune de ces voies de sortie ne comporte de visée émancipatrice, révolutionnaire et qu’elles ne remettent jamais en cause des structures mais des groupes rivaux, des sujets individuels perçus comme hostiles etc. Mais existe-t-il seulement quelque voie encore ouverte aujourd’hui vers l’émancipation et le changement véritable ? De plus en plus de gens en doutent et c’est ce doute justement qui nourrit ces refuges, ces replis sur soi, ces formes de « résistance » qui n’en sont pas car elles sont construites en reflets par rapport à ce qu’elles rejettent.

Neige Sinno

Rejeter des voies d’issue parce qu’illusoires laisse entendre qu’il en est qui ne le sont pas, alors que de plus en plus on les cherche sans arriver à les trouver. Dans un monde où tout est construit (pendant de la formule faustienne selon laquelle tout ce qui existe mérite d’étre détruit), on se dit que les seules luttes possibles opposent des constructions à d’autres, les premières ayant seulement le mérite d’être plus enviables pour tou.te.s que les autres. Un identitarisme qui exalte une race et ne conçoit plus les combats que comme basés sur ce seul concept, qui refuse en son sein l’expression d’autres « identités », comme celle liée au genre, accusant les femmes qui refusent le viol et les tortures d’être traitres à la cause, n’est pas une de ces constructions enviables pour tou.te.s (évidemment pas pour les femmes) et il n’est pas besoin de s’étendre des heures sur le sujet pour en être convaincu. Et qu’il y ait des liens entre de tels groupes et le parti qui s’auto-proclame le premier parti de gauche en France a de quoi nous rebuter. Mais que dans le monde où nous vivons, des descendants de peuples en grande partie disparus cherchent à retrouver leurs origines et à identifier les ruines glorieuses d’un passé s’exprimant dans les temples, les vieilles cités et des oeuvres d’art encore dotées de leur part d’émotion, cela ne nous paraît ni vain ni nuisible à une cause enviable. Neige Sinno dans son dernier livre La Realidad a rapporté l’émotion de se retrouver au sein des vieilles cultures mayas, elle a cité Artaud qui lui non plus n’en revenait pas de s’y trouver, ainsi que Jean-Marie le Clézio qui, dans Le Livre des Fluites peut passer pour un précurseur de la pensée décoloniale ici mise en accusation. Rien de nuisible à une cause enviable même si on voit bien le risque d’une idéalisation excessive du passé, et d’une résurgence du mythe du bon sauvage. Même s’il n’y a rien là de fondamentalement émancipateur ou de préparatoire à une révolution future, ne peut-on penser que nourrir, enrichir un imaginaire constructif dont une grande part est héritée du passé n’est déjà pas si mal pour projeter un avenir qui nous donne encore l’envie de lutter, tout simplement, pour notre survie. D’autant qu’en l’occurrence, cette situation concrète en plein Mexique s’avère être le cadre du mouvement zapatiste, dont il est plus que douteux qu’il puisse être considéré comme non pertinent du point de vue de l’émancipation et des perspectives révolutionnaires (voir ici le passionnant livre qu’y a consacré Jérôme Baschet)2.

C’est là le fond que l’on peut percevoir à ces histoires de mouvements identitaires qui naisssent un peu partout, tant dans l’univers racisé que dans celui qui se définit comme « blanc » ou comme « occidental ». Je sais gré à Clément Homs d’avoir rappelé quelques citations de Hobsbawm, de Jérôme Baschet, de Justin Monday ou de l’historien Jean-Frédéric Schaub, ainsi que de ce volume collectif récemment paru portant pour titre « Critique de la raison décoloniale », dont l’un des coordinateurs, Pierre Goossens, était présent à la réunion. Non, il n’y a pas de refuge possible dans un monde de traditions, car la plupart du temps, les traditions sont « inventées » selon la remarque de Hobsbawm, et il n’existe jamais de retour vers un paradis perdu. Pas plus qu’il n’existe de refuge possible dans un retour en arrière avant #metoo et la juste lutte des femmes agressées, violées, humiliées, pour exploiter un quelconque masculinisme se glorifiant dans les jeux de gonflette et les sports de combat.

La localisation, toute kurzienne, de l’origine de ces fuites dans la crise de la valeur qui s’intensifie aujourd’hui au point qu’elle pourrait bien atteindre sa borne interne, n’efface malheureusement pas l’éventualité que ce vide puisse être aussi ressenti dans un autre système, car rien ne prouve qu’il ne soit pas consubstantiel à l’humain, comme ont déjà pu l’analyser et le percevoir le Sartre de l’Etre et le Néant ou le Heidegger d’Etre et Temps, même si nous prenons toutes nos distances à l’égard de ce dernier qui, loin d’éviter de telles fuites, s’y précipite au contraire dans un geste catastrophique culminant avec l’approbation du nazisme.

Il est convenu d’admettre au moins deux périodes de notre histoire (Jerôme Baschet) : la première l’âge ecclésio-médiéval, et la seconde l’âge du capitalisme. Dans la première, l’existence est remplie par Dieu, ensuite ce n’est plus le cas, non plus parce que nous aurions fait le choix malheureux de ne plus croire en Dieu mais parce que désormais nous savons que l’univers est vide de présence divine (en un sens particulier du verbe savoir, un sens pour lequel l’opérateur modal ne fonctionne pas de façon à ce que p soit nécessairement vrai si Sp est vrai – rapport en quelque sorte extensionaliste entre le sujet du savoir et son objet – mais au sens plutôt constructiviste où on aurait accumulé suffisamment de preuves dans le passé pour qu’il soit devenu impossible de revenir en arrière sur le jugement du savoir). Et que rien ne peut s’opposer à ce savoir désormais définitif. D’où bien sûr ce sentiment de vide qu’il faudrait à toute allure combler par des ersatz de présence divine, que l’on ira chercher dans l’identité, l’hostilité, ou des religions de pacotille3.

Pourtant, dès que se trouve diagnostiqué ce vide de l’existence, ne se remplirait-il pas, si l’on voulait bien y faire attention, d’une multitude de petits détails qui constituent la « vie sensible », autrement dit la vie même, dans son immédiateté ? Les mêmes personnes qui se penchent avec sérieux sur la déliquescence et l’effondrement de notre monde, en y croyant profondément, peuvent être aussi les personnes qui savent jouir d’un rayon de soleil sur le pavé parisien, d’un chat roux qui les frôle ou, tout simplement, d’un bon vin rouge arrosant des spaghettis al dente.

Il reste bien sûr l’art et la littérature, derniers outils émancipateurs s’il en est (avant peut-être que d’autres ne se révèlent, plus puissants et plus libérateurs encore, mais ceci me paraît être de plus en plus un vœu pieux).

***

Dans ce séminaire, Clément Homs proposait un « modèle » de la société : notez que c’est paradoxal pour un courant ancré dans la dialectique négative d’Adorno. Il serait à trois étages : un macro-niveau où s’exerce le mécanisme fondamental de la valeur et de la marchandise, un micro-nouveau qui serait celui de l’individu et, coincé entre les deux, le méso-niveau des structures sociales et culturelles, cela rendrait compte du fait que, bien sûr, le capitalisme n’exerce pas son pouvoir de manière uniforme mais au travers du filtre des cultures et des organisations sociales. Belle évidence : on ne vit pas le capitalisme de la même manière à Paris et à Tokyo, dans la société nigériane et sur le plateau des Andes. La même valorisation de la valeur, la même crise, traversent ces divers ensembles culturels. Je veux bien l’admettre, même si les choses me semblent encore bien plus complexes que cela. La réalité globale nous semble être un mélange de réel, d’imaginaire et de symbolique, pour reprendre la tripartition lacanienne. Ce sont donc plusieurs couches qui se superposent entre les méso-structures et les individus (lesquels, d’ailleurs, devraient être à leur tour mis en question car ils ne sont pas « donnés », formant au contraire les enveloppes d’ensembles d’affects et de pulsions dominés par un inconscient, mais cela nous emmènerait trop loin), et pas seulement une. La réalité n’est pas unique, elle est faite de nos imaginaires et de nos cultures, vastes ensembles de symbolisations, et dans cette superposition figurent les strates de l’art et de la littérature, jamais mises en cause dans la problématique kurzienne de la critique de la valeur, comme s’ils n’appartenaient pas à la réalité, comme s’ils ne constituaient pas des filtres et des barrages aux idéologies dites « de refuge ». Or, art et littérature doivent être pris comme matière, autant que les structures sociales et les bases infrastructurelles du capitalisme. Ce sont les lieux où s’agencent les détails de cette « vie sensible » qu’on ne saurait négliger en aucune manière. Ici, comme le dit mon ami Jean Caune, l’esthétique rejoint le politique, en tant que politique du sensible dans le quotidien. L’art et la littérature parviennent à incruster les détails du quotidien, qu’il s’agisse de ce que nous rencontrons dans nos errances urbaines ou de ce que nous montre la nature sous forme d’êtres vivants toujours prêts à nous surprendre au détour d’un chemin, d’une montagne ou d’un marécage, chevreuil ou chamois ici, poule d’eau là-bas, et qui, par là, construisent un niveau de réalité solide, cohérent, transcendant le fluide absolu des idéologies temporaires.

Bref, il est une autre voie à mon avis, que les recherches d’identités condamnées à toujours être factices. Elle consiste à encourager le sensible, à faire se superposer aux formes vides de la société marchande, des formes encore occupées par lui. Au milieu des bombes, les habitants de Kherson se réunissent pour lire de la poésie. Sur les murs désolés des villes sinistrées, sur les parois des wagons tristes, sur les péniches et les usines à l’abandon, se mettent à vivre des graffes et des tags qui parfois nous invitent à changer notre regard sur le réel. Du fin fond de quartiers abandonnés sous forme de friches industrielles, s’élève le chant d’une flûte mélancolique ou bien la voix pure d’une jeune soprano. Sur les dalles en béton d’un parvis d’usine délaissée, virevolte une performance hip-hop. C’est sur ces sensations fugaces, ces morceaux de réel captés au hasard, que doit se construire l’idée d’une émancipation future.

Un tag d’Azyle

1 Séminaire portant sur la critique de la raison décoloniale, thème souvent abordé ces temps-ci mais le plus souvent, hélas, en partant du point de vue extrême-droitiste de la critique du soi-disant « wokisme ». Evidemment, ici, il ne s’agit pas de cela, mais bien au contraire d’aborder la question sous un angle critique de gauche. La position « décoloniale », si elle trouve une justification forte dans le colonialisme qui a réellement existé (!) et a causé certains des plus grands crimes de l’histoire, et dans la persistance de phénomènes coloniaux souvent internes aux pays ex-colonisés (on pense notamment aux pays d’Amérique du Sud, où une population descendante des colons espagnols ou portugais continue d’exercer sa domination sur des populations racisées d’origine indienne (aymaras, quetchas, anciens mayas, anciens incas etc.)), tend malheureusement à se refermer sur des positions identitaires qui lui sont nuisibles. Et ne parlons pas des mouvements en France, bâtis sur un ressentiment légitime des populations d’origine maghrébine ou sub-saharienne, qui cultivent des positions de repli parfois fondées sur le religieux (mais pas seulement), et qui finissent par adopter des points de vue réactionnaires concernant tous les domaines de la société qui ne concernent pas directement leur supposée identité raciale.

2 Il est important de noter ici que l’intervention de Clément Homs à ces journées ne consistait pas dans une volonté de dénigrement systématique du concept de décolonialité, mais, bien au contraire, de se placer dans une optique constructive : « que faire du concept de décolonialité ? ».

3 Je ne parle pas ici des gens qui ont réellement gardé la foi en Dieu : je sais qu’il en existe et ils sont bien sûr éminemment respectables, mais ils représentent une minorité, le monde ne tourne plus autour d’eux, les empires ne s’étendent plus pour propager la foi, nous ne sommes plus dans l’âge ecclésio-médiéval.

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Venise, la souris animatronique et la beauté des choses

la souris animatronique du Palazzo Grassi

Les voyages de courte durée ont ce goût désespérant de l’inachevé. Que sait-on de Venise si on y est juste venu pour honorer une date du calendrier, y rester trois jours et puis merci, bonsoir, retour à la maison, avec des souvenirs enfuis de canaux traversés, de ponts qui ne débouchent plus que sur des portes fermées et de ruelles encastrées dans de vieux murs de briques que ne perce jamais le moindre regard ? On est allé trop vite, on est passé sans voir, la pluie sur le Grand Canal a effacé les éclats que nous y avions connus en d’autres temps. Mais nous y reviendrons. Dans combien de temps ? Pour y voir quel aspect que nous avons ignoré jusqu’ici ? Les quais ne seront-ils pas tous recouverts de cette onde verte qui paraît de plus en plus haute dès que la mer s’agite un peu et que les vaporettis passent un peu trop près du rivage ? La petite souris de Ryan Gander, la « souris animatronique », bégayera-t-elle encore à l’accueil des visiteurs à la Punta della Dogana ou au Palazzo Grassi, comme elle le fait aussi à la Bourse du Commerce, à Paris ?

Nous aurons vu au cours de ces trois jours vénitiens les œuvres parmi les plus grandes de l’art moderne et de l’art contemporain. De cet art qui nous remplit encore de vie et d’envie, je ne dirais pas d’espoir, c’est un bien trop grand mot et qui a de moins en moins sa raison d’être, mais d’envie, oui, celle de ressentir, de comprendre, d’aller plus loin, de saisir la réalité des apparences, comme le dit si bien le philosophe Jocelyn Benoist dont j’ai déjà parlé récemment.

De fait, l’oeuvre de Jocelyn Benoist, même si elle est difficile, m’aura accompagné, y compris lors de ce long voyage en train qui pour des raisons mystérieuses de travaux sur les voies nous a fait passer par Bologne en venant de Milan pour atteindre la Cité des Doges, et lors de ce voyage plus long encore du retour, mis dans l’impossibilité que nous étions de re-franchir les Alpes pour cause de neige excessive et obligés de prendre des bus improbables afin de contourner l’obstacle en passant par Gênes et Nice – au passage, splendeur de ces villes qui venaient de redécouvrir le soleil après des jours de pluie.

A la Punta della Dogana et au Palazzo Grassi, des œuvres respectivement de Thomas Schütte et de Tatiana Trouvé. Ce qu’il y a de fascinant chez les artistes contemporains c’est à quel point ils mêlent les techniques et les modes d’expression : dessin, peinture, sculpture voire même vidéo et bien sûr l’art des installations. Dans des salles grandes comme des hangars faites pour des bateaux, Schütte montre d’abord des statues colossales d’environs trois mètres de haut, aux visage de vieux bouledogues perdus dans leurs ruminations tels de terrifiants burgraves sortis de chevauchées rilkéennes. On dirait qu’ils se penchent vers nous, insignifiants, ou bien au contraire qu’ils lèvent les yeux vers le ciel comme si, décidément, nous n’en valions pas la peine. Trois figures dès l’entrée se montrent à nous telles des géants aux pieds englués dans le sol, plus loin, des têtes sont en conciliabule, « Fratelli » qui complotent. Plus tard, le bronze le cède au verre et les houppelandes opaques des magistrats inquiétants cèdent la place à des corps moulés dans la matière transparente. Vision futuriste ou bien prise de conscience de ce qui menace, les « hommes efficaces » sont encore de hauts personnages mais aux corps et jambes remplacés par des fils de fer entortillés de ressorts, recouverts de couvertures industrielles, aux têtes moulées dans le silicone, sourcils froncés, yeux exorbités, le critique dit voir en eux « un commentaire grinçant sur l’agissement des forces qui gouvernent le monde ». A côté : des dessins sarcastiques, humoristiques ou signes de dépression, avec des jeux de mots comme Mankind (is) not kind, mais aussi des visages de gisants tournés vers le ciel, you and me.

Les hommes efficaces

Jocelyn Benoist parlant de l’art contemporain y voit, comme force agissante, la préoccupation d’un vrai « retour au réel », non pas au sens d’un « représentationnalisme », car il est évident que tout ceci ne représente pas une réalité extérieure, mais constitue une réalité en soi qui sert en quelque sorte à contrebalancer la réalité extérieure : les « hommes efficaces » ne représentent pas des hommes d’affaires qui partent au boulot, leurs serviettes sous le bras, mais ils sont là, réels, ils nous troublent justement pour cela qu’ils sont réels, sans quoi nous nous dirions que ce ne sont que de simples images, ou apparences, et nous passerions notre chemin sans nous interroger davantage. Leur présence là, en ce lieu, pose question, nous fait nous interroger notamment sur le fait qu’il puisse y avoir un monde qui leur soit semblable (J. Benoist : Du sens du « réel » fait certainement également partie ce souci du monde, c’est-à-dire aussi cette inquiétude quant au fait qu’il y ait ou non « monde »).

dessin de Thomas Schütte

Il en va de même chez Tatiana Trouvé qui, pourtant, emprunte des voies très différentes dans cette exposition La vie étrange des choses. Artiste passionnante que l’on voit dans un film présenter ses artistes femmes préférées qui vont de la photographe Martha Rosler qui introduit le réel des guerres dans les intérieurs des maisons américaines à la sculptrice créatrice de land art Beverly Buchanan, elle a commencé par faire de sa vie son œuvre quand elle collectionnait les lettres de refus à ses demandes d’emploi, puis elle a fait art de tout bois, ramassant des objets insignifiants pour en faire des diamants précieux. Faire des objets banals des œuvres dignes d’intérêt et parfois des choses précieuses des objets auxquels on ne prête aucune attention. Et surtout, surtout, nous troublant sans arrêt, nous égarant dans le jeu flou des apparences. Ce sac poubelle pendu au crochet d’une porte – tiens, le personnel d’entretien l’aura donc oublié ? – s’avère être une sculpture de marbre noir (parfaite imitation du plastique), ces chaises dites « les gardiennes » (car ce sont les sièges où sont autorisés à se reposer les gardiens des musées) où traînent des coussins en soie, des sacs à main et des pulls abandonnés ne sont pas la négligence mais l’imitent, le coussin aux reflets de soie est en réalité un bloc de marbre rose, idem pour un cintre, objet banal s’il en est, en réalité sculpture de marbre. Des cabanes en carton peuvent être prises pour des jeux d’enfant et lorsqu’on s’en approche, ce sont des structures métalliques repeintes comme du carton. La surprise, le doute sont installés partout. Des structures de reflets dans des glaces qui tombent sur des chaussures coincées sous la vitre nous révèlent tout à coup… nous-mêmes, qui nous sommes laissés prendre au jeu des miroirs. Des portes vitrées trop basses pour qu’on y passe laissent entrevoir au loin des objets que nous ne verrons jamais de près car ces portes n’ouvrent sur aucun lieu accessible… Nous sommes donc en plein dans ce réalisme des apparences que se plaît à dépeindre le philosophe. En même temps en plein réalisme, pour autant que, comme il le dit, la réalité n’est pas forcément du côté du représenté. Il peut aussi s’agir de la réalité du matériau ou des ressources utilisées : cette matière qu’on met ainsi à l’épreuve, et dont on invite les autres à faire une certaine épreuve, en créant les dispositifs adéquats.

oeuvres diverses de Tatiana Trouvé

Le philosophe demande : comment entendre la question du réalisme en art telle qu’elle pourrait se poser aujourd’hui ? La réponse qu’il suggère impliquerait un glissement de l’esthétique de la vérité vers celle de la réalité. Car vérité et réalité ne sont pas la même chose : l’une suppose une conception représentationnaliste du sens, l’autre en est débarrassée car elle n’existe que d’être là, son « sens » ne réside pas dans le fait de rendre « vraie » telle ou telle proposition, il suffit qu’elle se manifeste. Elle fait appel au sensible or, il n’est pas du tout dit que le sensible ait un sens ou doive en avoir un. Il déborde par rapport à lui et toute la gloire de l’art est de nous y maintenir installé.

On parle d’un « nouveau réalisme » qui se distinguerait du réalisme classique, lequel prenait son sens dans la représentation, comme provenant d’une dissociation des notions de « réalité » et de « vérité ». Les deux appartiennent à des dimensions différentes, contrairement à ce que l’on croit trop souvent. La réalité est du côté du sensible comme la vérité est du côté de la représentation, or nous allons à l’art pour stimuler notre sensibilité, pour l’éveiller, pour la maintenir, et c’est en cela que nous revenons d’une exposition d’art contemporain troublé, comme ayant connu à chaque fois une nouvelle expérience, qui fait fi de l’environnement qui nous pousserait à la dépression et au désespoir.

Mankind not very kind – dessin de Thomas Schütte

Autre exposition, autre lieu (la Galerie Guggenheim), moins contemporain car l’artiste est morte il y a déjà longtemps, mais elle aura tant, elle aussi, suscité en nous d’évocation d’un sensible qui nous semblait hors d’atteinte : l’espace, l’espace en lui-même, dont la science la plus moderne nous dit qu’il n’est pas ce vide abstrait que l’on croyait mais est construit de boucles gravitationnelles ou de champs quantiques, et que Maria-Héléna Vieira da Silva, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, peignait à coup de lignes parallèles ou confluantes, de carrés minuscules et de perspectives pures. Beauté des premiers portraits croisés de Maria-Helena et de son époux Arpad Szenes, symbôle d’un amour qui subsista jusqu’à la mort du premier des deux (en l’occurrence Arpad en 1985), observation minutieuse d’une réalité qui conjoint le cosmique et le social (M.H. Da Silva peignit même les barricades de mai 68, dans un style il est vrai très particulier. C’est là où l’on rencontre bizarrement une confluence avec l’autre artiste, Tatiana Trouvé qui, elle non plus n’est pas indifférente à la réalité sociale puisqu’on trouve à l’exposition du Palais Grassi un mur de plâtre qui est l’empreinte des coups portés aux murs de Montreuil suite aux émeutes survenues après la mort du jeune Naël poursuivi par la police en 2023). Peindre l’espace en englobant dans celui-ci l’espace du cosmos comme celui des villes, celui des architectures comme celui des mondes parallèles.

Evidemment Venise se prête à ces expositions, par son jeu permanent des lignes au long des canaux et des calle, ses faux-semblants dans les reflets des vitrines et ses statues colossales tels les deux lions géants qui gardent la porte de l’Arsenal. On croirait que l’on va étouffer dans les masses de touristes, et c’est un peu justifié quand on fraie son chemin entre la place Saint Marc et le Rialto, mais sitôt qu’on a franchi une barrière de corps humains et qu’on se trouve par miracle parachuté du côté de Castello, de Santa Elena ou, mieux encore, de la Giudecca, alors là, à nous les espaces, à nous la solitude, seul un chat peut-être viendra ronronner à nos pieds, ou une vieille nous regardera de son troisième étage derrière un volet à peine rabattu en ayant l’air de se demander mais que viennent-ils faire ces deux-là, par ici ?

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Comment se rencontrer entre hommes

Violente contradiction. D’un côté, des prises de conscience qui conduisent à de profondes remises en question et produiront peut-être de réels changements dans les mentalités, et de l’autre, des forces obscures qui ne visent qu’à une chose : détruire ces faibles avancées et revenir en arrière dans le temps pour que nous connaissions peut-être des violences encore pire que celles d’où nous sortons.

Ce sont bien sûr les nombreux débats qui ont lieu en ce moment sur le statut de domination des femmes par les hommes qui me font penser à cela. Manon Garcia a écrit un essai profond où elle pose la question légitime : comment vivre avec les hommes ? Oui, comment vivre avec eux quand on sait à quel point ils sont violents envers les femmes, ont peu d’empathie pour elles et les considèrent seulement comme des objets utiles à leurs plaisirs et à leur service ménager.

La philosophe met en évidence ce fait auparavant pour moi impensable. Sachant que les viols de Mazan ont été perpétrés dans une zone géographique restreinte d’un rayon d’environ 20 kms autour du village du Vaucluse et que cela signifie qu’il était facile pour Dominique Pélicot de convoquer en très peu de temps, pour la journée même, un candidat pour le viol de son épouse au sein de ce périmètre (jusqu’à soixante-dix hommes mais on sent que cela aurait pu être bien plus) et étant donné qu’il n’y a aucune raison pour que cette région de France se distingue des autres du point de vue des comportements masculins, on ne peut que déduire qu’à l’échelle du pays (du monde?) ce sont des quantités incroyables d’hommes qui sont prêts à répondre à ce genre d’appel, qui consiste à aller baiser une femme endormie – sans qu’elle s’en rende compte, donc – pour peu que cela ne se sache pas, que l’on passe inaperçu, ni vu ni connu je t’embrouille, le comble de la lâcheté et de l’ignominie.

Quand on est, justement, un homme, on frémit. On ne peut que se sentir mal à l’aise, troublé. Et si moi aussi j’étais comme cela ? Ou, si je suis si sûr de ne pas être comme cela, à quoi le dois-je ? Par quel miracle échapperais-je à ce qui semble être le trait non pas d’individus particuliers, mais bel et bien de la masculinité en tant que telle ?

Peu d’hommes prennent la parole sur ce sujet. Je ne connais guère qu’Ivan Jablonka, dans son livre Un garçon comme vous et moi, qui ait tenté d’approfondir la question, de s’approfondir lui-même, autrement dit de tenter de restituer son histoire personnelle afin d’éclairer les raisons qui ont fait qu’il était plutôt et sincèrement du côté des femmes.

Je devrais faire la même chose. Ce serait, à l’instar de Jablonka, montrer « les forces sociales et les formes culturelles dont je suis le produit ; étudier ma condition juvénile de pré-homme ; expliquer comment j’ai été inventé, construit, honoré peut-être, quelles ont été mes sources de pouvoir et mes marges de liberté ; de quelle façon j’ai intégré les codes de ma nature sexuée », mais pas seulement, ce serait aussi essayer de comprendre comment et pourquoi un homme (ou une femme) tout en ayant subi ces contraintes à être selon le code de son sexe, peut parfois dévier d’une trajectoire qui semble être majoritaire afin de ne pas partager ces codes, ou d’en partager le moins possible. En particulier en ce qui concerne les hommes – puisque c’est essentiellement eux qui sont en cause dans ces comportements sociaux qui nous horrifient – voir en quoi et comment, on peut encore échapper au masculinisme ou au virilisme (on choisira le terme que l’on veut), avec l’espoir peut-être qu’en montrant cela, on parviendra un peu à faire comprendre ce qu’il faudrait pour que cette manière de s’échapper devienne non pas exceptionnelle mais de plus en plus fréquente. Je sais que, pour certains, c’est prendre le problème par le petit bout de la lorgnette, le gros bout étant dévolu à l’analyse conceptuelle descendante partant de la notion de patriarcat. J’ai aussi essayé de pratiquer cette méthode et j’en reconnais les mérites, tout en en voyant aussi les limites, une dénonciation abstraite du patriarcat (voire du « patriarcat producteur de marchandises » pour parler comme Roswitha Scholz afin de désigner ce couple dont chaque terme n’est pas déductible de l’autre, que constituent le patriarcat et le capitalisme) ne pourra que nous satisfaire de manière intellectuelle sans que cela n’influe en quoique ce soit sur les comportements et attitudes concrètes ici et maintenant. Or, c’est de transformations vécues dans l’ici et le maintenant dont nous avons besoin aussi dans la situation actuelle d’incompréhension des femmes par les hommes.

Neige Sinno, dans son passionnant dernier récit, La Realidad, raconte qu’après être allée deux fois chez les Indiens du Chiapas afin d’y rencontrer les fameux zapatistes au cours de grandes réunions où se mêlaient les deux sexes, elle a eu l’opportunité une fois, de s’y rendre accompagnée uniquement de femmes, et de se retrouver donc ainsi pendant plusieurs jours dans ces grandes manifestations sans un seul homme. Elle exprime alors le bonheur ressenti à cette occasion. « Depuis que ma fille est née, je n’ai encore jamais ressenti une telle sécurité dans un lieu public. Nous sommes plusieurs milliers de personnes et quand elle se perd ou qu’elle s’échappe, je reste tranquille, car je sais qu’il ne va rien lui arriver. » Ces phrases doivent nous faire réfléchir. Il est de plus en plus fréquent d’entendre dire, même par celles qui nous sont les plus proches, qu’une différence essentielle entre hommes et femmes réside en ce que, si les premiers peuvent toujours se promener dans l’espace public en toute liberté, le nez au vent et insouciants, les secondes en revanche redoutent toujours ne serait-ce que de manière subconsciente, l’action des hommes qui peut se traduire par des remarques, des regards insistants, jusqu’à l’agression et même au viol. Les filles, depuis le plus jeune âge, jusqu’à des âges respectables (les femmes âgées ne doivent en aucun cas baisser la garde, j’ai connu une femme très âgée qui s’était fait suivre dans l’escalier de son immeuble et qui ne dut son salut qu’à son courage de crier) sont en insécurité dans l’espace public. On en parlait moins autrefois parce que les hommes parvenaient à convaincre que c’était là chose normale et que, de toutes façons, les femmes n’avaient pas à se retrouver seules dans la rue. Ou alors c’était qu’elles recherchaient elles-mêmes à être importunées. La division des genres est dont patente, elle se marque dans les détails quotidiens de l’existence. Les hommes peuvent-ils échapper à ces comportements d’ensemble ? Encore faudrait-il qu’ils se sentent confortés dans leur bonne volonté pour s’y soustraire si d’aventure ils en avaient une.


(VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

Or, l’éducation masculiniste cherche à convaincre les mâles que s’ils ne se comportent pas de manière brutale avec les femmes, ils seront jugés « pire que des femmes », ce que les américains trumpistes nomment des femmelettes : quand Trudeau se scandalisait de mesures états-uniennes, Musk l’apostrophait en l’appelant Girl. Girl, you’re not the governor of Canada anymore, so doesn’t matter what you say. C’est ce que tout homme a ressenti depuis son plus jeune âge, depuis l’école notamment, et peut-être la crèche, pour ceux qui l’ont connue. Il m’est arrivé de sursauter dans une chambre de maternité quand, après la naissance d’un petit garçon, j’ai vu l’infirmière glorifier le sexe du petit gars, et certains membres de la famille se rengorger face à un petit être qui venait de naître et qui, manifestement, « en avait ». On n’en faisait pas autant pour une petite fille, personne ne s’ébahissait devant sa vulve toute fraîche (ce qui d’ailleurs aurait été aussi incongru). Les petites filles braillent : on les fait taire, les petits garçons s’insurgent : merveilleux, ils sont déjà révoltés ! Le virilisme est ainsi imposé. Le pire est que par lui, on prétend s’affranchir des codes : la force virile contre la Loi. Raison pour laquelle il reprend de la vigueur en ces temps où certains aimeraient voir bafoués les droits qui fondent l’équilibre fragile d’une société.

Il faudra ensuite bien du courage (et de vrai sens de la révolte!) ou tout simplement de la chance pour que le petit homme ne succombe pas à la tentation de domination de l’autre.

De la chance oui, chance de ne pas être trop souvent exposé aux rites virilistes nombreux qui accompagnent le passage de l’enfant à l’âge adulte. Chance de ne pas fréquenter souvent les bandes masculines que l’on trouve dans les stades, sur les bancs de certaines écoles, voire même dans les églises. Chance de rester en marge du processus de conversion aux exigences capitalistiques du formatage en vue de devenir bon ouvrier, bon ingénieur ou bon soldat. Chance de ne pas prendre pour argent comptant ces rituels de passage.

Je ne suis pas niais. Je sais que prendre le parti des femmes, ce n’est pas s’applatir devant elles tel un petit chien (pour s’en attirer les faveurs peut-être?) car je sais que certaines d’entre elles, prises individuellement, ne valent pas mieux que des hommes, partageant avec eux, même si c’est parfois à leur insu, les valeurs du patriarcat. Comme disait Renaud lorsqu’il louait les vertus supposées féminines : « à part peut-être madame Thatcher ». Prendre le parti des femmes, c’est d’abord agir sur soi-même en tant qu’homme. Essayer de savoir d’où vient cette propension à exercer coûte que coûte cette domination sur les femmes, quitte à ce que ce soit par les moyens les plus misérables que sont le viol, le harcèlement et le meurtre. Identifier les cas où nous aurions pu basculer dans ces comportements de meute qui caractérisent les hommes. Brassens avait bien raison quand il chantait « sitôt qu’on est plus de quatre, on est une bande de cons », sauf qu’il aurait dû préciser : sitôt qu’on est plus de quatre hommes.

Il faudrait donc se méfier des groupes d’hommes, ne fréquenter les hommes qu’en tête à tête, car ce n’est que de cette façon que nous pourrions établir une relation de confiance, loin des glissements possibles vers des propos contre les femmes, toujours induits par des conventions de groupe.


Photo : La Presse canadienne / Graham Hughes

L’horrible type qui gouverne la première puissance mondiale et s’en érige désormais en dictateur (dans la presque indifférence de son peuple, ce qui illustre parfaitement ce qu’il peut advenir d’un peuple anesthésié par l’argent et obnubilé seulement par ce que l’on gagne comme fric), l’horrible type sur lequel cherchent à prendre modèle l’extrême-droite européenne et en particulier en France, madame Le Pen (comme quoi, ce n’est pas toujours une question de sexe visible, empirique qui vaut dans le contexte du patriarcat mondial), utilise des femmes-objets mannequins pour faire valoir sa silhouette de vieux beau et ricane en public que les femmes, il les attrape par la chatte, il est anti-avortement et voudrait virer toutes les femmes de la fonction publique, de l’armée, de la surveillance aérienne etc. au prétexte que, bien évidemment, elles sont faibles et déloyales. Lorsque j’ai écrit le 5 novembre dernier sur ce blog dans un moment de rage que l’élection de Trump c’était comme si les 51 accusés du procès de Mazan se levaient pour aller cracher au visage de Gisèle Pélicot, je n’ai pas écrit une phrase à la légère.

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Quand le capital (la logique) passe à l’ordre 2

Le capitalisme est-il en train de vraiment s’effondrer, comme cela est prédit depuis longtemps par les tenants de la Critique de la Valeur ? Ou bien n’est-ce qu’une péripétie nouvelle avant un rétablissement et une continuation jusqu’à la prochaine fois, comme voudraient nous le faire croire la majorité des commentateurs politiques et des économistes, tant l’idée d’une fin du capitalisme semble difficile, voire impossible à concevoir ? Et tant surtout, par tous les moyens, on voudrait conjurer une telle éventualité.

Je rappelle ici que l’originalité de la tendance « critique de la valeur », associée aux noms de Moishe Postone, Robert Kurz, Roswitha Scholz, Anselm Jappe etc. réside, par rapport au marxisme, dans l’aveu clair et sans détour que, si le capitalisme est bel et bien voué à un effondrement, pour des raisons à la fois internes (la fameuse « borne interne », consistant dans l’inexorable perte de la « valeur ») et externes (la « borne externe », consistant dans les ravages causés par la surexploitation de la planète), ce ne sera pas forcément pour faire advenir une société plus juste, plus belle et plus heureuse. Cela ne se traduira pas par le « triomphe » d’une classe sociale, fût-elle « ouvrière », qui aurait pour mission, en parvenant à la domination hégémonique, de faire régner désormais et jusqu’à la fin des temps une… société sans classes (rien que ça). Nous ne sommes plus des enfants et nous ne croyons plus au Père Noël de la Lutte des Classes.

Nous sommes face à un désordre angoissant : d’un côté nous serions satisfaits de la disparition d’un régime socio-politique responsable du drame vécu par presque chaque humain, être condamné toute sa vie à un labeur qui n’a d’autre finalité qu’accumuler de la valeur abstraite (incarnée par l’argent), sans aucune considération pour ce qui devrait être l’attrait principal d’un travail : sa richesse intrinsèque, le bonheur qu’il procure à lui tout seul, l’envie de s’y réaliser comme sujet libre, et de l’autre, nous sommes terriblement conscients qu’une telle disparition ne se fera que dans la douleur la plus extrême : misère, chômage, famines, guerres.

Car évidemment nous ne sommes pas prêts pour une telle éventualité. Seuls peut-être quelques zadistes d’avant-garde, ou quelques zapatistes trop éloignés de nous ont envisagé cette évolution. Quant à nous, nous commençons à peine à nous dire qu’il serait peut-être bien de louer un lopin de terre dans un coin de campagne pour y cultiver quelques plants de pommes de terre et trois salades… mais saurions-nous faire ? Ne devons-nous pas nous y mettre tout de suite ? Nous sommes d’incorrigibles paresseux…

Comment en sommes-nous venus là ? Méfiant que je suis à l’égard du discours des « économistes »1 (qu’ils soient atterrés, empiristes, prix Nobel ou rédacteurs des Echos), je me réfère encore une fois aux thèses soutenues par la CDV – ci-devante « Critique de la Valeur », agrémentée aussi quelque fois du terme juxtaposé de « Dissociation » – en l’occurrence dans un ouvrage récent encore paru aux Editions Crise & Critique (décidément, « ils » sont actifs, dommage qu’ils aient si peu d’audience), et signé de deux noms, ceux de Ernst Lohoff et Norbert Trenkle (trad. Paul Braun et Vincent Roulet) : La grande dévalorisation.

On le sait désormais, avec la fin de la période souvent baptisée de « fordiste », s’est essoufflée la vieille formule qui faisait que de la valeur abstraite était gagnée par l’effectuation du cycle de la marchandise. Ce cycle passait par une phase de production au cours de laquelle une marchandise particulière intervenait, la seule susceptible de faire croître sa valeur : la force de travail, par quoi de A, représentant une certaine somme d’argent dépensée pour obtenir les matières premières nécessaires à la fabrication, on pouvait passer à A’, une somme d’argent supérieure. Avec la diminution constante du rôle de cette force de travail dans le processus de production, due aux gains de productivité liés au développement des techniques et technologies, s’est produite une baisse de la (sur)valeur, et le capitalisme s’est trouvé en crise. On ne pouvait bientôt plus valoriser le capital de manière suffisante pour que cela vaille la peine de continuer. Il fallait greffer sur ce mécanisme un autre mécanisme qui pourrait peut-être – ô miracle ! – se passer de travail, même abstrait, pour produire quand même de la valeur, autrement dit, au lieu de passer de A à A’ en passant par la production effective d’une marchandise M, on pourrait peut-être passer directement de A à A’… sans intermédiaire de marchandise ! Augmenter la somme d’argent sans rien faire… cela paraît étrange, voire suspect. Peut-être en réalité s’agissait-il d’une forme nouvelle et dérivée de la notion ancienne de marchandise. Comme une sorte de méta-marchandise, si on veut, une qui aurait comme valeur d’usage… la valeur d’échange des marchandises ordinaires, et qui aurait comme intermédiaire sur quoi on pouvait faire accroître la valeur, non pas du travail effectué, mais du travail… à venir (donc une abstraction d’une abstraction). Autrement dit, le capital se valorisait sur le dos de marchandises non encore produites, mais qui le seraient plus tard, du moins l’assurait-on sans preuves. On savait déjà faire cela : on avait pris l’habitude d’anticiper sur la production, d’emprunter de l’argent afin d’acquérir les quantités (A) nécessaires pour la fabrication, attendu que celles-ci devenaient de plus en plus chères et que personne ne disposait de suffisamment d’argent liquide pour démarrer une production. Mais tous ces gestes : emprunter, prêter, anticiper, rendre décrivaient une activité globale qui consistait en la mise en place d’une production de marchandise, ils n’étaient pas encore incorporés à l’activité elle-même. C’est quand ils devinrent d’une grande importance que l’on focalisa son attention sur eux et qu’on en vint à considérer que la tâche de gérer ces montants de valeur abstraite était elle-même un processus, parasitant le premier peut-être, mais finissant par devenir plus important : on produisait bien une marchandise par eux, mais une marchandise fictive. Comme le spectre d’une marchandise, qui n’existe que dans les limbes (puisque le travail pour la produire n’est pas là, demeure dans le futur). Mais ce spectre est bel et bien commercialisé : ce sont les titres, obligations et actions du système bancaire. Lohoff et Trenkle les définissent comme marchandises d’ordre 2. Avec cela, on assiste à une généralisation de la notion de marchandise : à côté des biens produits, qui ont une valeur d’usage particulière, un vêtement pour se vêtir, une pomme pour la soif, il y eut une marchandise force de travail, dont la valeur d’usage résidait uniquement « dans la capacité qui est la sienne, quand elle est mise en œuvre, de produire plus de valeur que ce qui est nécessaire pour sa propre reproduction », voilà bien un type de marchandise qui s’éloigne du concret des biens nécessaires, puis le capital lui-même s’est transformé en marchandise sous sa forme argent :

Alors que le tout-venant des marchandises incarne, comme résultat du travail privé passé, de la valeur effective, les titres de propriété incarnent une anticipation de la valeur future […] afin qu’il soit bien clair que le capital-argent ne peut devenir marchandise que sur la base de la production généralisée de richesse abstraite, et pour insister sur la différence qui l’oppose aux marchandises circulant sur le marché des biens et du travail, les membres de cette classe de marchandises seront qualifiés par la suite de marchandises dérivées ou plus précisément de marchandises d’ordre 2. Celles-ci ont en commun avec la marchandise force de travail que leur valeur d’usage se situe également en dehors du domaine sensible-matériel. Mais chez elles, le détachement à l’égard du monde sensible-matériel va beaucoup plus loin. Car contrairement aux marchandises circulant sur le marché des biens, qu’il faudrait dans ce contexte qualifier de marchandises d’ordre 1, les marchandises d’ordre 2 sont dépourvues de toute composante sensible-matérielle.

J’ai été frappé lorsque j’ai lu cela car cela me rappelait étrangement mon domaine de prédilection : la logique. Car là aussi, en logique, on n’a pas cessé de voir les choses en niveaux, mais alors en niveaux de langage : le langage-objet était complété par un métalangage. Le métalangage était au départ l’ensemble des opérations commises pour parler du langage objet. Très vite, on a voulu intégrer le métalangage dans le langage, mais alors il fallait un méta-méta-langage et ainsi de suite, cela a donné lieu à des langages logiques de plus en plus complexes, avec des objets d’ordre 1, d’ordre 2 etc. mais pour parvenir à manipuler ces entités, il fallait inventer des systèmes très subtils afin d’éviter l’existence de paradoxes (Burali-Forti par exemple). Dans le domaine de la valeur, il y a bien sûr de grosses différences avec cette situation, même si on va trouver là aussi nécessairement des contradictions, à défaut de paradoxes.

Une question qui vient naturellement à l’esprit quand on se penche sur les fondements de la démarche logique est celle-ci : une preuve ayant été produite pour un résultat T, qu’est-ce qui prouve que c’est bien une preuve ? Ne faudrait-il pas une preuve de la preuve ? Mais alors pourquoi pas une preuve de la preuve de la preuve ? et ainsi de suite. Si on tombait dans ce piège, on n’en finirait pas : voir ici le fameux paradoxe d’Achille et de la tortue revu par Lewis Carroll, en réalité il faut voir la théorie de la preuve autrement. Des critères autres que la preuve à construire (dans un système qui serait alors un méta-système par rapport à celui où s’est fait la première preuve) peuvent exister, ils existent. Supposez par exemple qu’il suffise de compter les types de nœuds d’un réseau et de voir s’il vérifient telle ou telle formule (d’Euler par exemple), alors on aurait un « critère » qui s’exprimerait tout autrement que par une preuve, mais qui serait un fondement solide de la justesse de la preuve2.

Dans le domaine de la valeur, on spécule d’une manière différente. Ce qui nous est apparu en logique comme un piège à éviter est devenu une sorte de manière d’exister. On doit sans cesse prouver que la valeur (d’usage) de la valeur (d’échange) est elle-même une valeur (d’échange) afin de pouvoir continuer le processus. Et ceci sans fin, jusqu’à ce qu’on se rende compte qu’il n’est pas possible de valoriser de la valeur sans qu’à un certain moment n’apparaisse une preuve irréfutable de valeur, sous la forme de l’actualisation concrète d’un fondement, à savoir… un travail effectivement réalisé.

Lorsqu’on se rend compte de cela, on peut avoir deux attitudes : une attitude flegmatique consistant à se dire que c’est la vie et qu’un jour ou l’autre, on « annulera les dettes »3, ou bien une attitude folle, qui est celle aujourd’hui d’un Trump, qui croit pouvoir revenir aux origines, refaire surgir du néant un travail comme au beau temps des débuts de l’ère capitaliste, qui serait enfin le travail que l’on aurait anticipé lors de l’émission des titres, emprunts, actions et obligations, mettant ainsi fin à l’endettement. Sauf que… ce travail futur qui devait garantir les marchandises d’ordre 2… n’existe tout simplement pas, le processus a justement été inventé pour qu’il puisse ne pas exister, puisque s’il existait il faudrait complètement revenir en arrière, rembobiner la bobine en quelque sorte pour revenir en un point de départ, où plus rien n’existe comme avant : on trouve en particulier un amas de technologies nouvelles qui ont été elles-mêmes à l’origine de la disparition de la valeur, et dont le capitalisme ne pourrait pas aujourd’hui se passer. Après Drill, baby, drill, nous voici alors entraînés dans une quête du travail disparu, on a beau prétendre contraindre, au moyen de barrières douanières, les entreprises mondiales à investir aux Etats-Unis, à y construire de vraies usines avec le fantasme de construire le « vrai » « capitalisme dans un seul pays » (après le socialisme dans un seul pays cher à Staline), rien n’y fait, rien n’y fera : tout s’effondrera.

1 Oui, je suis méfiant, parce que 1) je sais bien que l’économie n’est pas une science, encore moins une science empirique, et 2) il me paraît évident que les chroniqueurs sont loin d’être neutres, et qu’ils ont chacun leur bout de gras à défendre, qu’il s’agisse de leurs propres placements en bourse ou qu’il s’agisse d’une position stable dans un establishment gourmand de leurs avis, comme autrefois, des rois étaient friands des divinations prodiguées par leurs mages et voyants de toutes sortes.

2 C’est cette voie qui a été prise par Jean-Yves Girard, à partir de la logique linéaire grâce à la notion de réseau de preuve.

3 On notera que cette vision est très différente de celle d’un Robert Kurz par exemple qui, lui, ne l’envisage pas : l’évolution conduit à un effondrement véritable, c’est-à-dire à la fin du capitalisme. Quand on évoque cette « continuation tranquille », on laisse entendre évidemment que cette fin n’est peut-être pas pour demain, ce qui provoque, on l’aura deviné, une scission potentielle.

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Les mathématiques, l’art, la littérature – III- La littérature

Nous ne voyons pas ce que nous avons sous les yeux. Ou bien, souvent, nous ne comprenons pas. Nous sommes bêtes en même temps qu’aveugles. Sortant de la Bourse du Commerce et jetant un œil machinal sur la couverture du livre que j’avais dans la main, je constatai qu’elle était illustrée d’une photo de l’intérieur de la rotonde, avec un détail troublant, que j’avais perçu pourtant, mais sans y réfléchir : les pigeons. Oui, les pigeons perchés sur une corniche qui fait le tour. Dans mon subconscient, c’était des pigeons ordinaires. On aura laissé les vitres ouvertes, sorte de manière de dire que le musée n’est pas aussi fermé qu’il en a l’air, et on aura laissé entrer les pigeons, j’aurais dû m’étonner de n’en voir aucun voler, mais non, c’était resté dans mon subconscient, sans que cela ne produise aucun étonnement. Les voir sur cette photo me met alors la puce à l’oreille. Serait-ce que ? Serait-ce que ces pigeons sont des faux ? Eh bien, troublante tromperie que l’art peut produire : ces pigeons sont des œuvres de Maurizio Cattelan, un des artistes contemporains les plus célèbres, célèbres par ses facéties qu’il introduit dans le quotidien, que d’aucuns appellent des arnaques, mais qui, pour moi, sont en réalité bel et bien des jeux de surprise, des manières de nous interpeller dans nos automatismes. L’art, la beauté, c’est aussi cela : la capacité de nous troubler.


Jocelyn Benoist parle de cela dans son dernier livre Sans anesthésie, la réalité des apparences. Il évoque des installations et sculptures de Kapoor, à Berlin, en 2014, ou son épouse Sandra lui fait remarquer que ce qu’ils viennent de voir n’était pas des trompe l’oeil comme lui l’avait cru mais des montages pour suggérer un tel procédé. Bref, l’oeuvre de l’artiste était conçue pour créer l’illusion d’une illusion. Le philosophe utilise cet exemple pour nous montrer à quel point, si l’on veut vraiment comprendre l’art contemporain, il faut accepter l’idée de la réalité des apparences. Conformément au dogme du nouveau réalisme, tout est réel, y compris les apparences, et donc les illusions et donc les illusions au carré, au cube etc. Point de vue sur lequel il me faudra revenir un jour, et qui ne m’avait pas autant frappé les premières fois où j’ai été confronté à cette pensée philosophique. Toujours est-il que cette perception a posteriori du fait que les pigeons que j’avais vus n’étaient pas des vrais, mais des pigeons empaillés, me mettait sur la voie de cette affirmation de la réalité des apparences puisque je n’avais pas eu de moyen, spontanément, de les identifier comme objets factices et donc pures illusions : l’illusion et ce qu’on croit être le réel se confondaient donc.

Balade à pieds pour me rendre au Collège de France, en passant par le Musée Picasso, où se tient en ce moment l’importante exposition sur « l’art dégénéré » : on montre les œuvres qui furent exposées à Münich à partir de 1937. Evidemment elles sont mieux présentées que ce ne devait être le cas dans l’Allemagne hitlérienne. Elles étaient mises les unes contre les autres, parfois à l’envers. Ici, on peut s’attarder sur chacune d’elles. Autre type de trouble. Sentir que des tableaux, qui nous semblent aujourd’hui plutôt classiques tant nous nous sommes habitués aux formes des cubistes et aux couleurs des fauves, ont pu être détestés, avilis, vus comme des symbôles de décadence. Ce frein à l’acceptation de la nouveauté dans l’art est l’un des signes les plus parlants de l’obscurantisme. On a vu il y a quelques semaines qu’une des premières mesures de Trump avait été de s’emparer d’un centre d’art, le Kennedy Center à Washington, afin d’y imposer ses choix.

Quand on va à pieds du Musée Picasso au Collège de France, on traverse la Seine en principe au pont Sully. Après avoir essuyé, au passage, sur le visage, quelques gouttelettes portées par le vent, on découvre à l’angle du quai quelques bouquinistes. J’y trouve, comme s’il me tendait les bras, le livre récemment sorti chez Gallimard, mais déjà en vente chez eux, qui porte le titre Les soixante quinze feuillets, de Marcel Proust. Je suis gâté. J’achète tout de suite. La marchande me fait un prix. Là, je suis vraiment dans la littérature. J’ai encore en mémoire la lecture qu’à faite de l’un des extraits (celui qui renvoie aux souffrances du petit Marcel quand il doit se coucher de bonne heure pendant que sa maman reste au salon pour recevoir quelques invités) le grand comédien Guillaume Galliène, lors de l’émission La Grande Librairie. Il avait su montrer la fluidité incroyable de l’écriture de Proust en dépit de tout ce qu’on peut dire sur la longueur des phrases ou le raffinement de la syntaxe. Lu de cette manière, Proust est vivant. Et il est drôle. J’ai eu en classe terminale un professeur de lettres – qui s’appelait Monsieur Pierre Abramovici, avis à ceux et celles qui ont pu le connaître1 – que je n’oublierai jamais, qui lisait La Recherche de cette façon. Toute la classe se bidonnait (même les grands garçons qui ne juraient que par la science et la technique), cela m’avait donné l’envie de lire l’ensemble de l’œuvre. J’avais dix sept ans, j’en ai aujourd’hui soixante de plus : il faut que je relise. Soixante de plus… c’est comme le cadran des horloges, une heure, ça fait soixante minutes, le cadran est parcouru, et la grande aiguille est prête pour un nouveau tour. Dans le fond, c’est comme cela que nous devrions concevoir notre vie, plutôt que comme une ligne droite qui n’en finit pas de s’effacer lorsqu’on approche de la fin. Rimbaud : on n’est pas sérieux quand on a dix sept ans. Et 77 alors ?

extrait du manuscrit de Marcel Proust

Mais laissons cette nostalgie et revenons à Proust. Que certains rejettent au motif qu’il ne ferait que parler des mœurs de la bourgeoisie, et même de la grande bourgeoisie. Et alors ? Le sujet Proust évoluait dans ce milieu, il en a fait son miel. Est-ce scandaleux ? D’autant que sa manière de le décrire n’est en aucune manière hagiographique, elle pourrait servir au contraire à en faire une vraie critique. Proust propose une description phénoménologique très précise d’un certain type de forme-sujet qui est celle d’une certaine classe sociale, la bourgeoisie. Le tableau qu’il en donne est critique (puisqu’on en rit à de très nombreuses pages). En même temps, il explore, ou plutôt il dessine sa propre subjectivité, comme peu d’écrivains ont su le faire, et en le lisant, nous découvrons que c’est aussi la notre. Si nous tentons d’aller au fond de nous mêmes par le moyen de la littérature ou d’autre chose, ce que nous découvrons c’est que nous sommes tous semblables, la subjectivité la plus intime est installée sur un fond commun qui nous traverse tous. C’est comme un espace servant de base à un fibré : nous sommes les fibres, l’espace est le même pour tous, même si, hélas, pour un trop grand nombre d’entre nous, il apparaît comme déchiré, troué, ayant connu de multiples accidents. Bien sûr, l’espace pour le sujet n’est pas exactement le même pour un Proust ou un Jean Genet ou pour un Charles Juliet, car chez ces deux derniers auteurs, il est marqué par les manques d’une enfance dépourvue d’amour. Mais en dépit des accidents, il demeure. La lecture nous fait dévider l’écheveau, le temps était enroulé dans le livre, maintenant que nous le lisons page après page, nous le voyons s’ouvrir. Le grand mathématicien Alain Connes écrit quelque part2 ceci :

La répétition de nos vies, et les habitudes en particulier font que le malheureux temps linéaire des calendriers s’enroule comme une droite irrationnelle dans un espace de dimension plus grande qui n’appartient qu’à nous, que nous créons au cours de notre existence et dont certains d’entre nous font une merveille, comme Proust ou Grothendeck en se retirant du monde des futilités pour retravailler l’histoire de leur passé qui n’est autre que cet ouvrage. Ecrire une autobiographie fait partie de cet exercice de structuration de notre « temps » et en cas de réussite devrait donner une vue d’ensemble de cet « espace temporel » qui nous est propre et que seuls nous pouvons connaître et édifier.

Les Soixante quinze feuillets sont des manuscrits préparatoires à La Recherche du Temps Perdu, parvenus à l’éditeur Bernard de Fallois par l’intermédiaire de la petite nièce de Marcel Proust, Suzy, fille de Robert, son frère cadet. Grâce à ces manuscrits, on multiplie l’effet de découverte de la temporalité que l’on a dans l’œuvre de Proust, puisqu’ils nous permettent non seulement de saisir dans un premier jet cette expression du temps, mais, en plus, de disposer ainsi du temps de l’écriture, c’est-à-dire du temps qu’il faut pour écrire. Par eux, le temps de la recherche s’ajoute à celui de La Recherche. Si, comme l’écrit Daniel Sibony dans son livre A la recherche de l’autre temps, on représente le temps vécu non par une droite mais par un réseau de fibres, alors on peut imaginer qu’à chaque instant t de notre vie (ou de notre écrture, ou de notre lecture) se trouve associée une fibre Ft, c’est-à-dire un espace multidimensionnel (cela peut-être un espace vectoriel), qui contient « tout un ensemble d’« objets » qui lui est associé, ne serait-ce que par exemple les pensées du sujet autour de cet instant ». Curieusement, alors que les instants sur la droite réelle sont totalement ordonnés (t avant t’ avant t’’), les fibres associés à ces instants peuvent se rencontrer de telle sorte que des éléments de Ft’ apparaissent avant certains de Ft : cela rend compte évidemment d’un effet de chaos dans la pensée à l’intérieur duquel l’écriture tente de mettre de l’ordre. Par ailleurs, « imaginez, dit Sibony, que la fibre sur l’instant t soit une feuille pleine d’écritures inspirées par cet instant, le passage d’un instant à un autre serait l’écriture qui s’accomplit dans l’intervalle, augmentée de ce qu’elle évoque et ne dit pas mais qu’on peut interpréter ». Les versions successives d’une œuvre sont alors des variations passionantes à étudier qui relient divers faisceaux de fibres qui ont été associés à des instants différents mais dont les bases temporelles ont subi de faibles changements (comment je réécris à un instant t’ ce que j’ai écrit à l’instant t sur la base de B, un ensemble qui contient mes souvenirs et sentiments passés qui, lui, s’est guère modifié).

Voilà comment, des mathématiques, on passe à l’art, puis à la littérature, pour revenir aux mathématiques. L’un des grands spécialistes de ce genre de trajet s’appelait Gilles Châtelet, il s’est donné la mort en 1999. Je reviendrai sur lui prochainement.

1Je crois avoir vu l’an dernier un avis de décès dans Le Monde portant ce nom.

2Dans sa préface au livre de Daniel Sibony : « A la recherche de l’autre temps », sur lequel je reviendrai

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Les mathématiques, l’art et la littérature –II – L’art

Profitant de l’occasion fournie par cet événement auquel je m’étais promis d’assister – la leçon inaugurale de Thierry Coquand au Collège de France – je m’étais décidé à aller visiter, le matin même, la nouvelle Bourse de Commerce, création due à la fortune de François Pinault, l’un des milliardaires qui consacre une partie de son argent à une collection d’art contemporain que l’on dit admirable. Aimant toujours m’accompagner d’un livre qui porte sur le sujet de mes voyages ou de mes visites – ainsi que je l’avais fait précédemment en me munissant du dernier livre de Mathias Enard pour aller à Berlin – j’avais cette fois-ci pris celui écrit par Christine Angot dans la collection des Nuits au musée, parce qu’il était censé décrire une nuit passée à l’intérieur de ce bâtiment magnifique en forme de rotonde. Las ! Je fus déçu. Attiré que j’avais été par son intervention au cours de l’émission La Grande Librairie où elle titillait allègrement le meneur de jeu et où elle déclarait qu’elle avait choisi la Bourse parce que c’était un « lieu de pouvoir », je m’attendais à ce qu’elle approfondît l’idée en nous racontant ce que cela faisait d’être installée ne serait-ce qu’une nuit au sein d’un lieu certes superbe mais érigé en temple de la valeur et du capitalisme moderne. Quelque chose comme un The Brutalist en version littéraire en quelque sorte. Loin de cela, l’autrice consacrait des pages à relater des mondanités, des amitiés bancales avec des stars du système artistique et des liaisons éphémères avec tel ou tel héros ou héroïne de l’actualité version Gala. En fait de pouvoir, elle s’y décrit, elle, comme femme de pouvoir : qu’est-ce d’autre que d’être membre de l’académie Goncourt, avec ce que cela recèle de capacité d’influence sur les critiques, les éditeurs et les confrères, qui se voient désormais contraints de ne surtout pas la critiquer au risque de se voir rayés des listes de récompensables1 ?

Intérieur de la Bourse de Commerce – video de Arthur Jafa

Bien, je n’étais donc pas dans le domaine de la haute littérature, ni même dans celui de l’art, puisque ses jugements s’arrêtaient à « telle œuvre est belle » (« Léonore est revenue, et s’est allongée sur le lit de camp : – c’est vraiment très beau. Je me suis allongé à côté d’elle. – Les pièces sont vraiment très très belles. Objectivement les pièces sont très belles ») alors même que, dit-elle, elle a fréquenté certains des artistes les plus en vue, et qui ont leur place en ce lieu, et que donc elle devrait être capable d’en dire plus.

Il me fallait donc être seul dans ma visite de ce temple honorant à première vue un fétiche : le fétiche-art. Seul pour évaluer sans préjugé ce que je ne connaissais pas encore, des œuvres d’artistes avec lesquels je suis peu familier car leurs noms restent souvent à peine murmurés dans des cercles très fermés qui croient ainsi rendre un culte à ce qui fait que l’on peut encore espérer de la vie : l’art, qui devrait être ouvert à tout vent.

oeuvres de Mira Schor et Lynette Yiadom-Bioake

J’ai fait sagement la queue avant qu’il ne soit l’heure d’entrer et j’ai alors été saisi par la majesté du lieu : on retrouvait quelque chose de ce qui nous avait enchantés, C. et moi, lorsque nous étions l’an dernier sur l’île de Naoshima. Pas étonnant puisque l’intérieur de la Bourse de Commerce avait été entièrement refait par l’architecte Tadeo Ando, lequel avait introduit ici le même esprit, les mêmes courbes et surfaces se coupant à différents types d’angle que celles que nous voyions sur l’île. Le retour de The Brutalist, vous dis-je. On pénétrait par une ouverture rectangulaire qui donnait sur la projection d’un film de l’artiste vidéaste Arthur Jafa dans lequel se bousculaient à rythme très rapide des images prises aux quatre coins de l’Amérique de corps et de visages appartenant à la communauté noire américaine, depuis les figures iconiques comme Angela Davis, Miles Davis, Martin Luther King, Barack Obama etc. jusqu’à des anonymes, et parmi eux des danseurs de rue, des joueurs de baskett-ball et les plus démunis des enfants noirs des bidonvilles et des laissés pour compte des rues les plus désertes des grandes villes. La video se nommait Love is the Message, the Message is Death, comme un rappel lointain du slogan de Marshall McLuhan, The message is the massage, mais cela me rappelait aussi la phrase entendue en Inde autrefois, sur un site jaïn, selon laquelle Emptyness is the Message. Tellement ce mélange d’images précipitées les unes contre les autres avait tendance à les faire toutes s’annihiler dans un même maëlstrom qui, semblait-il, à la fin, débouchait sur le vide et l’anéantissement, ponctué de loin en loin par le rappel du soleil, boule incandescente qui inscrivait ce flux dans un devenir cosmique. Qu’y avait-il à l’horizon que la Mort et l’inévitable absorption de notre planète par l’étoile grossissante avant qu’elle même ne devienne une naine rouge.

Dans une salle attenante, baptisée Galerie 2, était projetée une autre video du même auteur (AGHDRA), où, cette fois, sur un écran vraiment gigantesque, on voyait un océan de lave et de plaques de plastique onduler sous un ciel d’aurore pendant qu’un bateau errait sur cette surface avec, à fond de calle, des personnes enchaînées, le tout baignant dans un mélange de musiques envoûtantes empruntées à la culture africaine-américaine.

Faisant le tour de la rotonde, comme un cadran d’horloge divisé en vingt quatre cases, on pouvait aller de vitrine en vitrine, comme autant de stations sur un chemin de croix imaginaire, afin de contempler en chacune une œuvre du sculpteur Ali Cherri, toutes ayant ce côté énigmatique du rêve, inscrites dans la lignée d’un certain surréalisme, réminiscences de Magritte ou de Delvaux, montrant la fragilité de certains objets du monde, comme nos vies, symbolisées ici par celle d’un petit chardonneret entre la vie et la mort, tenu dans une main qui hésite avant de se refermer, ou bien ces pierres sculptées datant du 14ème siècle que l’artiste a récupérées pour les greffer à des formes modernes, établissant ainsi un lien entre les époques historiques comme il établit un lien entre le rêve et la réalité.

Ali Cherri

Je suis monté aux étages supérieures, j’ai parcouru au dernier étage une galerie circulaire qui passait par tous les plus grands artistes d’aujourd’hui, ayant pour noms Kerry James Marshall, Marlene Dumas, David Hammons, Mira Schor, Peter Doig, Miriam Cahn, Ana Mendieta, Lynette Yiadom-Boakye, Georges Adeagbo et j’en oublie. Chacun ou chacune proposant un univers qui lui est propre, tellement singulier à chaque fois qu’il faudrait un temps indéfini pour pouvoir entrer en lui comme il le faudrait. Ce qui m’a le plus touché est bien sûr – puisque c’est ce que je tente d’approcher par une pratique datant déjà de nombreuses années – le domaine de la peinture proprement dite. On a eu tendance à oublier dans un passé récent le poids et la force de surfaces peintes. Surfaces avec des couleurs vives ou au contraire avec des couleurs sombres, avec des formes hiératiques qui nous dominent comme des figures de divinités alors qu’elles sont à l’image de gens du quotidien, corps qui dansent comme dans le cas des oeuvres de Lynette Yiadom-Boakye, ou qui se baignent dans la lumière de l’aube ou dans des mers bleu de prusse comme on le voit chez Gideon Appah (The woman bathing), corps pesants ou au contraire fluides comme s’ils allaient s’envoler et rejoindre le monde des esprits (Mira Schor). Pas un hasard si l’exposition s’intitule Corps et âmes.

Avignon – Georg Baselitz

Mais l’impression la plus forte qui m’a été donnée au cours de cette visite c’est celle offerte par les toiles gigantesques de Georg Baselitz, huit toiles verticales tombant du plafond, semblant plus grandes que les statues de l’île de Pâques (que je n’ai jamais vues!), toutes étant censées être des autoportraits de l’artiste, la tête en bas, regroupées sous le titre énigmatique pour moi de : Avignon. J’avais déjà vu des œuvres de l’artiste allemand, lors d’une de ses rétrospectives récentes, et j’avais déjà noté ce caractère unique qu’il développe, la recherche d’une maladresse dans l’exécution qui advient particulièrement lorsqu’on décide de dessiner les objets à l’envers, puisqu’on est alors confronté au réel de l’objet tout en étant forcé d’omettre les automatismes de sa représentation. Corps tête en bas comme moments d’un processus dialectique où l’on renverse le réel pour mieux le ressaisir ensuite dans une nouvelle fraîcheur quand il a été retourné, remis la tête à l’endroit, quand on devrait alors le retrouver inchangé alors qu’au contraire il est bouleversé, méconnaissable, prêt à repartir, tout ce que nous attendons, en somme, d’une vraie révolution qui, ici, avant de se produire dans l’histoire, se réalise dans l’esthétique. Et ce n’est déjà pas si mal si l’on croit comme le dit Hannah Arendt (dont le propos m’est transmis par Jean Caune) que c’est peut-être par l’esthétique que nous pouvons reconquérir une manière nouvelle de penser le politique.

Rien d’étonnant donc à ce que je revienne bouleversé de cette visite. L’art, à l’instar des mathématiques, demeurerait donc encore une réserve d’espoir, même s’il est confiné dans des temples, même si, pour se donner à voir, il doit passer par l’entremise des milliardaires. Le capitalisme tente de l’accaparer, mais voilà qu’il déborde des limites dans lesquelles il voudrait le cantonner.

La Beauté ne peut jamais être totalement asservie.

1 Le titre est « Ma nuit sur commande », où il faudrait voir un rappel des nuits incestueuses racontées dans les ouvrages précédents, dont le très émouvant « Voyage à l’Est », comme si, en quelque sorte, Christine Angot devait endurer en répondant aux sollicitations de l’éditeur une sorte de relation incestueuse et subie avec l’art contemporain. Cette idée n’est pas approfondie dans le livre, qui n’en reste qu’à l’extrême superficialité.

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Les mathématiques, l’art et la littérature – I- Les mathématiques

J’ai toujours pensé qu’il y avait trois domaines au moins qui nous permettaient dans la vie de ne pas sombrer dans le désespoir face à l’horreur des temps. Les mathématiques, l’art et l’authentique littérature. Je dis « l’authentique » afin de ne pas avoir à confondre tout ce qui se fait et surtout se vend sous la dénomination de « littérature » ; « authentique » réfère ici à un engagement, une recherche, une volonté d’approcher au plus près une essence de quelque chose que l’on peut qualifier de présence à soi-même, d’être au plus près d’un centre intérieur, ainsi que l’ont défendu maints auteurs et autrices que j’ai parfois eu la chance de rencontrer comme Lorette Nobécourt, Charles Juliet ou René Frégni, mais aussi que je n’ai jamais pu rencontrer, soit parce qu’ils appartiennent au passé comme Proust ou Stendhal, soit parce que je n’avais jamais osé, du temps de leur vivant, les aborder, comme Philippe Jaccottet. On a peur parfois d’aller sonner trop haut, on se sent trop fragile, près à déguerpir des fois qu’une réponse se fasse entendre sous la forme d’un « qui est là ? ». Deux jours dans la semaine du 10 au 16 mars passés à Paris m’ont permis de joindre ces différents domaines et cela, de manière parfois inattendue, comme si l’enchantement et l’espoir surgissaient parfois de l’imprévu, de ce que l’on n’avait pas encore construit dans sa tête.

J’ai cité en tête de mes domaines de choix les mathématiques. Cela peut en surprendre plus d’un(e). Il y faut, il est vrai, un certain entraînement pour en goûter le caractère sublime, et même encore – je veux dire même en s’y étant frotté un peu dans sa jeunesse puis dans sa carrière d’universitaire – on n’aura pas nécessairement acquis de quoi en apprécier tous les atours, je dirai même qu’on en reste toujours loin. Mais c’est cette distance qui, peut-être, justement, nous mène à cette satisfaction intime qui nous éloigne de l’obscur des temps, comme c’est – cela est mon avis et n’engage que moi – à distance que l’on apprécie le mieux la pureté et la beauté des sommets de très haute montagne (à quoi bon les gravir et encore moins les atteindre?). Les mathématiques donc. La première motivation de ce voyage à Paris étant d’aller assister à la leçon inaugurale de Thierry Coquand, qui se tenait au Collège de France (chaire Informatique et sciences numériques) et qui portait le titre « La théorie des types, de Russell aux assistants à la démonstration ».

Un sommet – vu de loin…

Je ne connais pas personnellement Thierry Coquand (qui est depuis 1996 professeur à l’Université de Göteborg), je sais seulement que les travaux auxquels je me suis intéressé en tant que chercheur lui doivent beaucoup et qu’il est resté en lien avec des chercheurs et directeurs de recherche que j’ai bien connus (dont Gérard Huet, mon strict contemporain, dont il fut l’étudiant, puisqu’il passa sa thèse sous sa direction!).

La théorie des types est quelquechose qui est apparu au début du XXème siècle quand on s’est rendu compte de la confusion dans laquelle tendaient à sombrer les mathématiques à la suite des grandes découvertes et des recherches sur les fondations attachées au concept d’ensemble. Russell avait mis le doigt sur un énorme risque d’incohérence. Il était possible d’écrire un énoncé auto-référentiel du genre de ¬P(P) qui appliquait un prédicat à lui-même pour dire que, justement, il ne s’appliquait pas à lui-même ! On ne pouvait sortir de là qu’en introduisant une hiérarchie d’ordres faisant qu’un prédicat P ne pouvait pas s’appliquer à n’importe quoi et en particulier pas à lui-même, mais seulement aux objets qui se trouvaient au niveau juste inférieur à celui qu’il occupait dans la hiérarchie. A partir de là, on pouvait songer sérieusement à inscrire les mathématiques dans un formalisme logique qui en assurerait la cohérence. D’où les entreprises de formalisation logique qui ont conduit à rechercher une forme d’automatisation des preuves. Le programme d’un grand logicien belge dans les années soixante (un certain De Bruijn) ne s’appelait-il pas justement AUTOMATH ? Il ne s’agissait pas tant, en réalité, de prouver automatiquement des théorèmes que de vérifier les preuves (et donc d’envisager non pas des démonstrateurs automatiques mais des assistants à l’écriture de preuves). Huet, dont je parlais à l’instant, le premier, réalisa le système Coq qui a permis d’assurer la justesse de maints programmes informatiques fondamentaux dans les dernières décennies. On pourrait donc penser que ces travaux sont motivés principalement par des soucis d’application industrielle. Mais pas seulement. Vouloir formaliser les mathématiques dans un cadre logique, c’est nécessairement s’interroger sur la place relative occupée par les axiomes purement logiques et ceux qui ne le sont pas. Sont logiques par exemple les axiomes de l’égalité, pourquoi le sont-ils ? Parce qu’ils transcendent tout domaine particulier, qu’ils appartiennent à ce corpus de règles qui permet qu’une connaissance (pas seulement empirique) soit possible. Comme le dit Jean-Yves Girard, « la Logique est l’affirmation prométhéenne de la possibilité d’une connaissance, limitée peut-être, mais absolument irréfragable ». Parmi les axiomes logiques de l’égalité, la réflexivité (tout objet est égal à lui-même) et le principe d’indiscernabilité, postulé dès 1686 par Leibniz : deux objets sont égaux quand toutes les propriétés de l’un sont des propriétés de l’autre1. En revanche, on utilise en mathématiques des axiomes qui ne sont pas purement logiques, cela veut dire que l’on n’est pas obligé de les accepter ! Par exemple, l’axiome du choix, l’axiome de l’infini sont propres à la théorie des ensembles. Il existe une mathématique qui les écarte, qualifiée en général d’intuitionniste, ou bien de constructiviste : elle ne fait confiance que dans ce qu’on touche vraiment, c’est-à-dire ce que l’on peut construire au moyen de procédures reconnues comme fiables. Christian Röhmer, l’actuel directeur du Collège de France qui a la lourde tâche d’accueillir les nouveaux professeurs au cours de leur leçon inaugurale, disait justement la magie – au sens propre – des mathématiques classiques : considérer qu’un objet existe non pas parce qu’on l’a construit effectivement mais simplement parce que l’on a prouvé au moyen d’axiomes qu’il n’était pas contradictoire avec le reste des énoncés. C’est donc toujours une découverte extraordinaire quand on montre qu’un théorème que l’on a jusqu’ici prouvé au moyen d’un axiome comme celui du choix en réalité n’en dépend pas ! La traduction des mathématiques dans un langage logique est justement l’un des moyens d’y parvenir, c’est ce à quoi s’est attaché Thierry Coquand. Il faut pour cela, bien évidemment, trouver la solution pour donner aux preuves une inscription formelle au sein de la théorie (et non pas les faire apparaître comme des méta-objets). Autrement dit faire en sorte que tout le formalisme « avale » l’activité mathématique : poser des axiomes, appliquer des règles, faire des preuves, donner même une écriture interne au principe d’indiscernabilité. C’est ce que permet la Théorie des Types Dépendants, issue à la fois du Calcul des Constructions inventé par Thierry Coquand il y a au moins quarante ans, et de la Théorie des Types de Per Martin-Löf, grand mathématicien suédois, développée vers la même époque. La première innovation de ces théories aura été de traiter ensemble les objets et les preuves, ici, une variable peut désigner aussi bien un objet (un élement d’un ensemble donné) qu’une preuve (d’une proposition P), et on peut quantifier sur ces variables de sorte que l’on puisse, de manière interne au formalisme, écrire des phrases comme « pour toute preuve z de A ν B etc. ».

Thierry Coquand – capture d’écran
Gottfried Leibniz

Le principe d’indiscernabilité possède alors une expression interne dont on ne peut voir la signification qu’en introduisant un modèle de la théorie des types, c’est-à-dire en interprétant la notion d’égalité dans un autre langage, en l’occurrence un langage « topologique », c’est-à-dire qui parle d’espaces, de chemins et d’homotopies (une homotopie entre deux fonctions continues est une déformation continue qui fait passer insensiblement de l’une à l’autre). Une telle interprétation vient des travaux d’un autre mathématicien, russe celui-ci, mais émigré aux Etats-Unis, un certain Vladimir Voïevodski (né en 1966, décédé en 2017, médaille Fields en 20022), qui a eu l’idée de voir les types comme des espaces particuliers, dits simpliciaux, ce qui permet de voir un type dépendant B(x) (ou x appartient à A) comme un « espace de fibration » c’est-à-dire intuitivement comme une sorte de liasse de feuilles (les fibres) dont chaque page est numérotée dans A. Une famille de types est un livre, en quelque sorte, dont on feuillette les pages. Et ce genre d’espace admet une notion de chemin. De telle sorte que dire que « a est égal à x » c’est dire qu’il existe dans A un chemin qui va de a à x et que a = a soit le chemin qui va de a à a (une boucle).

Vladimir Voïevodski

La chose surprenante est que la loi d’égalité (ce qu’est devenu notre principe d’indiscernabilité) se résume alors à une notion toute simple: la contractibilité : un chemin d’un point a à un point quelconque x peut toujours être déformé continûment en un chemin constant autour de a3. Ce qui est démontrable dans la théorie homotopique. Voïevodski généralise alors les notions laborieuses d’extensionalité (quand dit-on que deux ensembles sont égaux ? que deux fonctions sont égales ? Etc.) par un seul principe, dit d’univalence, lequel peut être exprimé dans un des systèmes d’assistance aux preuves comme Coq, et qui fait en sorte que de nombreux théorèmes jusque là utilisant l’axiome de choix peuvent être prouvés dans ce cadre4.

Voilà donc la magie des mathématiques : chercher, ne pas toujours trouver, mais quelquefois découvrir là où on ne s’y attendait pas, des voies nouvelles, jusque là insoupçonnées, et qui renouvellent pour longtemps la façon dont jusque là nous réfléchissions à certains problèmes, c’est en cela qu’elles portent la marque de l’espoir.

1 Dans certaines approches que je qualifierai de radicales (je parlais à l’instant de J.Y. Girard), ceci est contesté. Qu’entendons-nous par propriété d’un objet ? La place où il figure dans l’espace en fait-elle partie, par exemple ? Dans a = a, n’y a-t-il pas deux instances de a, l’une qui est à gauche et l’autre qui est à droite ?

2 Il avait échoué à ses études à l’université de Moscou car il avait raté ses examens de marxisme-léninisme.

3 Ceci est, paraît-il, le principe du cordon d’aspirateur… après avoir mis votre cordon dans n’importe quel état, relachez-le : il va naturellement reprendre sa place !

4 On pourra dire que ce principe d’univalence récèle en lui une forme de l’axiome de choix, mais des travaux intéressants ont prouvé que sa justification pouvait, de fait, en être indépendante.

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