Pétrole

quelques jours à Paris où tout se mêle. La photo, le théâtre, la peinture, pas de frontières entre tout cela, mais des vases communicants, comme le montre par exemple l’inexistence de limite désormais entre théâtre et cinéma via la video comme on l’a vu à l’Odéon, ce dimanche 21, dernier jour pour Pétrole de Pier Paolo Pasolini mis en scène par Sylvain Creuzevault, avec une pléïade d’acteurs que je ne connaissais pas mais qui sont simplement géniaux. La photo noir et blanc se nouait à ses premiers temps avec le dessin et la gravure, on appelait cela, je crois, le pictorialisme dont l’un des maîtres fut Weston, on en est sorti depuis et on a préféré le réalisme voire le réalisme social des Cartier-Bresson, Louise Weiss ou Edouard Boubat, mais cela n’empêche pas que ce fut d’une beauté intemporelle et magique, qui, par moments, comme c’est bizarre, se retrouve sur les toiles réalistes de Gerhardt Richter : quoi de plus proches qu’une cuvette de toilette photographiée par Edward Weston et un rouleau de papier toilette peint par Richter ? On rêve d’un spectateur qui ne connaîtrait pas l’histoire, qui découvrirait toutes les oeuves existantes en même temps, confondant les dates, les écoles et les tendances. Guillaume Bresson en fut, selon ses propres dires un exemple ; débarqué à Paris pour y étudier aux Beaux-Arts, il découvrit tout en même temps et ne prit la peine ni de classer ni de hiérarchiser. C’est comme cela qu’il faudrait faire toujours. Après tout, un portrait de Clouet se retrouve chez Richter, encore lui, et ce qu’on admire chez les deux c’est cette technique de maniement du pinceau et de la substance huilée, les médium, les huiles de lin, d’oeillette ou de carthame, les soies fines et lustrées. Et puis, entre peinture et théâtre, quel lien, quelle continuité ? La mise en scène de Pétrole fait éclater au grand jour les scandales qui ont ensanglanté l’Italie des années soixante-dix, conduisant aux massacres de Turin, de Bologne, de la piazza Fontana, orchestrés – cela est prouvé depuis – par l’extrême droite, Ordine Nuevo, Loge P2 et derrière tout ça l’ombre de la CIA, Giulio Andreotti est incarné sur scène et devant la caméra, tout comme le sont (magnifiquement) les grands patrons de l’ENI, de la même façon que la peinture de Richter nous remet en mémoire les événements qui se déroulaient à la même époque en Allemagne fédérale, avec le 18 octobre 1977 (titre d’une série exposée1), le « suicide » des membres de la bande à Baader. La peinture de Richter en noir et blanc répond exactement au film video également en noir et blanc qui montre les visages contorsionnés des conspirateurs, elle montre les visages morts, les corps suppliciés de Gudrun Ensslin et d’Andreas Baader. En un autre lieu, au Jeu de Paume, le photographe Luc Delahaye expose des photographies grand format de guerres et de scènes de misère sociale. On ne sait pas si ces grands formats ne sont pas des fresques adaptées à notre époque. Scène de pillage à Port-au-Prince, scène de lynchage en Lybie, scène d’errance de migrants à Calais dans la forêt, scènes de guerre en Ukraine ou ailleurs, Delahaye dit qu’il n’a voulu qu’enregistrer le monde sur ses supports numériques, mais ne rejoint-il pas le peintre, qu’il s’agisse alors de Caravage ou du Titien (dont justement Richter s’est inspiré pour une série de toiles qui empruntent au grand maître italien ses pourpres et ses magentas) lorsqu’il ose lui-même composer son image, ne s’arrêtant pas à la photo directe mais reprenant tel visage de telle photo, telle attitude corporelle d’une autre ?

Tout ce que nous voyons nous parle, nous incite à regarder notre époque avec la même acuité, le même souci de la comprendre, par le langage, le théâtre, la photo, la peinture. Une seule réserve : si nous pouvons la comprendre, saurons-nous influer sur son cours ? Il faut être non pas « optimiste », ce serait ridicule, mais déterminé, volontaire pour s’engager dans la réflexion et dans l’action. Si j’intitulais cet article « Pétrole » c’était en hommage bien sûr à Pasolini qui, d’une certaine façon, synthétise tous ces efforts à penser et à susciter l’action. Mais c’est peu encourageant pour nous, ses spectateurs, puisqu’il en est mort. Alors ? La magnifique Asma Mhalla a quelque chose qui me fait penser au grand Italien. Comme lui, elle tente de comprendre son monde contemporain en usant des mots qui conviennent, sans chichi et sans détour car elle appelle « fascisme » le fascisme (même si c’est pour lui accoller le préfixe « techno »), et comme lui – oui, c’est étrange – elle propose pour nous aider à réfléchir une liste de livres. On pourrait comparer, mettre face à face les deux listes (ou au moins des extraits de ces listes), celle, posthume, donnée par Pasolini et retrouvée dans un attache-case près de la Porta Portese et celle que donne Asma Mhalla à la fin de Cyberpunk, nous y trouverions sans doute des concordances, en dépit du fait qu’ils n’ont pas vécu à la même époque.

Pier Paolo PasoliniAsma Mhalla


Dostoïevski (Les Possédés)George Orwell (1984)
Gogol (tout)William Gibson (Neuromancien)
Dante (derniers chants du Purgatoire)Michel Foucault (Surveiller et punir)
SwiftGilles Deleuze (Post-scriptum sur les sociétés de contrôle)
Schreber (Mémoires d’un névropathe)Jean Baudrillard (Simulacre et simulation)
Strindberg (Inferno)Hannah Arendt (Le système totalitaire)
Apollonios de Rhodes (Les Argonautes)Albert Camus (L’homme révolté)
Ferenczi (Thalassa)Stefan Zweig (Le monde d’hier)
Sollers (sur Dante et Sade)Henry David Thoreau (La désobéissance civile)

1Le titre de la série 18 Octobre  1977 fait référence à la date à laquelle Gudrun Ensslin, Andreas Baader et Jan-Carl Raspe ont été retrouvés morts dans leur cellule de la prison de Stuttgart-Stammheim. Plus de dix après, Gerhard Richter choisit d’aborder le thème dans son travail, expliquant ses raisons comme suit: « La mort des terroristes ainsi que tous les événements qui l’avaient précédée et lui avaient succédé sont le signe d’une abomination dont je ne parvenais pas à me défaire, même si je m’efforçais de la refouler ». (Notes pour une conférence de presse, Novembre – Décembre 1988 dans: Gerhard Richter: Text. Writings, Interviews and Letters 1961–2007, Thames & Hudson, London, 2009, p. 202 cité dans Elger, Édition Hazan, 2010, p.247.) Le dévoilement des peintures en 1989 provoqua la controverse, ce qui démontra que la page n’était pas non plus tournée aux yeux de l’opinion publique allemande. (extrait du site https://www.gerhard-richter.com/fr/art/paintings/photo-paintings/baader-meinhof-56)

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