Le voyage en Egypte – 3- La partie en felouque, d’Assouan à Kom Ombo

Une felouque traditionnelle est un bateau à voile, long d’une dizaine de mètres, avec long mât et voile pointue, au confort très rudimentaire. La nôtre est plus élaborée, fabriquée pour les touristes. Un bateau à moteur vient volontiers s’accoler à elle pour apporter la table des repas et le cabinet de toilettes, éventuellement pour la pousser en cas d’absence de vent ou de retard sur les horaires prévus. Le soir la felouque se transforme, grâce à l’habilité des hommes d’équipage (ils sont quatre, dont un capitaine – le nôtre se fait appeler Bob Marley – et un cuisinier) en ensemble de chambres séparées par des stores et protégées par des moustiquaires, pour un sommeil profond renforcé par le clapotis des vagues. Pour passer la nuit, évidemment, nous devons accoster et nos navigateurs connaissent les endroits les plus appropriés. Nous ne pourrions pas naviguer la nuit car nous ne sommes pas éclairés et de gros bateaux de croisière continuent, eux, leur trajet en remontant le fleuve jusqu’à Assouan. En régime normal donc, nous avançons dans le plus grand silence, tirant des bords d’une rive à l’autre, cherchant à éviter les gros bateaux, ainsi que les câbles qui les unissent aux remorqueurs qui les tirent. De notre position, nous sommes idéalement placés pour observer la vie des hommes et des femmes sur les rives. Ce sont des pêcheurs, des éleveurs ou des lavandières, les ibis blancs se posent en troupes sur les carrés de verdure. Lorsqu’on accoste, on peut parcourir quelques mètres jusqu’à l’extrếmité de la bande verte, au-delà, c’est aussitôt le désert, la sécheresse et le soleil qui écrase l’horizon. Les oasis vivent à l’ombre des grands palmiers, palmiers un peu particuliers à l’Egypte qui donnent comme fruit le doum, sorte de grosse date que les Egyptiens ne mangent que par temps de disette. Au bord de l’eau, parfois, on trouve d’agréables salons où viennent, souvent de loin, se détendre des habitants à moins qu’ils n’organisent une fête, un mariage par exemple. Les poteaux sont peints de formes géométriques dans des couleurs pastels qui rappellent les piliers des temples que nous verrons par la suite, ceux qui ont gardé leurs couleurs anciennes.

Nous embarquons à Assouan le 20 novembre en début d’après-midi. De gros bateaux passent sur le Nil, de différentes formes : bateaux de croisière, dhahabiyyas tirés par des remorqueurs, rares sont les felouques. Les énormes bateaux de croisière font penser aux silures qui naviguent peut-être en-dessous, sans qu’on les voie, bien sûr. Il y a longtemps qu’il n’y a plus de crocodiles sur le Nil, exactement depuis la construction du grand barrage qui les retient dans le lac Nasser, comme il retient aussi le limon qui ne vient plus jamais nourrir les rives, obligeant les paysans à répandre de l’engrais sur leurs cultures. Prix à payer pour l’électricité d’origine hydraulique. Ce prix paraît lourd.

21 novembre : Felouque. Daraw et Kom Ombo. Vendredi. Jour de prière. Les voix des mosquées se répondent d’une rive à l’autre. La rumeur est telle qu’on n’ose imaginer le moindre habitant non atteint par la clameur du muezzin, à moins peut-être d’être sourd, mais même alors il doit y avoir un moyen pour s’infiltrer dans le corps et l’âme du quidam, que celui-ci le veuille ou non. On accoste à Daraw, petit village célèbre pour son marché aux chameaux, mais celui-ci n’a lieu que le mardi et le samedi, alors pourquoi accoster ? Pour le marché quotidien, les blocs de viande suspendus au-dessus des étals, les marchands de fruits et de légumes, les vendeurs de jus de canne à sucre. Mais en nous enfonçant dans le village, entre les mosquées pleines à ras bord (que des hommes) et les cafés à demi-ouverts, nous finissons par nous sentir mal à l’aise. Sommes-nous à notre place ? Une bande de jeunes, à nos bonjour, réplique par des gestes non ambigus. Nous attendons alors quelques temps, à l’abri, que notre guide ait fini sa prière pour reprendre notre chemin en sens inverse. Prêts à aller plus loin, prêts à somnoler sur la felouque, et à lire les guides et les romans de Naguib Mahfouz.

Le trafic sur le fleuve s’est allégé. Les bateaux ne repartiront d’Assouan que demain. Nous accosterons encore un peu plus loin. Cette fois pour Kom Ombo, sur la rive Est, temple consacré au dieu Sobek, le crocodile. On se demande souvent pourquoi scarabées et crocodiles ont une telle popularité, au point qu’ils sont des animaux sacrés et que leur morphologie orne bijoux et bibelots, c’est probablement que lorsque la crue annuelle du Nil approchait, ce sont ces animaux qui l’annonçaient, se mettant à ramper sur les rives ou à grouiller sur le sable. De là à croire qu’ils étaient à l’origine de la crue…. Le temple de Kom Ombo – ce qui veut dire « colline d’or » – est aussi dédié à un autre dieu, frère de Sobek : Haroeris (ou Horus l’ancien), d’où sa caractérisation comme « double temple », double sanctuaire, double allée de colonnes. On a identifié Haroeris au dieu de la médecine. Cela explique sur les murs extérieurs les reliefs représentant les instruments chirurgicaux de l’époque de Ptolémée, et des scènes d’accouchement : la parturiente accouchait en position assise. Le temple était non seulement lieu d’adoration divine, il était aussi lieu de pédagogie et de mémoire. On trouve ici un vrai calendrier des fêtes, des chiffres, des représentations d’outils. Et des scènes d’histoire bien entendu, glorifiant plusieurs Ptolémées, ces rois qui pourtant s’avérèrent cruels et peu fréquentables. Notre guide nous en présente un, il semble que ce soit Ptolémée VIII : il est suivi par son épouse et par sa fille, qu’il épousera aussi. La première épouse se rebellant et souhaitant devenir reine à Alexandrie, il lui enverra un cadeau : son fils découpé en tranches. Ces gens ne plaisantaient pas. Notre guide nous fait également remarquer combien, selon lui, l’art gréco-romain de l’époque ptolémaïque s’éloigne de l’art égyptien : il y a ressemblance bien sûr, notamment en ce que les personnages sont de préférence représentés de profil, mais dans le premier, on vulgarise les formes, les ventres sont trop bas, les seins trop hauts et les fessiers exagérément rebondis, par rapport au second. De l’art égyptien au rabais en quelque sorte. Pourtant l’architecture du temple en impose, les colonnes notamment, tout semble un bloc concentré, comme construit dans un seul roc de grès de couleur plutôt rouge. A la sortie du temple, on peut visiter un petit musée qui entrepose des momies de crocodiles.

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La chaleur est arrivée. Nous transpirons. La terre est sèche. Les minarets n’arrêtent pas de diffuser leurs litanies. Notre guide fait sa prière. Il n’aime pas que je dise qu’au village de Daraw, de jeunes garçons nous ont fait un doigt et nous ont crié « fuck you ! ».

Et oui. Si jamais on suivait ce conseil…. D’aller nous faire foutre, cela ferait perdre à l’Egypte des devises et à nos guides leur emploi, mais cela a-t-il de l’importance ? La dignité d’un pays est aussi dans son refus de se laisser envahir par les touristes étrangers, qui, c’est bien connu, n’enrichissent qu’une petite partie de la population.

Pourtant nous continuons d’aller vers ces pays parce qu’ils nous enseignent des éléments d’histoire et d’anthropologie que nous ne pourrions connaître que de manière abstraite, livresque, si nous ne le faisions pas. Or, nous avons besoin de connaître ces éléments, ces réalités loin de nous, afin de nous rendre compte que nous ne sommes pas seuls au monde et qu’il y a (ou qu’il y eut) d’autres manières de vivre le monde que la nôtre.

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22 novembre : Silsila et dernier jour en felouque. Nous nous arrêtons au bord du Nil un peu avant midi. L’oasis est agréable, avec son espèce de guinguette qui accueillera bientôt une fête. Et nous pouvons nous tremper un peu les membres inférieurs, faire quelques pas sous les palmiers datiers, entre quelques habitations, des fauteuils abandonnés et une vieille moto qui attend son conducteur. Le guide est vigilant : il ne souhaite pas que nous allions errer trop loin. Interdiction de dépasser la route. Remontés dans la felouque, nous voyons arriver les invités. Ils sont pour la plupart venus par la route. Ils sont là, nous dit notre guide, non pas pour faire la fête mais pour la préparer, ce qui ne les empêche pas de chanter et de danser au son d’une musique sortie des haut-parleurs.

Nous nous sommes amarrés en réalité à quelques encablures de notre visite de la journée : le djebel Silsila, où sont les carrières de grès qui ont fourni les constructeurs des temples environnants. Cela a un peu l’air des carrières de Carrare. Mais en plus jaune, doré. Entourant des dunes de sable. Dans le rocher ont été creusés de petits temples et des chapelles comme celle consacrée à Horemheb1, roi ayant régné de 1319 à 1292 avant J.C. avec à l’intérieur de nombreuses inscriptions et des dessins gravés représentant les dieux en vigueur à cette époque, dont, comme souvent, le dieu Ptah, responsable des arts et de l’artisanat. De retour vers le bateau, sur la petite plage, nous buvons le café nubien préparé par le capitaine Bob Marley. C’est notre dernier jour de navigation : demain nous abandonnons la felouque à 6h du matin. Une voiture viendra nous chercher pour nous emmener à Louxor.

un doum

1 Laurent Coulon, titulaire de la chaire d’égyptologie au Collège de France, fait une leçon presque entièrement consacrée à Horemheb, qui fut d’abord un prince avant d’être pharaon, et chargé des tâches diplomatiques. Il allait représenter le pharaon à Babylone. On a retrouvé les papyrus relatant ces entrevues ainsi que le nom de celui qui servait d’interprère, au cours d’une fouille récente conduite à Saqqara.

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