Tour en France – du Pompidou à La Pérouse

Nous nous sommes promenés, l’âme légère, d’Ariège en Tarn et de Tarn en Lozère… c’était en fin de compte une bonne idée, il est si rare que nous nous prenions du temps pour des balades en France… Car oui, tout cela est en France et l’on nous dit souvent que la France est jolie. Elle l’est en effet tant que nous ne voyons pas les interminables zones industrielles qui entourent les villes, les panneaux de publicité et les carcasses qui rouillent au détour des chemins creux. La France est-elle pauvre, ou est-elle riche ? Impossible de savoir quand on ne fait que passer : tantôt c’est l’un, tantôt c’est l’autre. En pleine campagne du Rouergue, des maisons opulentes nous font penser plutôt à l’un, mais dans les centre-ville dévastés de quelques villes moyennes, on sent plutôt l’autre. Des gens trainent leur misère entre un porche d’église et une petite épicerie. Il n’y a même plus de bistrot. Parfois le soir, on cherche vainement un restaurant ouvert. Quelques jeunes en déshérance traînent leur ennui sur des deux-roues pétaradants, comme dans le film « Chien de la casse », qui a pour cadre justement un lieu de cette région : Le Pouget, dans l’Hérault.

Mais la nature, elle, est belle, tant, bien sûr, qu’elle n’est pas ravagée par les incendies. Le long de la corniche des Cévennes, elle ne l’était pas, ouf. Et ce qu’on découvrait d’un point de vue au bord de la route, c’était un horizon à perte de vue qui allait jusqu’au mont Aigoual, et des couches de schistes, de karst et de grès dominant des châteaux émergeant à peine de la végétation. C’était au lieu dit « le Tableau », tout près du village du Pompidou, ainsi nommé suite à un échange de bons procédés entre le Parc des Cévennes et celui de la Baie du Saguenay au Québec (qui, elle, détenait déjà un lieu-dit ainsi nommé, mais il s’agissait d’une falaise abrupte, lisse comme une ardoise). Le vert foncé des chataîgniers dominait, mais on avait au cours des siècles récents ajouté des pins et d’autres espèces qui n’ont rien à voir avec le paysage. C’est comme ça, les paysages et les villes se transforment au gré des désirs des humains, lesquels sont le plus souvent des besoins économiques. Il fut un temps où le bois était très utilisé dans la construction.

La richesse est dans les centres des villes opulentes et glorieuses comme Albi, ce qui ne signifie pas que la misère en soit absente, bien au contraire, puisqu’elle jaillit des trottoirs où s’allongent des corps maigres et chevelus. Mais on se promène dans Albi un peu comme on se promène dans Florence. Si les palais de briques rouges rappellent un peu ceux de la Toscane et si le Tarn ressemble si souvent à l’Arno, au point qu’il est enjambé par un pont qui fut autrefois habité, comme le fut le Ponte-Vecchio, la misère que l’on trouve semble être la même qu’à la Renaissance. De petites gargottes nous appellent en contrebas de la cathédrale pour soi-disant nous inviter à savourer des cassoulets à vingt balles, mais des passeurs avisés clament tout haut qu’à ce prix-là, c’est probablement du cassoulet en boîte.

En visitant le petit musée consacré à monsieur de La Pérouse, je me prends de passion pour la navigation. Les navigateurs de cette époque, qui partaient, à la demande du Roi, sillonner les océans peu connus, partant vers le Cap Horn, remontant les côtes américaines avant de redescendre vers l’Australie (à l’époque Nouvelle Hollande), les Samoas, les côtes asiatiques, puis remontant encore jusqu’au Kamtchatka, juste dans le but d’explorer, de tracer des cartes, de peut-être, une fois ou deux planter son drapeau – c’est bien la moindre des choses quand on s’est embêté des mois et des années, qu’on a risqué sa vie dans les rouleaux de houle, et qu’on a attrapé le scorbut en pleine mer, proches souvent de la mort qui se soldait par l’envoi par le fond d’un corps scellé dans un drap blanc – se contentant quand on rencontre des anglais qui sont déjà parvenus en ces lieux de les saluer, d’organiser peut-être un repas même si le grand Cook se dérobe, hautain et puritain sous son chapeau bicorne, ces navigateurs là donc, étaient encore bien plus téméraires que nos conquérants actuel de l’espace, qui n’ont qu’à se laisser guider par des appareils électroniques et des IA froides et techniques, eux aussi partaient en deux navires jumeaux (comme l’imagine Elisabeth Filhol dans son dernier roman, qui n’a pas eu beaucoup de succès, pour le départ qu’elle peint vers un satellite de Jupiter), comme La Boussole et l’Astrolabe pour La Pérouse. Lesquels vraisemblablement sombrèrent vers 1789 au large d’une île minuscule, ce qui empêcha le comte de remplir son contrat, celui d’être rentré en France en juillet 1789, au grand souci du Roi de France qui, à ce qu’invente l’histoire, aurait demandé sur son échaffaud si l’on avait des nouvelles de monsieur de La Pérouse… eh bien, non. On n’en avait pas. Déception supplémentaire pour une tête qui roula peu après sur le plancher de la guillotine. Si l’on honore autant La Pérouse en cette capitale du Tarn, c’est bien sûr parce qu’il y est né.

Et en visitant le musée Toulouse-Lautrec, dans le colossal palais de la Berbie, je me prends à scruter la ligne du crayon ou du pinceau de l’artiste, à la recherche de l’âme souvent triste des petites prostituées qu’il affectionnait. Il les baisait peut-être même pas, il les peignait, les écoutait et trouvait là sans doute un climat affectif plus riche, plus réconfortant que le climat propre à la noblesse provinciale. Henri de Toulouse-Lautrec était un fin dessinateur. Et cela dès son plus jeune âge, puisqu’on voit de lui dessinée à l’âge de dix-sept ans, une magnifique tête de cheval blanc, avant qu’il ne se livre à des portraits en tous genres, allant de sa mère, la comtesse Adèle de Toulouse-Lautrec prenant son petit-déjeuner, au blanchisseur venant livrer son linge, puis aux grandes actrices de son temps, comme La Goulue ou Jane Avril, et, comme dit plus haut, aux prostituées des maisons closes. Le musée est l’occasion de découvrir une foule d’oeuvres peu connues mais passionnantes de peintres qui furent les contemporains de Lautrec ou qui le suivirent dans le temps jusqu’aux années quarante. On y voit notamment un Matisse éclatant peint à Ciboure en juin 1940, un Bonnard de 1937 (Le golfe de Saint-Tropez au couchant), un Vlaminck de 1920 (La campagne près de Nesles-la-Vallée). On y redécouvre Camoin dans une resplendissante nature morte, Jean Puy pour une écolière qui se nomme Françoise, Othon Friesz, Albert Marquet, Suzanne Valadon, et Paul Sérusier dont on voit rarement des œuvres, ici une nature morte pleine de fruits rouges et jaunes appétissants.

La cathédrale château forteresse coffre-fort, en impose par sa masse : il n’en est pas d’autre de ce style, et en plus nous dit l’audioguide, ce serait la seule à être occidentalo-orientée. Elle est étrange, elle a deux pôles, comme s’il y avait deux cathédrales en une, l’une ayant son choeur enclos à l’est et l’autre le choeur à l’ouest, la première au sein d’un jubé dentelé comme un balcon de Jaisalmer, et entouré d’anges, série de chérubins sculptés dans le plus pur style de la Renaissance italienne. Quant à la seconde, si, d’habitude, on met le Jugement Dernier en façade, dans le tympan dominant le portail, là, on l’a mis dedans, peinture entourant de colossaux piliers, exécutée vers la fin du XVème siècle. Au moins on est sûr qu’il ne s’abimera pas. Ainsi le spectacle des démons de l’enfer restera-t-il présent dans le coeur des fidèles jusqu’à la fin des temps. Et il est, de plus, dominé par l’une des plus grandes orgues qui existent, de Christophe Moucherel datant de 1734, (qui sera rénové, transformé en orgue « romantique » avant de redevenir classique) qui doit donner quand il se déclenche sous des doigts démoniaques un grondement plus bouleversant que ceux donnés par toutes les montagnes qui s’ébranlent (et il en est beaucoup en ce moment!).

Incidemment, j’avais vu un tel ébranlement se produire peu de temps auparavant, dans la très belle aussi cathédrale de Mirepoix, en Ariège, c’était à l’occasion d’un concert de musique sacrée au cours duquel on a joué le bien connu Gloria de Vivaldi, mais aussi et surtout (pour moi qui ne les connaissais pas) des mottets de Félix Mendelssohn, pour orgue et voix de femmes, quelle allégresse, quelle beauté, quelle pureté des tons… allez-y voir ou plutôt écouter… La très jeune femme qui chantait en soliste à côté de cet ogre de sonorité qu’est l’orgue, c’était à pleurer. (le « on » étant l’orchestre du printemps et les choeurs et solistes de l’Académie Castel Artes, Stéphane Bois à l’orgue et Edwin Crossley-Mercer à la direction).

Mais Mirepoix c’était avant, c’était quand je rejoignais un groupe d’amis organisé en séminaire de réflexion critique sur notre société, on devait y parler d’André Gorz et de Robert Kurz, on y parla de crise du capitalisme, d’économie politique des médias et des jeux dangereux qui se jouent aujourd’hui, guerres et massacres en tous genres. Je n’en parlerai pas ici, l’affaire est trop grave. Motif quand même pour une belle balade sous les arbres des sous-bois de Montferrier, petite commune au pied de la montagne de Montségur avec un couple d’amis. Mirepoix est connu comme cité médiévale, elle comporte cette place carrée soigneusement conservée, faite de poutres et d’arcades, et de figurines sculpées dans le bois, malheureusment gâchée comme c’est trop souvent le cas en France, par des vitrines de magasins de fripes, et autres enseignes en plastique annonçant le meilleur glacier de l’endroit. L’Ariège est triste sous la pluie, autant que l’est Lavelanet bourgade étirée en longueur qui n’abrite guère comme distraction qu’un cinéma d’un autre âge. Alors, nous avons laissé l’Ariège derrière nous. Et montant vers Albi, avons trouvé un village magnifique… répondant au nom de Lautrec. Nous y voilà. S’il y a un Toulouse, il faut bien qu’il y ait un Lautrec et, de plus attaché à l’histoire de l’art puisque ce village marque le centre d’une région dont l’une des spécialités est… le pastel ! Le pastel n’est pas tout de suite le petit bâton coloré et crayeux de l’artiste qui lui sert à dessiner des silhouettes et des paysages d’un coloris sensible… il vient d’abord en plante (Isatis Tinctoria), dont on fait aussi bien les crayons que les teintures des tissus. Lautrec est tout bleu car on a d’abord songé semble-t-il à utiliser le pastel pour en extraire des bleus indigos de toutes les nuances. Joli village médiéval avec un vieux moulin de 1684 dominant une colline… avec une boulangerie dorée qui vend des sandwiches légers et des patisseries qui se nomment évidemment Toulouse-Lautrec alors qu’elles ne sont que des Paris-Brest…

lieu-dit « le Tableau » – corniche des Cévennes, près du village Le Pompidou
ruelles de Mirepoix (Ariège)
Cheval blanc « Gazelle » – Henri de Toulouse-Lautrec – 1881

Matisse (Intérieur à Ciboure, juin 40), Marquet (bords de Seine), Sérusier (Pommes et écuelle bleue, 1922)

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Lire des poèmes, en été

Han Kang va droit au but dans ses courtes poésies, publiées sous le titre « ces soirs rangés dans mon tiroir ». Par exemple :

A présent
qu’est-ce donc que de vivre

Je restais couchée avec cette question
Lorsqu’un rayon de soleil s’est posé
Sur mon visage

Jusqu’au moment où la lumière s’en est allée
Je suis restée les yeux fermés
Le coeur apaisé

et oui, qu’est-ce donc que de vivre… L’histoire de ce rayon me touche car c’est bien ainsi que nous ressentons la vie, parfois un nuage passe devant le soleil, l’ombre s’étale sur notre coeur angoissé, puis le temps d’après, le soleil reluit.

Ludmila Oulitskaïa n’écrit pas de poèmes, du moins à ma connaissance. Mais elle écrit des nouvelles très courtes qui sont comme des poèmes. Notamment dans son dernier recueil : Le livre des anges. Comme son titre l’indique, il est dévolu aux anges. Aux anges, dites-vous ? Comme si les anges existaient ? Oui, comme si… il y a de grands auteurs déjà qui ont écrit sérieusement à propos des anges, ainsi de Walter Benjamin, utilisant la figure de l’ange comme métaphore de l’histoire. Ludmila Oulitskaïa, elle, je ne sais pas de quoi ses anges sont métaphores. Ils ne s’en soucient pas, sans doute. Dans la première nouvelle, deux anges conversent, Itour et Abdil. Ils sont chargés d’accompagner à son nouveau domicile une vieille dame, Maria Ossipovna, « qui a terminé son voyage sur terre », mais il y a un gros hic : le chat. Oui, le chat de cette pauvre Maria, un gros chat qui s’appelle Giga. Il ne l’entend pas de cette oreille, ou alors, il faut qu’il soit du voyage, ce qui n’est pas prévu dans les réglements des anges… Il y aura exception.

Ces petites histoires courtes sont apaisantes, comme le rayon de soleil se posant sur le visage de Han Kang.

Dimanche dernier, nous sommes allés à Grignan pour voir l’exposition des dessins de Ena Lindenbaur. Dessins ? Je devrais dire « contre-dessins ». Elle les trace en effet à l’aveugle. La recette est de se concentrer sur un objet ou un personnage en le regardant de très près, puis de se voiler le regard et de tenter de le reproduire. On obtient ce que j’appellerais volontiers des figures d’anges. D’autant qu’elle a consacré une série à Hölderlin. Si je la revois un jour, je lui conseillerai d’en faire une sur Rilke. Ein jeder Engel ist schrecklish….

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Arles 2025 – III – Mondes indociles

Le thème de cette année est « Images indociles ». Joli titre pour un monde qui s’enfonce jour après jour dans l’univers des images dociles: celles qui le sont parce que fabriquées en fonction d’un but commercial ou propagandiste, et fabriquées désormais au moyen de l’IA. Rien de tel ici, où, au contraire, on met en valeur des photographies d’un temps où il n’était pas question d’IA, mais où on inventait par exemple de nouveaux procédés, comme l’autochrome, première façon de réaliser des photographies en couleur déjà, dès 1903.

Eloge de la photographie anonyme (Cloître Saint-Trophime)

Chambre 207 (Croisière) – Jean-Michel André

Je me souviens de cet horrible massacre. C’était en août 1983, « sur la route des vacances » comme on dit chaque année. Cette année là, des gens ordinaires avaient fait halte pour se reposer au SOFITEL d’Avignon. Ils n’auraient pu imaginer que la mort les attendait sous les balles de petits malfrats dont on n’a jamais su les intentions réelles. Il y avait un enfant dans une chambre près de celle de ses parents. Il a tout vu, mais comme c’était trop inenvisageable, il a tout oublié aussitôt, jusqu’à ce que, plus de quarante ans après, des bribes de souvenirs lui réapparaissent, le poussant à faire son enquête. Je me souviens d’autant mieux de cet atroce événement que je connaissais l’une des victimes. Elle s’appelait Agnès Buis (je peux dire son nom puisque toute la presse à l’époque l’a donné) et elle avait été mon étudiante en premier cycle à l’Université de Grenoble.

U.S. Route 1 – Berenice Abbott, Anna Fox et Karen Knorr (Palais de l’Archevêché)

En 1954, Berenice Abbott, photographe américaine, décidait de faire toute la route numéro 1, celle qui part du nord du Maine (à Fort Kent) pour atteindre les Keys en Floride. Elle fit ainsi un portrait noir et blanc de la côté est des Etats-Unis de l’époque. Soixante dis and plus tard, Anna Fox et Karen Knorr ont refait le même chemin. C’était pendant la campagne de Trump…

Raphaëlle Peria (Cloître Saint-Trophime)

Pendant la Biennale de Lyon, à la Fondation Gulbekian, Raphaëlle Peria avait eu beaucoup de succès avec ses paysages travaillés au burin et à la pointe sèche, grattés, mis en relief. On la retrouve ici évoquant un voyage qu’elle fit toute enfant avec son papa et ses soeurs, remontant à bord d’une péniche, le canal du Midi.

Caroline Monnet (La Mécanique générale)

Caroline Monnet, photographe canadienne, parcourt son pays et photographie les membres féminines des premières nations, cherchant à les glorifier au moyen de somptueuses tenues vestimentaires.

Octavio Aguilar (Espace Monoprix)

Octavio Aguiar est le lauréat du Prix Découverte. Sa photographie plonge dans les racines de sa culture, celle du peuple Ayuuk (au Mexique).

Daniel Mebarek (Espace Monoprix)

Daniel Mebarek a installé dans la ville d’El Alto, en Bolivie (cette ville où les avions atterrissent et qui domine La Paz), un petit salon au milieu des échoppes du marché, Fotos Gratis. il a pu ainsi montrer aux habitants de cette zone très pauvre en quoi la photographie pouvait se rapprocher d’eux et les rapprocher entre eux.

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Arles 2025 – II – Humanismes et déconstruction

Louis Stettner (espace van Gogh)

Prendre en photo une photo peut paraître incohérent : la photo originale apparaît forcément comme dégradée. Les noirs ne sont plus aussi noirs, les traits ne sont plus aussi nets. Il apparaît des reflets dans la vitre qui protège l’original, c’est pourquoi je me limite à quelques images, qui ne sont que des évocations et jamais des substituables. C’est le cas notamment pour Louis Stettner, le grand photographe américain (que je ne connaissais pas avant de le découvrir à Arles) qui, après avoir photographié son pays (la gare de Penn Station par exemple) est parti pour la France afin d’y rencntrer les Boubat, Doisneau et Cartier-Bresson qui faisaient la « photographie humaniste » de l’époque. Politiquement engagé, il a photographié nombre de manifestants, grévistes, et il a témoigné du racisme aux Etats-Unis. Surveillé par le FBI, il s’est réfugié en France, dans ce qui est aujourd’hui la Seine-St-Denis, Aubervilliers, Saint-Ouen. Il est mort à Saint-Ouen.

Todd Hido (espace van Gogh)


Passer de Stettner à Todd Hido, c’est plonger dans une planète en venant d’une autre. La technique a fait son chemin, la couleur a été en quelque sorte « réinventée ».
On est dans un film de Stanley Kubrick d’où l’humanité aurait disparu pour laisser la place à la nature et à des lieux désertés.

Tables rondes et rectangulaires à l’espace van Gogh

Louise Mutrel (jardin d’été)


La photo de photo devient photo : ici les dispositions anarchiques des grandes photos de Louise Mutrel au sein du jardin d’été, qui ont pour sujet des concentrations de camions ultra-décorées au sein d’un Japon méconnu, peuvent donner des photos étranges où se mêlent mobilier urbain arlésien et camions japonais.

Retratistas do Morro – Joao Mendes et Afonso Pimenta (Croisière)


Les photos de Joao Mendes et de Afonso Pimenta retracent la vie, les fêtes et les événements quotidiens des gens modestes de la grande ville brésilienne de Belo Horizonte (La nièce de Jorge da Muleta, et l’anniversaire de Chacara (1992)).

Carol Newhouse et Carmen Winant (Croisière)


Les photographies de Carol Newhouse et de Carmen Winant viennent encore d’un autre monde. Ces deux femmes ont fait partie d’un mouvement communautaire qui rêvait de réinventer le monde, dignes représentantes des hippies et des révoltés des années soixante-dix, elles ont inventé une façon de vivre ensemble entre femmes et pour cela, ont donné à la photographie son rôle : celui de réunir les subjectivités. Les pellicules des appareils-photos circulaient entre elles, on faisait de la superposition, on obtenait des effets troublants, de doubles portraits et de doubles images.

Double

Sarah Carp (croisière)


Le curateur suisse Pierre Starobinski réunit à la Croisière plusieurs photographes helvètes, dont Sarah Carp, qui, pendant le confinement, a photographié ses enfants. Le père de ces derniers n’a pas voulu qu’elle divulgue ces photos familiales, alors elle les a refaites au moyen de figurants et elle a occulté les visages par des myriades de petits points de toutes les couleurs.

Olivier Christinat (Croisière)

Construction / Déconstruction (La mécanique générale)


L’exposition Construction déconstruction reconstruction présente la photographie moderniste brésilienne à partir de la production du Foto Cine Clube Bandeirante (FCCB), club de photographie amateur de São Paulo, qui fut créé en 1939. Les Bandeirantes sont surtout fascinés par les transformations urbaines de leur époque. Mais dans une seconde période, certains d’entre eux, dont la photographe Gertrudes Altschul se sont penchés sur des sujets plus sociaux, au risque de déplaire aux autorités légèrement dictatoriales de l’époque.

José Yalenti.
Paralelas e Diagonais, 1950.

Yves Saint-Laurent (La Mécanique Générale)

Pour une fois une exposition consacrée non pas à un photographe, mais à un photographié, quelqu’un qu’on a photographié sous toutes les coutures (c’est le cas de le dire!) et dont on a photographié les multiples créations vestimentaires, prétextes pour photographier aussi de beaux mannequins.

Ellen von Unwerth – Rendez-vous au Café de Flore

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Arles 2025 – I

Première rencontre avec Arles 2025 au coeur de l’été entre deux Avignon et avant la fraicheur des montagnes valaisannes.

1- On country – photos de l’intérieur de l’Australie par des autochtones et des non-autochtones (église Sainte-Anne)

« On country » signifie faire corps avec son pays, son paysage, sa matière, sa langue. A cette occasion, on apprend que l’Australie recèle plus de 240 groupes linguistiques. La colonisation a fait que, désormais, 96% de la population est d’origine européenne, et seulement 4% est aborigène. Un des artistes exposés essaie d’imaginer la situation inverse. Des photos d’archives montrent l’effort d’acculturation / déculturation dans les années cinquante, ces enfants aborigènes déguisés en petits blancs contraints d’apprendre les codes de la culture blanche. Des photographes montrent l’exploitation du territoire et les ravages des feux.

2- Letizia Battaglia (chapelle Saint Martin de Méjean)

Letizia Battaglia est la grande photographe italienne. Elle a photographié la mafia et les crimes commis par celle-ci, et la misère dans les années soixante, à Palerme et Milan. Pour l’une des photos (ici en haut à gauche), il est écrit comme titre: « La nuit, le nouveau né pleurait désespérément. Sa mère, trop fatiguée, ne s’est pas réveillée, alors qu’un rat lui rongeait un doigt de la main gauche. Palerme. » Dans la série du haut on voit aussi une photo mythique: celle d’un chat pourchassant un rat. En bas, à gauche, « Rosaria Schifani, veuve du garde du corps Vito Schifani, tué avec le juge Giovanni Falcone, Francesco Morvillo et ses collègues Antonio Montinaro et Rocco Dicillo. Palerme ». En bas à droite Pier Paolo Pasolini pendant une intervention au cours de laquelle il dut se justifier d’avoir fait « Les contes de Canterbury »: le film avait été attaqué en justice pour cause d’immoralité.

3- Erica Lennard (espace van Gogh)

Aurore Clément
Simone de Beauvoir

Erica Lennard est la photographe de la sororité, éditant un ouvrage célèbre en 1976: « les femmes, les soeurs ». Son modèle préféré était d’ailleurs sa propre soeur. Venue des Etats-Unis, elle se mêla facilement au milieu féministe parisien des années soixante-dix, où elle côtoya Marguerite Duras, Delphine Seyrig, Aurore Clémént et, bien sûr, la grande Simone de Beauvoir.

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Avignon 2025 : éloge de la distance

Avignon est une fête chaque année, à cause du théâtre qui donne ici ses plus belles réalisations et à cause d’une communion non feinte qui s’empare d’un public attentionné, recueilli, prêt à cette sorte de jouissance que procure la communication vivante. Comme l’art contemporain, dont on a pu dire (cf. ici) qu’il offrait l’un des derniers moments de rencontre d’une communauté lors des grandes expositions, le théâtre fait communier ensemble des masses de gens qui a priori ne se connaissent pas, viennent d’horizons sociaux et géographiques différents, ont des âges différents, le long d’un moment qui va d’une à plusieurs heures, concentrées qu’elles sont sur un texte, un jeu de comédiens, une mise en scène féérique, des costumes éblouissants, des ambiances de mythes. L’Antiquité se rejoue. Un peuple se revit ensemble1.

Deux sommets de ce Festival furent atteints avec La distance, pièce de Tiago Rodrigues mise en scène par l’auteur et Le soulier de satin, mise en scène par Eric Ruf.

Marina Hands et Didier Sandre, photo Raynaud de Lage pour Le Monde
LE SOULIER DE SATIN
Version scenique, mise en scene et scenographie Eric Ruf
Avec la troupe de la Comedie-Francaise

avant et après le spectacle

Le soulier de satin a eu beau durer huit heures, presque aucun spectateur n’est parti, les espoirs de ceux, se pensant mal placés, qui espéraient pouvoir glaner quelques rangs au fil du temps grâce aux désertions qu’ils pensaient inévitables furent vite éteints : on a eu une place pour Le soulier de satin (parfois obtenue de haute lutte!) et on y tient, on ira jusqu’au bout. Un bout qui s’amorce à l’aube, quand le ciel rosit avant de bleuir, juste le moment choisi pour qu’un des personnages annonce : « nous voici sous un nouveau ciel ». Moi qui, jusqu’ici, n’avait guère lu du Claudel (catalogué comme « écrivain catholique ») je découvrais la puissance d’un texte qui, certes, part dans tous les sens, y compris dans des discussions absconses sur des sujets qui n’ont plus beaucoup cours aujourd’hui (à propos de la foi catholique justement, ou de certaines conceptions de l’art, que, d’ailleurs à raison, le metteur en scène a gommées), mais développe certains fils qui, quand on les suit, nous conduisent à des apothéoses de joie et de modernité. Comme quand Prouhèze, ici fantastiquement jouée par Marina Hands, gravit quatre à quatre les gradins des spectateurs, le poing levé, en scandant, comme à la manif, « non ! Je ne renoncerai pas / à l’amour de don Rodrigue ! » (slogan répété plusieurs fois). Ou quand, à la fin de la troisième journée (moment le plus sublime), alors qu’enfin elle retrouve son Rodrigue (Baptiste Chabauty), venu défendre pour le compte du Roi, le château de Mogador qui lui avait été pourtant confié, à elle, et qu’on s’attend à des retrouvailles ardentes, elle s’oppose à lui, en lui faisant la leçon sur l’amour, le vrai amour, à laquelle le preux chevalier évidemment, ne comprend rien. Perchée dans les gradins et repoussant Rodrigue qui fait mine de la rejoindre, elle défend avec force une conception exigeante de l’amour, qui ne peut se limiter au don du corps : Tu en aurais bientôt fini avec moi si je n’étais pas unie maintenant avec ce qui n’est pas limité ! Tu cesserais bientôt de m’aimer si je cessais d’être gratuite ! Aux protestations de Rodrigue qui, bien sûr, vient chercher son dû, enfermé autrefois dans une promesse, elle répond : Pourquoi ne pas croire cette parole de joie et demander autre chose que cette parole de joie tout de suite que mon existence est de te faire entendre et non pas aucune promesse mais moi ! Moi, Rodrigue ! Moi, moi, Rodrigue, je suis ta joie ! Mais le vice-roi ne voit là que de la déception. A quoi sert cette joie si tu ne peux me la donner ? Ouvre, lui répond-elle, et elle entrera. Comment faire pour te donner la joie si tu ne lui ouvres cette porte seule par où je peux entrer ? On ne possède point la joie, c’est la joie qui te possède.

Après telle déclamation, on ne peut que se sentir pantois, rêver que de telles paroles pénètrent dans l’oreille des sourds, ceux qui sont encore plus sourds que Rodrigue et n’attendent de l’amour que gesticulations vite oubliées.

Beauté indescriptible, lors de la première journée, du moment où Prouhèze s’en remettant à la Vierge pour qu’elle sauvegarde son honneur, afin de se contraindre à avoir une marche ralentie vers celui qu’elle aime, lui transmet son soulier (de satin!) attaché à un ballon, lequel, lentement, s’élèvera dans le ciel avignonais…

Lors de la quatrième journée (après le troisième entracte donc, il est déjà quatre heures du matin), Rodrigue réapparaîtra, au moins trente ans après les faits, il aura connu déchéance et misère et traînera avec lui une jambe de bois, revenant du Japon où il s’est fait dessinateur et vendeur d’images pieuses – bel échaffaudage qui trône au-dessus de sa tête désormais chenue – mais continuera à ne pas comprendre, voudra bien répondre à l’appel du Roi qui veut désormais lui donner à diriger rien moins que l’Angleterre qui vient d’être conquise – du moins le croit-il – au prix d’une bataille navale dont nous voyons les péripéties au travers de maquettes de voiliers qui s’affrontent sur une table réduite au milieu de la scène (mais c’était une fausse nouvelle, que l’on veut cacher au roi!), épris d’un idéalisme naïf, tiraillé entre les injonctions de la fille de Prouhèze auxquelles il ne comprend à nouveau rien, et les recommandations royales, imposera de telles conditions qu’il se fera répudier cette fois pour de bon. Il fait complètement jour quand les soldats qui le gardent – car il est jugé comme traître – tentent de le négocier avec une religieuse qui, finalement, n’en veut pas… Le spectacle s’achève dans le triomphe le plus total. Eric Ruf qui s’avance sur la scène est ovationné.

Prouhèze était mariée avec Don Pélage, bien plus âgé qu’elle. Il n’est pas indifférent pour apprécier la beauté du spectacle de savoir que Don Pélage est joué par Didier Sandre, lequel il y a trente-huit ans, jouait Rodrigue, et que Marina Hands, qui joue Prouhèze, est la fille de Ludmilla Michaël qui, à l’époque, avait le même rôle ! Ici l’histoire du théâtre, dans sa magie, rejoint le théâtre lui-même telle une mise en abime.

Ô Rodrigue, il est vrai, cette distance qui me sépare, il est impossible par nos seules forces de la franchir.

Et par cetté évocation du mot « distance », nous voilà envoyés vers cet autre sommet de la programmation du Festival qu’est la pièce justement intitulée La distance, écrite et mise en scène par Tiago Rodrigues, vue à la salle L’Autre Scène, à Vedène, aux alentours de midi, alors qu’il faisait très chaud, et que je reconnaissais dans le public Patrick Boucheron en short et casquette, dont j’ai parlé la semaine dernière. Merveille d’émotion, là aussi, avec ses accents de sublime également même s’ils s’expriment cette fois dans une langue plus moderne, plus accessible, plus proche de nous… bref, plus « jeune ».

Ainsi ces deux pièces, Le soulier et La distance, se rejoindraient-elles par un thème commun. Trouver la bonne distance entre les êtres. Possiblement annulable mais sans jamais atteindre l’annulation totale pour la première, et maximale dans la seconde puisqu’opposant Mars et la Terre. La distance est en même temps la propriété nécessaire pour que nous puissions penser. Ainsi qu’aimer. Et d’aimer il s’agit donc dans ces deux pièces. Pour Le soulier de satin, nous avons vu comment, par le biais du dialogue entre Prouhèze et Rodrigue. Pour la pièce de Tiago Rodrigues, c’est évidemment autre chose puisqu’il s’agit de l’amour entre un père et sa fille.

La Distance – décors

Nous sommes en 2077, et la Terre connaîtra bientôt son quatrième effondrement… On ne peut visiter l’opéra de Sidney qu’en empruntant des tenues de plongée, l’espèce kangourou a disparu (on en a pourtant signalé un exemplaire près d’un supermarché de grande ville), il est difficile de se baigner dans les mers trop chaudes envahies par des îlots de méduses. Le père, Ali, magnifiquement joué par Adama Diop, est médecin, il a perdu sa femme accidentellement. La fille, Amina (Allison Deschamps), a fait un master of science en Australie et a pu de ce fait s’immiscer dans un programme d’expédition sur Mars. Programme qui en principe est réservé aux enfants de riches, qu’elle n’a pu rejoindre que grâce à ses compétences (de fait imposé par une « Corpo-Nation », organisme dont on devine la nature capitalistique, aux « Républiques » qui tentent de résister avec de faibles moyens). Elle est donc partie sans rien en dire à son père. La voici arrivée sur la planète rouge, contrainte de vivre dans des souterrains, à moins de sortir en surface revếtue d’un scaphandre. On essaie de recréer les conditions d’une vie humaine, on y cultive des tomates et on y fait de l’huile sauf que l’on voudrait lui donner le goût de l’olive alors que l’on n’a pas d’olive. La vie s’ébauche avec une contrainte de taille : celle de tout oublier. Car il faut tout oublier pour reconstruire un monde nouveau, repartir de zéro. Les participants ont donc pour nom : les Oubliants. Voilà le défi auquel doit faire face le père : instaurer une relation régulière avec sa fille, à coups de messages échangés qui prennent des semaines à arriver, et tenter par eux de maintenir des souvenirs, une transmission, alors que tout est fait pour qu’au contraire la fille oublie. En dépit des obstacles et de la distance, les messages sont des confidences intimes très intenses, comme si la distance permettait de mieux se connaître. Vers la fin, bien sûr, la corde cassera, il y aura rupture entre celle qui est partie pour changer de monde et celui qui aura passer sa vie à espérer changer le monde sans y parvenir. On comprend donc combien cette pièce est poignante et pourquoi les spectateurs ont parfois du mal à retenir leurs larmes. La mise en scène est sobre et belle : un plateau circulaire tourne à différents rythmes (très vite à la fin!) montrant aux spectateurs tour à tour Mars (imitation de rocher rouge) et la Terre (tronc d’arbre sec).

J’ai parlé d’un lien avec Le soulier. C’est à propos de l’amour. Que peut l’amour face à l’absence ? Que peut-il face à l’oubli programmé ? En quoi consiste-t-il ? N’est-il pas bien fragile quand tout se dérobe. Dans Le soulier, il se dérobe face à l’incompréhension, le temps qui file, et la mort, dans La distance c’est face au désastre écologique, mais c’est aussi face au temps, qui, dans les deux cas, est synonyme d’oubli. C’est bien pourquoi ces deux pièces ont tellement ému les spectateurs et pourquoi probablement elles resteront dans leurs esprits comme autant de pierres à conserver pour bâtir peut-être encore un peu de foi en l’avenir. Tant qu’on peut réfléchir à l’amour et aux conditions de l’amour… tout n’est peut-être pas perdu.

1On me dira inévitablement que ce n’est pas tout à fait vrai, que ce n’est pas « le peuple » mais une partie du peuple, que l’audience est majoritairement d’origine bourgeoise et un peu plus âgée que la moyenne, mais ne faut-il pas oublier un peu ces lectures sociologiques de la réalité. Il ne s’agit pas de reprocher aux autres, à tous ceux qui vivent avec juste ce qu’il faut pour survivre, de ne pas participer aux fêtes de l’esprit, ce serait profondément indécent. Mais de dire, au contraire, que le fait que tous participent est le seul objectif social et émancipateur qui vaille, et que cela ne signifie pas que ceux et celles qui ont la chance de pouvoir participer dès aujourd’hui soient contraints à la culpabilisation. La fête théâtrale n’est pas une manifestation de l’esprit de consommation, autrement dit une conséquence d’un état de fait social au sein de la formation sociale capitaliste. Tout au contraire, le théâtre, comme à l’âge antique, doit être vu comme matrice d’où s’origine le sens et qui nous met en porte à faux vis-à-vis des objectifs de cette formation sociale. Le théâtre « déborde » la marchandise et nous fait tout à coup entrevoir ce que serait une société qui serait libérée des contraintes de celle-ci. Le théâtre est, comme le dit Jean Caune dans son livre « Faire théâtre de tout », un fait social total. En cela il est par essence innovant et générateur potentiel d’une vie démocratique.

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Avignon 2025 : érotomanie et peste noire

Nous sommes vivants

A la Scala Provence, nous retrouvons ceux qui nous avaient émerveillés l’an passé dans leur interprétation du texte de Grimberg Môman. Ils viennent cette fois avec un texte écrit par la femme de ce couple dirigé par sa propre fille (on travaille en famille!), Clotilde Mollet : Nous sommes vivants. Le schéma est semblable, mais un peu déséquilibré par rapport à Môman : ici, le rôle important revient presque exclusivement à la femme, l’homme, joué par Hervé Pierre, ne fait que subir. Les rares répliques qu’il prononce, elle les lui dicte. Il s’exprime sur commande. Tu dis : dis-moi ! Et il dit : dis-moi. Ce sont deux enfants, le frère et la sœur, le premier est le cadet, elle, elle est donc la grande sœur, celle qui en principe détient la vérité. On ne saura jamais à vrai dire ce qu’il en est vraiment de ce couple improbable : des enfants qui survivent après un cataclysme ? Des enfants qui jouent à la fin du monde ? Dans ces paroles dites avec la voix naïve ou faussement naïve de l’actrice, passent les désordres et les questionnements de l’enfance. A un moment, il est même question de « Trompe », un type aux cheveux orange qui se prend pour le maître du monde, posé sur une mer de bouses de vache et qui clame que c’est de l’argent… A la sortie, des gens ne comprennent pas, un homme crie avec rage « qu’on ne l’y prendra plus« … pourtant cette pièce est un sommet de sensibilité et de délicatesse, tout le monde devrait l’entendre en ces tristes moments d’enfermement sous une chappe de mensonge et de rejet des nobles sentiments.

Hervé Pierre et Clotilde Mollet entourant leur fille

On attend toujours Godot…

Au théâtre des Halles dont j’évoquais la semaine dernière le niveau de compression qu’il inflige aux corps, Denis Lavant, Jacques Bonnafé, Aurélien Recoing, Jean-François Lapalus jouent En attendant Godot dans une mise en scène de Jacques Osinski. Jeu parfait des comédiens, mais la mise en scène semble figée, comme si elle avait été faite une fois pour toutes pour l’éternité… Lavant joue pour toujours le gnôme Estragon (Gogo), avec ses chaussures qui lui font mal aux pieds, sa ceinture si cassante qu’elle ne permet même pas que l’on en use pour se pendre au seul et unique arbre de la contrée. Jacques Bonnafé, jouant Vladimir (Didi), est plein de douceur et de bienveillance pour son comparse turbulent. Il faudrait partir, mais on ne peut pas. Parce qu’il faut attendre Godot… arrive Pozzo tenant en laisse Lucky qui porte les valises. Attention, il mord. Il est méchant. Et pourtant quand on lui dit : « danse ! », il danse, et quand on lui dit : « pense ! », il pense ! Lucky fut autrefois un intellectuel. Pozzo est peut-être l’incarnation du Capital… on voit ce que celui-ci fait de ses intellectuels.

EN ATTENDANT GODOT
Laura Mariani

Un amour déraisonnable

Faudrait-il trouver un fil rouge entre nombre de spectacles que nous avons vus qu’alors on pourrait parler d’une interrogation de la notion de vérité : c’est clairement le cas avec la pièce montée par Ostermeier, mais aussi un peu avec En attendant Godot (qu’est-ce que ce Godot qui ne vient jamais ? Incarne-t-il une forme de vérité à la suite de laquelle tournent nos compagnons d’infortune Estragon et Vladimir?) et avec ce spectacle jeune et émouvant que nous propose l’écrivaine et metteuse en scène Laura Mariani (avec sa compagnie La pièce montée) au 11, l’un des lieux du off qui nous aura vus le plus souvent et qui nous aura le plus satisfait, sous le titre : Ma foudre. Laura Mariani, que nous avons rencontrée devant le théâtre alors que nous attendions pour voir La fille que se sauve, ce récit autour de la comédienne Zouc, et qui nous avait aussitôt convaincu d’aller à la rencontre de son œuvre, a pour spécialité la transposition des maladies psychiques sur la scène de théâtre. L’an dernier, elle avait, paraît-il, déjà porté au théâtre des troubles psychiques importants dans Le jour où j’ai compris que le ciel était bleu. Cette année est celle de l’érotomanie. Olive est une jeune femme qui vient de fêter l’anniversaire de ses trente cinq ans. Elle est libraire, elle vit seule et on sent que son enfance s’est mal passée. Elle a perdu son père à l’âge de cinq ans. Ce père, Serge Leroy, était un grand musicien. Occasion de nous donner sur scène de magnifiques solos de piano, composés et joués par Romain Mariani. Olive est seule et héberge en elle-même un grand vide, qui vient parfois à la paralyser au sens propre du terme. Alors vient la voir un ostéopathe qui la soulage mais qui lui donne l’illusion d’avoir comblé son manque. S’en suit un vrai délire, magnifiquement incarné par l’actrice Odile Lavie, où le personnage s’en prend à la personne puis à la famille de l’ostéopathe. La pièce est égayée par des passages comiques où son frère, féru de science, s’affiche dans des videos YouTube pour proposer des cours de science, comme par exemple un TP sur l’électricité statique. Tout cela est à la fois drôle et émouvant, imaginaire et réel : les informations données sur la maladie sont valides. La pièce nous montre une sorte de vérité de l’amour, dont nous savons qu’il repose sur une bonne part d’illusion : nous ne sommes pas tous érotomanes parce qu’en général nous sommes capables de percevoir des signaux chez l’autre qui sont de vrais signaux, des témoignages d’une entente possible, alors que l’érotomane, elle (car il s’agit semble-t-il souvent de femmes… est-ce bien sûr?) prend de purs fantasmes pour de tels signaux. Mais peut-être ne faut-il pas être aussi catégorique… qui dit qu’à l’origine, il n’y a pas un mini-signal transmis par l’autre qui, comme par hasard, se trouve être un homme, ce qui expliquerait en partie que cela tombe en apparence surtout sur les femmes? Je suis sorti de ce spectacle en me demandant si on avait le droit de faire théâtre avec des cas cliniques, avec ce qui semble être des observations de réalités psychiques connues du psychiatre. Mais on peut bien faire théâtre de la science en général (comme me l’avaient révélé les pièces d’Elisabeth Bouchaud l’an dernier), alors pourquoi pas de la psychiatrie ? Faire théâtre de tout, dit mon ami Jean, auteur d’un livre qui porte ce titre… En tout cas, c’est bien une façon pour le théâtre d’affronter la vérité.

Avignon et la peste noire

Vérité, vérité… c’est aussi ce que construit l’histoire, en tant que discipline. Ici, la présence de Patrick Boucheron s’impose, lui qui scrute les mythes et les histoires, surtout celles du Moyen-Âge (n’oublions pas qu’il est médiéviste avant tout), avec le désir de relier les différentes phases du temps par une inépuisable réflexion sur les corps, le sexe, la maladie, dans leurs rapports avec le pouvoir. Au Collège de France, cette année, il avait pour thème le sexe du pouvoir. Là, il s’avance vers nous porteur d’un discours qui réunit la pandémie, le pouvoir et le théâtre. Il part de ce rappel : en juillet 1983, Jean-Pierre Vincent donnait ici un spectacle, Dernières nouvelles de la peste, texte ecrit par Bernard Chartreux, qui s’articulait autour du fait historique selon lequel, en 1348, ce lieu (Avignon) était en même temps celui qui était envahi par la peste et qui recevait la Papauté. Parler de la peste en 1983 avait quelque chose de surréel au premier abord, et les spectateurs ne comprirent pas bien la raison de ce rappel. Peu se rendaient compte que, pourtant, à ce moment-là, apparaissaient les premiers symptômes d’une étrange maladie qui n’avait pas encore de nom mais dont mourait déjà un Michel Foucaut : le SIDA. Patrick Boucheron s’est lancé dans l’écriture d’un livre sur la peste de 1348, dont il ne faut jamais oublier qu’elle tua à peu près la moitié des habitants de l’Europe. Question lancinante : alors que l’on aurait pu penser, et que l’on pourrait toujours penser lors des grandes catastrophes comme « notre » pandémie du Covid en 2020, que quelque chose de nouveau puisse advenir après, il semble au contraire que les humains s’empressent de retrouver la situation d’avant… et même en pire (si en tout cas nous songeons à ce que nous venons de subir depuis cinq ans, et qui est loin d’être fini !). Les historiens doivent ici nous montrer ce qu’il advient, je sais que certains pensent que 1348 aurait marqué un tournant de l’histoire vers le développement intense des transports, du commerce, de l’argent, bref de toutes les bases qui deviendraient plus tard celles du capitalisme. Peut-être Boucheron nous en dira-t-il plus. En tout cas, il nous fait part ici de son immense difficulté à avancer, voire tout simplement à commencer cette histoire. Alors, il nous raconte une histoire vécue. Il a rencontré au cours d’une conférence donnée aux Etats-Unis sur la peste, une dame qui lui a dit qu’il lui avait enfin donné le sens de son histoire à elle. Quoi de plus émouvant et de plus réconfortant quand on donne une conférence sur ses travaux ? On a beaucoup cherché le foyer de l’épidémie de peste du XIVème siècle. On se doutait que cela venait d’Orient, d’Asie centrale peut-être. Des archéologues avaient trouvé des tombes suspectes datant de 1337 déjà, autour de lac de Issuk-Koul, aujourd’hui au Kirghizistan. Les relevés scientifiques révélèrent que ces gens étaient bien morts de la peste. On sait aussi que le bacille de la peste est toujours dormant, qu’il s’est même tellement allié avec l’humain que celui-ci a pu développer des gènes qui portent la marque d’une résistance par rapport à lui, mais tout ceci est dormant, secret en quelque sorte. Or, la dame rencontrée racontait qu’au moment où le confinement contre le covid était déclaré achevé (mais non l’épidémie car on sait bien que la maladie couve toujours), elle tombait subitement malade, d’une maladie qui l’assommait littéralement, l’empêchant de se mouvoir et lui montrant les prémisses de la mort. Elle fut bien soignée, bien prise en charge, mais le médecin, averti, lui recommanda de prendre contact avec tous les membres de sa famille, meme les plus éloignés, car ils pouvaient aux aussi attraper cette maladie, ou bien donner des indications utiles sur ses causes héréditaires. Il s’avéra alors qu’un arrière grand-père venait d’Arménie, on devina des liens avec les vieilles populations de l’Asie Centrale. L’hypothèse fut que dedans toute cette lignée de gens, demeurait tapi dans les gènes un lointain souvenir d’avoir dû affronter la peste,et que, tout à coup, à l’occasion du Covid, ce souvenir s’était réveillé, et Boucheron en racontant à la dame l’origine du foyer, lui permettait d’établir un lien avec sa lignée. Car oui, c’est ainsi que se fait l’histoire, pas seulement par des actes conscients, des événements et des dates mais aussi par les secrets enfermés dans les corps, et les réactions à des tressautements biologiques qui viennent du fond des âges. Si l’on suit la logique de cette histoire, nous sommes ramenés bien loin, nous nous révélons faire totalité non seulement avec les humains anciens ou présents mais avec toutes les particules de vie, les parasites par exemple qui nous envahissent.

Boucheron rappelle ainsi que la peste n’était qu’un détour accidentel : la puce du rat s’emparaît de l’homme non « par méchanceté » ou pour le tuer mais parce que simplement elle n’avait plus de rongeur à infecter, les rats étant tous morts ; entre parenthèses, bacille bien peu malin qui, au lieu de trouver un milieu pour s’épanouir, le détruit et le fait mourir. La vie progresse autrement. Par agents qui évitent de faire mourir ce dont ils peuvent se nourrir.

(à suivre! avec La distance et Le soulier de satin!)

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Avignon 2025: le sens et le sensible

Les vacances, c’est le temps du sensible par excellence. Les sens sont convoqués. Mais attention : « le sensible » n’est pas « la sensibilité ». Il s’en faut même de beaucoup. S’il en était autrement, nous serions des millions à défiler dans les rues pour exprimer notre horreur des guerres et des barbaries de toutes sortes. De Gaza et de l’Ukraine.

C’est ça : la sensibilité doit être en deuil.

Les vacances sont aussi le temps des festivals. Et les festivals… s’adressent comme par hasard à nos sens et aussi un peu à notre sensibilité. C’est le cas d’Avignon. Le « in » est exemplaire, surtout cette année, car on y trouve les deux.

Nôt, les sens en éveil

S’adresser au sensible n’est pas forcément susciter du plaisir. Je ne dirai pas par exemple que j’ai éprouvé du plaisir tout au long des 1h45 minutes que dure « Nôt », le spectacle chorégraphique monté dans la cours d’honneur du Palais des Papes par Marlene Monteiro Freitas, artiste cap-verdienne. Et pourtant des cinq sens, (presque) tous sont requis, si ce n’est directement du moins par l’évocation. Vue et ouïe bien sûr (j’y reviendrai), mais odorat et goût aussi, de manière indirecte. Seul le toucher peut-être…

NOT
Choregraphe Marlene Monteiro Freitas

Odorat et goût : oui, pendant le premier quart d’heure de la représentation, des gens vomissent. Un personnage isolé, portant un masque (à l’instar de la plupart des personnages qui revêtent ce masque lisse de jolie jeune fille aux yeux ronds et apeurés, du moins tant qu’ils ne le retirent pas, laissant apparaître enfin leurs vrais visages) sur la gauche défèque et va se délecter de sa merde. Il agite, heureux, le fond glauque de son pot de chambre avant de le lécher, de le brandir puis de se promener avec dans les travées de spectateurs, qu’il fait mine d’asperger : scène longue et un peu pénible (car cela prend beaucoup de temps de parcourir les travées de la cour d’honneur du Palais des Papes), on ne sent pas, on ne goûte pas, mais on imagine.

Nôt est censé avoir pour trame les Mille et Une Nuits (rappelons que, cette année, c’est la langue arabe qui se trouve à l’honneur, cependant d’une manière que je trouve bien discrète, d’abord de quel arabe s’agit-il ? De l’arabe classique probablement, celui qui n’est guère compris des foules). Dans ce récit très célèbre, un sultan égorge une femme chaque nuit (et c’est la raison pour laquelle Shéhérazade doit lui conter incessamment des histoires afin qu’il l’épargne). Les événements sanglants sont représentés par des chiffons et des draps tachés de rouge sang que les danseurs ne finissent pas de plier et de déplier, et sans doute le vomissement vient-il de l’horreur éprouvée face à ces meurtres, comme peut-être il devrait nous venir face à la multitude des morts de Gaza et d’ailleurs.

Après ce prélude vomitoire, viennent les chorégraphies sur des musiques envoûtantes (on pense parfois aux Carmina Burana, il y a du Stravinsky – Les Noces – , on pense aussi souvent à du rock des années soixante ou à du bon vieux métal). Ici la vue est captée par les tours de magie et d’acrobatie. Une danseuse est sans jambes, celles-ci sont donc remplacées par des membres de poupées de chiffon, on imagine ce qu’elle en fait, les nouant et les faisant tournoyer au-dessus de sa tête. Les performances ne sont pas sans évoquer des gags de foire, on a déjà vu des artistes de rue se déplacer à deux, le premier faisant semblant de manipuler une poupée pendant que le second, devant lui, qui joue la poupée, a les mains chaussées de chaussures à talon reposant sur une chaise. Les bras s’agitent, on les prend pour des jambes. Effet assuré. Mais le gag revient trop souvent. Le spectacle plaît. Pas à tout le monde si l’on en croit les sorties intempestives, mais il plaît surtout aux jeunes. C’est bon signe. Signe qu’il y a encore un avenir pour le spectacle vivant !

Le canard sauvage: vérité ou mensonge?

Mais si j’oppose ici le sensible à la sensibilité, c’est pour dire que Nôt relève du premier et moins de la seconde. Ce sera bien sûr tout à fait l’inverse pour du théâtre plus classique, de la grande tradition du théâtre européen, comme le sera ce magnifique Canard sauvage, monté par Thomas Ostermeier et la Schaubühne de Berlin.

Thomas Ostermeier

On connaît l’intrigue : une riche famille, les Werle, a fait fortune en partie sur le dos d’une autre, les Ekdal. Le père Werle est un fieffé filou. Il a un fils, Gregers, qui est horrifié, et ne cherche que la vérité afin de se nettoyer lui-même des turpitudes familiales. Le père Ekdal vit dans une maison pauvre qui possède un appentis où l’on a recueilli un canard sauvage blessé au cours d’une partie de chasse conduite par le père Werle. Le fils, Hjalmar, rêve d’inventions, il vit depuis dix-huit ans avec Gina, qui fut autrefois domestique chez les Werle, avant de devenir la maîtresse du riche industriel. Mais tout cela reste caché. Hjalmar et Gina ont une fille de dix-sept ans, Hedvig. En réalité, Hedvig est la fille de Werle. Gregers fuyant son père, veut faire le bien en se réfugiant dans la chambre que loue la famille Ekdal, il y rencontre un autre locataire, le docteur Relling. L’idéologie de Gregers est la croyance en une transparence possible : si tous les êtres se disaient la vérité, les rapports humains seraient simples et harmonieux. Celle du docteur Relling est plus réaliste : les mensonges sont parfois utiles et rien ne sert de vouloir détruire les illusions sur lesquelles les êtres humains construisent leur vie. Les tensions vont donc être de plus en plus fortes entre les personnages. Ostermeier a le don connu de ramener des situations contemporaines au premier rang dans un théâtre qui parfois date un peu, comme c’est la cas ici. Cela lui est parfois reproché. Je n’en ferai rien. Il n’est pas inutile de revenir sur la théorie du ruissellement au détour d’un affrontement entre deux personnages, par exemple… Introduire un dialogue avec le public permet de soulager un peu la tension de la pièce et d’introduire ce que Brecht appelait de la distanciation. Et nous, que faisons-nous de la vérité dans nos vies ? Les Gregers sont des naïfs qui n’ont pas lu Freud… ni a fortiori Lacan. La vérité, la connaissons-nous ? Pouvons-nous la connaître vraiment… et surtout la dire « toute » ? En tout cas, cette pièce montre de beaux spécimens de l’humain, le naîf idéaliste, le rêveur, la femme qui fait ce qu’elle peut dans un univers machiste, le vieil aigri par la vie, et surtout la jeune fille qui voudrait s’en sortir, devenir journaliste, exposer enfin les faits dans leur objectivité, respecter ses principes d’honnêteté. Mais comme on le devine, cela se terminera mal.

La sensibilité est ici touchée car nous nous identifions nécessairement à ces personnages, à chacun tour à tour peut-être, et quand le dénouement arrive, nous ne pouvons faire autrement que ressentir de la peine, alors même que nous nous doutions de l’issue. De mauvais critiques1 ont dit qu’Ostermeier « n’arrivait pas à convaincre », et pourtant… comme il est convaincant au contraire ! Et avec lui cette magnifique troupe de comédiens que constitue la Schaubühne.

Le off: à la recherche de Zouc et de Perrichon,

Le off nous en offre moins, tant au plan des émotions, qu’à celui du sensible. Et moins au plan de l’innovation. (A moins que tout à coup nous soyons contredits, en allant voir du côté du 11 ou de l’Artéphile, deux salles à la programmation exceptionnelle).

Zouc

Mais faudrait-il pour autant le dédaigner ? Tous ces artistes qui paient de leur poche pour connaître peut-être leur moment de gloire, la possibilité (improbable) de percer enfin méritent notre respect, notre admiration même, voire notre affection. Emotion devant la femme qui débarque avec son spectacle de seule en scène dont elle a bricolé les décors en s’aidant de videos qu’elle a prises elle-même… qui vient avec son texte, où elle exprime son admiration pour une autre artiste (Zouc) qui a a disparu dans l’anonymat depuis trente ans et à la recherche de qui elle part, parcourant la Suisse et surtout Neuchâtel et le vallon de Saint-Imier. Tout n’est pas parfait, l’accent de l’artiste suisse est mal imité, les détails biographiques mal respectés, mais on sent que cela part d’une sincérité absolue, et c’est beau aussi, cette sincérité. Même si, hélas, on sent bien qu’elle n’est guère approuvée par une société mercantiliste qui condamne à plus ou moins long terme ce qu’elle considère comme culture inutile. Une fille qui se sauve, au 11.

Des théâtres privés surnagent en dépit des baisses de subvention : Chêne Noir, Théâtre des Halles. Ce sont avant tout des entreprises de commerce : les fauteuils sont faits pour que les salles accueillent le plus possible de spectateurs quitte à ce que ceux-ci, par les grosses chaleurs, se heurtent jambes et épaules et échangent leur transpiration. Au premier, nous avons vu Le voyage de Monsieur Perrichon … cela date (et beaucoup) mais garde un certain charme de l’ancien. Autrefois, des régisseurs devaient changer les décors peints qui représentaient la campagne, Chamonix, le Mont Blanc, le parc Montsouris, plus besoin de cela aujourd’hui : la video a remplacé ces lourds maniements, le théâtre y gagne en légèreté, on peut se concentrer sur le jeu des acteurs, ici excellents, à commencer par Cedric Colas, qui joue Monsieur Perrichon. Temps anciens… la Savoie venait juste d’être rattachée à la France ! Il y a des textes, comme ça, qu’on ne saurait songer à rajeunir… d’autant que sur la fin, monsieur Perrichon est provoqué en duel par un militaire…

(à suivre)

1 Les mêmes critiques ont exprimé leur agacement à ce que la pièce soit en allemand ! Comme si, en 2025, ceci devait être un réel handicap à la compréhension (la pièce était surtitrée bien entendu).

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Monnaie et pensée : deux faces d’une même pièce ? (2)

Revenons sur le billet de la semaine dernière. On m’a dit qu’il était difficile à lire, que je n’y conduisais pas suffisamment le lecteur par la main. Dont acte. Oui, en effet, cela est vrai. Mon impatience me pousse souvent à aller trop vite, me disant que plus tard, je reviendrai sur ce que j’ai dit, avec plus de patience et que l’essentiel est de dire au plus vite ce que l’on a dans la tête. Avant que cela n’en disparaisse.

Alfred Sohn-Rethel

Mon exposé de la théorie de Sohn-Rethel, n était basé que sur des citations extraites d’articles de seconde main. Resterait à trouver et à lire les textes eux-mêmes (je les ai commandés, j’attends). Cela en vaut sûrement la peine autant du point de vue de la science physique que de celui des mathématiques et même (surtout?) de la logique. Il me faudrait là encore entrer dans des explications basées sur des références que peut-être, certains de mes lecteurs et lectrices n’ont pas. Qu’ils ou elles m’en excusent. Ils ou elles en sont restés à la logique d’Aristote, autrement dit la mise à jour d’une petite machine de la pensée (le syllogisme, BARBARA etc. « tout homme est mortel, Socrate et un homme donc Socrate est mortel »). Mais avec les siècles, cette petite machine est devenue une grosse machine, une qui s’est matérialisée dans l’ordinateur, celui posé sur notre bureau en ce moment, que ce soit pour écrire ou pour lire. L’abstraction idéelle s’est faite machine concrète. Est-ce tout à fait étonnant ?

Nous l’avons vu, la logique naît à peu près en même temps que la pensée abstraite, et donc en même temps que l’échange monétaire. Sohn-Rethel a fait commencer son enquête à la Grèce antique et elle se termine mais peut-être est-ce provisoirement (!) à notre époque actuelle qui est celle du capitalisme. Pour lui, il y a des abstractions-réelles qui sont les bases de la connaissance à chaque période spécifique de l’histoire. Afin qu’elles se développent, il faut qu’il y ait un terrain concret pour cela. D’où vient l’abstraction si ce n’est de l’échange ? Il est assez clair que dès la Grèce antique, des échanges se font au moyen de monnaie. A l’époque capitaliste, c’est toujours le cas, mais de manière encore plus développée (nous y reviendrons plus tard quand il s’agira de dire si la valeur ne tient qu’à la circulation des biens). Comment montrer que le raisonnement logique s’enracine dans l’échange, et plus spécifiquement encore dans la monnaie ?

Il semble étonnant que le logicien Jean-Yves Girard, par un chemin en apparence distinct de la réflexion menée par Sohn-Rethel, ait mis à jour, sans forcément le vouloir, à son insu peut-être, une véritable logique de l’échange, dont on pourrait dire aujourd’hui qu’elle est au croisement entre la pensée et la monnaie. Cette logique est connue sous le nom de logique linéaire.

Elle vient bien après la logique d’Aristote, certes, mais les plus éminents épistémologues n’ont-ils pas dit justement que la réflexion épistémologique effectuait à l’envers le chemin qu’avait parcouru l’objet de son étude ?

Girard y est arrivé en analysant les propriétés formelles de la logique classique et, d’un certain point de vue, ses insuffisances (résidant entre autres dans le fait qu’elle n’est pas « constructive », c’est-à-dire qu’elle ne se prête pas à la construction effective de programmes comme c’est le cas de la logique intuitionniste). Il en vient alors à mettre à jour une structure (au départ les espaces de cohérence) qui donne la logique linéaire, laquelle immédiatement apparaît comme une logique de l’échange. A la relation d’implication A => B, se trouve en effet substituée la relation d’échange : A –o B, qui se décompose alors aisément en A ℘ B, autrement dit la « parallélisation » (signe ℘ de disjonction multiplicative, signe de l’échange de rôle) de l’action de donner A avec celle de recevoir B1. L’une des choses étonnantes est que l’on retrouve ensuite la première formule grâce à ce que Girard appelle l’exponentielle2 « ! » sous la forme de l’équivalence :

A => B ≡ !A –o B

(« ! » étant le connecteur qui signifie que l’on peut disposer indéfiniment de la ressource A)

Ce qui bien sûr signe le lien entre l’idéalisme de la pensée et la concrétude de l’échange, autrement dit le lien entre pensée et monnaie (une abstraction réelle contre une abstraction idéelle).

On peut dire ainsi que la logique linéaire, sans le savoir et sans le vouloir, par la seule volonté d’approfondir les raisons pour lesquelles la logique classique « ne marche pas » (j’entends « ne marche pas » quand elle est rapportée aux exigences nouvelles d’une logique dont on voudrait qu’elle permette d’écrire directement les programmes qui aboutissent au rêve d’une exécution automatique des tâches commandées par la formation historico-sociale, c’est-à-dire pour simplifier : les tâches commandées par le Capital) prend pour thème l’acte fondateur même de l’économie (capitaliste ou pré-capitaliste) à savoir l’échange, lequel par son abstraction extrême permet à la fois la pensée et la forme-marchandise.

Règle structurelle en logique classique: on peut effacer de toute déduction une ressource qui n’est pas utilisée. Ce n’est pas le cas en logique linéaire.

Pour reprendre ici les termes d’un commentateur qui intervenait depuis la Critique de la Valeur : « c’est de l’activité (sociale) « pratique », « physique » et « matérielle » que surgit « l’abstraction » sociale et son caractère « physique ». L’acte d’échange est un processus physique [physisch] dont les éléments de nature, physiques [physisch] (espace, temps, mouvement, etc.), sont abstraits, dont le contenu empirique est gommé, pour n’en garder que les abstractas formels que sont ses caractéristiques physiques [Physikalisch] ». C’est justement ce à quoi on a procédé en créant la logique linéaire. On pourrait dire aussi que c’est là décrire la constitution de la logique comme discipline qui, loin de se contenter d’un canon du raisonnement formel éthéré, procède à la thématisation dans la science des activités qui s’exécutent indépendamment de la conscience du sujet, ou comme le disent les philosophes de l’Ecole de Francfort, « derrière leur dos ». Sohn-Rethel dit :

L’abstraction est une abstraction-réelle : elle est le fait des hommes, en tant que résultat d’une forme sociale spécifique de relations d’échanges ; elle est extérieure toutefois à leur conscience et relève de l’action de l’échange au moment où l’acte a lieu.

Lorsque j’échange A contre B, cela se fait par des moyens physiques, je donne physiquement A à mon interlocuteur Y, qui, en retour, me donne physiquement B, tout cela au moyen de gestes en présentiel ou à distance peu importe, mais rien de cet aspect physique ne transparaît dans l’échange en lui-même, il se fait par eux et pourtant il les gomme instantanément. Il se peut que Y me donne physiquement B avant ou après que je lui donne A, mais la notion d’échange ne retient que la simultanéité, si B est une somme d’argent, même si le paiment est relégué dans le temps, il n’empêche que l’échange A contre B a eu lieu au moment où nous l’avons convenu, lui et moi. C’est toutefois ce que Sohn-Rethel appelle l’échange pris individuellement.

Les critiques qui lui sont faites en provenance de la CDV ont alors me semble-t-il raison : la notion d’échange dépasse le cadre individuel. Se ramener dans la théorie à des comportements individuels même s’ils sont pris pour symbole ou exemple fausse la compréhension, c’est ce que Robert Kurz dénomme « l’individualisme méthodologique » qui, en lui-même, est une sorte de biais théorique. Car l’échange est en réalité donné globalement, en tant qu’effet au sein de la formation sociale qui se base sur lui.

Cela m’évoque inévitablement la théorie linguistique des performatifs. On a souvent par facilité considéré un performatif comme un acte accompli individuellement en parlant, l’exemple le plus souvent choisi est celui de la promesse. Quand X dit à Y qu’il lui promet de faire l’action A en sa faveur, par ces simples mots, il s’engage concrètement à accomplir A, autrement dit il fait en sorte que Y soit dans l’attente légitime de A, et rien ne peut empêcher cela, X ne peut plus dire « je t’ai promis, mais en réalité je ne t’ai pas promis », X a promis en prononçant ces mots et rien jamais n’effacera le fait qu’il ait prononcé les mots en question. Toutefois, là aussi, on ne peut se contenter de se reporter à l’analyse d’une énonciation individuelle : si cette énonciation a tel effet c’est en fonction d’une structure de conventions globales qui s’exprime dans le langage avant même que A soit entré dans le langage. Ces conventions agissent là aussi, « dans notre dos », nous n’y pouvons rien, nous ne pouvons pas les changer.

Il en va donc de l’échange monétaire comme de l’échange langagier.

Maintenant, si on revient à la logique, il est assez clair qu’elle non plus ne se borne pas à des actions individuelles : la logique linéaire n’a pas été « inventée » pour décrire l’acte d’échange individuel de A contre B ! Elle a été inventée comme une totalité qui rend désormais possible de faire fonctionner un paradigme global que l’on a souvent dénommé « des preuves comme programmes ». Autrement dit, il y a ici un lien que nous devrons approfondir bientôt entre cette mise en avant de l’acte d’échange et la machinerie technique qui permet d’accomplir des actions en quoi consistent des programmes informatiques. De la même façon qu’il nous faudrait compléter la théorie de Sohn-Rethel de manière à raccorder la forme marchandise non seulement à la circulation des biens mais à leur production. Beau programme à accomplir. Isn’t it ?

Bien. Voici les vacances. Il sera peut-être temps de mettre provisoirement un terme à ces échanges sérieux. Nous irons nous promener, camper, courir quelques festivals, et d’abord celui d’Avignon, où nous attendent des événements dont nous n’avons pas encore idée. J’essaierai bien sûr d’en parler. Dans des billets, donc, qui prendront une forme plus courte et plus légère. Vivent les vacances !

1 Les connecteurs un peu bizarres qui surgissent dans la logique linéaire, désignées par des éperluette et éperluette inversée par exemple, ne sont pas des trouvailles issues d’un chapeau, ils proviennent d’un manque dans la logique classique, qui est mis à jour quand on analyse celle-ci et qu’on la formule dans des systèmes très performants pour la recherche de preuves, comme le calcul des séquents. Une telle formulation met en avant la nécessité d’introduire des « règles structurelles » qui autorisent des manipulations dont le mathématicien a toujours besoin, comme par exemple considérer qu’une formule donnée peut être réutiisée autant de fois qu’on veut dans une déduction, ou bien que si une formule n’est pas employée dans une preuve, on obtiendra aussi bien une relation de déduction en supprimant cette formule. Ces règles s’expriment comme règles « de contraction » et « d’affaiblissment ». SI on doit les formuler, alors c’est qu’il existe une logique que l’on peut construire et qui les ignorerait. Dans quel monde tombons-nous alors ? Celui de l’échange marchand, où chaque occurrence de bien compte et où rien n’est gratuit…

2 Car c’est une fonction qui, comme l’exponentielle, transforme une structure additive en une structure multiplicative cf. exp(x + y) = exp(x).exp(y)

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Monnaie et pensée : deux faces d’une même pièce ? (sur Alfred Sohn-Rethel)

A la suite de deux de mes précédents articles, on pourrait se demander comment résoudre le lien entre science et système historico-social, ou, pour le dire tout à fait autrement mais selon les termes de mon interlocuteur Wonja Ebobissé, comment il se fait que « le sujet humain étant un produit dérivé et toujours en évolution de la nature, cela ne l’empêche pas de l’analyser et de la comprendre ». On peut être surpris ici par le rapprochement que j’opère de ces formulations, c’est bien sûr que je conçois ce « sujet humain » comme émanant d’une structure historique et sociale qui, en dernière instance, a place dans « la nature », mais en dernière instance seulement. Sur la deuxième partie de la phrase, sur analyser et comprendre cette nature, il faudra peut-être se résigner à penser un jour que ledit sujet humain n’y arrive pas si bien que cela et que ce qu’il prend pour une analyse parfaite du monde extérieur n’est qu’une exploration des propres structures qui le maintiennent, lui, le sujet. Cela permettrait alors, entre autres choses, de résoudre le problème, posé par Wigner, du caractère incompréhensible du fait que les mathématiques parviendraient à expliquer le monde (précisément : « l’effectivité déraisonnable des mathématiques dans les sciences de la nature »).

Werner Heisenberg et Eugen Wigner en 1928

Qu’il y ait un lien entre la science et le système historico-social par le biais des structures mentales, cela apparaît clairement chez des physiciens modernes comme Carlo Rovelli, avec la façon dont ils conçoivent la science et les phénomènes qu’elle étudie. Selon eux, la physique est le lieu où l’imbrication entre la structure de la réalité et les structures de la pensée paraît aujourd’hui la plus étroite. Les mathématiques n’ont même pas besoin de postuler l’existence de structures du monde extérieur. Elles sont la pensée en action et on ne s’ébahit devant leur beauté et leur puissance que pour mieux s’émerveiller de la puissance de notre esprit. On voit au travers elles comment l’esprit fonctionne, et on ne trouve rien d’étonnant finalement à ce que des psychanalystes s’en inspirent pour mieux penser l’inconscient (Alain Connes en dialogue avec Patrick Gauthier-Lafaye, par exemple), ou d’autres pour mieux penser le temps dans toute son épaisseur topologique (Daniel Sibony). Mais la pensée n’est pas un vague éther où se dissolvent les idées évanescentes, elle ne tombe pas du ciel, elle est inscrite dans du matériel, du concret. Concret de nos corps, de nos organes, mais aussi de nos rituels sociaux, de nos institutions, de nos pratiques et de nos habitus. La pensée est dans l’histoire. Et donc physique et mathématiques sont aussi dans l’histoire et reçoivent d’elle des déterminations qui passent bien sûr inaperçues, mais n’en existent pas moins. C’est le propre du fétichisme de la pensée de nous faire croire qu’il n’en est rien. Par fétichisme de la pensée, j’entends ici la même chose que le fétichisme de la valeur tel que décrit par Marx : nous sommes à l’origine d’un processus, et pourtant il fait partie de ce processus de nous persuader qu’il n’en est rien, qu’il existe par lui-même, inscrit dans la nature, dans un monde extérieur qui n’est peut-être même pas atteignable. D’où la nécessité d’inventer des dispositifs théoriques sous forme de couples : noumène / phénomène, sujet / objet ou corps / esprit. Mais si nous avons suivi l’argumentation de Rovelli à propos de l’interprétation relationnelle de la physique quantique, nous voyons bien que ces dichotomies sont artificielles, Russell parlait déjà d’une indistinction entre interactions physiques et interactions mentales. La dichotomie sujet / objet disparaît en physique quantique. Et il est admis désormais par la philosophie contemporaine (Jocelyn Benoist après Jean-Paul Sartre) qu’il n’y a que des phénomènes, excluant toute idée d’un « réel caché ».

Réfléchir au lien avec la structure sociale-historique s’impose donc. Cela aurait dû être le cas de la réflexion marxiste, mais elle est demeurée floue, pour ne pas dire pire, quant à son rapport à la science, et encore plus, dirais-je, quant à son rapport aux mathématiques et à la logique. A part quelques considérations générales de Marx et Engels sur la dialectique qui serait partout à l’oeuvre dans la pensée s’illustrant par des couples d’opposés (plus – moins, multiplication – division, dérivation – intégration etc.) qui seraient comme la thèse et l’anti-thèse avant qu’ils ne se rejoignent dans une synthèse dialectique, on ne trouve pas grand-chose. C’est maigre, et ça laisse entendre que la réflexion scientifique serait un simple reflet de l’ordre « naturel ». On y admet tacitement la notion de sujet de la science, c’est-à-dire d’un sujet transcendantal à la façon kantienne.

L’apport de Kant aura été, en affirmant le rôle actif du sujet, de rendre possible la connaissance sans recours à un rapport mystérieux entre l’esprit humain et la réalité extérieure, certes, mais quid de ce sujet, n’est-il pas aussi mystérieux ?

portrait par Kurt Schwitters

Walter Benjamin et Asja Lacis

Il aura fallu attendre les années quarante à soixante pour qu’un auteur peu connu se penche sur la connexion à établir entre Kant et Marx. Cet auteur est Alfred Sohn-Rethel, qui a travaillé dans l’ombre pendant presque toute sa vie. Admirateur de Theodor Adorno et influencé par l’Ecole de Francfort, c’est au cours des obsèques d’Adorno qu’il parvint à convaincre l’éditeur de ce dernier de l’éditer à son tour. Ses travaux, même encore non publiés, avaient attiré l’attention auparavant de Walter Benjamin, qui était son ami. L’un des livres que l’on trouve actuellement sur le marché est d’ailleurs un petit texte à plusieurs voix sur Naples qui réunit Walter Benjamin, Asja Lācis et Alfred Sohn-Rethel. Asia Lacis était la muse de Benjamin, celle qui essaya à plusieurs reprises d’attirer le philosophe allemand à Moscou. On trouve chez Benjamin, notamment dans son dernier ouvrage, Le concept de l’histoire, des remarques qui portent la marque de son interaction avec Sohn-Rethel. On sait que Benjamin résista à tout enrôlement au sein du Parti Communiste, comme il refusa de répondre aux appels de son grand ami Gershom Scholem de le rejoindre à Jerusalem. La pensée de Benjamin, comme l’écrit mon ami Jean Caune, gravite autour de deux foyers sans jamais rejoindre ni l’un ni l’autre : le marxisme, qu’on appelait à l’époque le matérialisme dialectique, et le messianisme juif. On sait aussi que, rejoint par la vague nazie, il tenta de fuir vers l’Espagne en 1940, et y échouant, préféra se donner la mort. Je raconte tous ces faits pour mettre en place un cadre, mettre un contexte à tout cela.

Peu d’ouvrages de Sohn-Rethel sont accessibles en français. Anselm Jappe a écrit une intéressante préface à La pensée-marchandise, intitulée L’argent nous pense-t-il ? Pourquoi lire Sohn-Rethel aujourd’hui ? et le philosophe-logicien Jean Lassègue a écrit également une recension sur un article important : Geistige und Körperliche Arbeit, Zur Theorie der gesellschaftlichen Synthesis, qui a été traduit par : Travail intellectuel et travail manuel, une critique de l’épistémologie.

Evoquant à l’instant la notion de fétichisme dans le domaine de la pensée, pour dire que le fétichisme de la pensée était ce processus par lequel celle-ci nous apparaissait comme une substance donnée, il semblait naturel de faire le rapprochement avec un fétichisme semblable, celui de la valeur. C’est ce rapprochement, pour beaucoup de gens inattendu, auquel se livra Sohn-Rethel. Pensée, valeur. Une certaine forme de la pensée apparaît dans la Grèce antique : elle conduira à notre philosophie (mais aussi à nos sciences, mathématiques surtout). Je me permets de penser que ce n’est pas que là : des formes de pensée apparaissent ailleurs, un peu en même temps, de manière synchrone, on fait de Nagarjuna un contemporain d’Aristote. Elles sont contemporaines d’une apparition ou d’une généralisation de l’échange : on ne se contente plus de ce que l’on produit soi-même mais pour acquérir d’autres choses produites par d’autres, on est prêt à échanger, et même pour cela, à user d’une nouvelle denrée spécifique : la monnaie, entité singulière et incroyable au premier abord car c’est une réalité concrète en même temps qu’une abstraction totale car elle suppose tout un cheminement intellectuel conduisant à reconnaître dans deux objets totalement différents, n’ayant ni la même fonction ni le même usage, pourtant une constante, un invariant : avoir la même valeur, pouvoir s’échanger l’un contre l’autre. Autrement dit, c’est une abstraction-réelle. De ce genre d’entité qui structure notre champ de conscience et qui fait naître authentiquement un rapport social. Comme on le voit, Alfred Sohn-Rethel s’en tient à la circulation des marchandises, elle lui suffit à poser les concepts de valeur d’usage et de valeur d’échange, alors que, chez Marx, on introduit en plus la valeur travail, c’est ce qui lui sera reproché par la suite, notamment par Robert Kurz et les autres dignitaires de la CVD. Ce n’est pas ici le lieu de trancher pour savoir qui a raison et qui a tort : il apparaît que Sohn-Rethel, en se limitant à la notion de valeur d’échange définie à partir de l’abstraction de l’échange, a déjà suffisamment de grain à moudre. On peut noter ici que, dès qu’existe l’échange, peut se produire le phénomène de la division du travail. On n’est pas obligé de produire soi-même pour vivre. On peut aussi déployer des activités qui seront vues par les producteurs comme tout à fait équivalentes à du travail et produisant des biens d’un autre ordre (religieux par exemple) même si elles ne sont pas immédiatement productives. Il y aura ainsi des gens pouvant s’abstraire du travail immédiatement productif, c’est-à-dire du travail manuel, et qui se livreront à l’échange en même temps qu’ils développeront des idées, des pensées, des concepts, des objets de croyance ou d’admiration, autrement dit du travail intellectuel. La pensée, dans ce contexte, apparaît à la fois comme une réalité de nature semblable à la monnaie, c’est-à-dire une abstraction grâce à laquelle peut se déployer tout un monde d’échange, et comme une réalité rendue possible par, justement, le type de processus engendré par l’échange monétaire, à savoir la division du travail. Sohn-Rethel est plus précis que cela, il dit, dans le texte dont Jean Lassègue fait la recension :

La véritable abstraction inhérente à l’échange ne devient perceptible que dans la monnaie frappée. Dans toute pratique commerciale antérieure encore compatible avec les formes communautaires de société (d’ailleurs on trouve des vestiges de telles formes dans tout le pourtour méditerranéen proche et oriental), la véritable abstraction était, bien sûr, tout aussi opérante, mais d’une certaine manière, totalement dissimulée à l’esprit humain. L’introduction et la diffusion de la monnaie ont cependant supplanté la production communautaire et inauguré une forme de synthèse sociale ancrée dans la « réification », ainsi nommée car le contexte social des individus se transforme en contexte social de leurs produits, communiquant entre eux dans les termes monétaires des prix, leur « langage marchand », selon l’expression de Marx.

Cet usage de l’expression « langage marchand » attribuée au grand Karl, me fait inévitablement songer que la question même du langage se trouve posée au travers de ces considérations et… que je ne dois pas être le premier à l’avoir pensé1.

1 Une courte recherche me montre que ce même Jean Lassègue a justement produit en compagnie d’un linguiste, Yves-Marie Visetti, et d’un anthropologue, Victor Rosenthal, un article autour de cette question.

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