Rire en Suisse (et au Sommet)

Deux fois coup sur coup écrire un billet sur quelque chose de drôle… voilà qui n’est pas habituel. Serait-il encore possible de rire en notre époque sombre ? Et de rire, qui plus est, sans retenue, sans honte, sans remord et évidemment sans se moquer de quiconque. Mais d’où vient ce rire ? La semaine dernière il nous venait de Corée et du réalisateur Hong Sang Soo, avec son parti pris de mettre au premier plan un personnage naïf et flou, au moyen… d’un objectif flou. Aujourd’hui, il nous vient de Suisse et du metteur en scène Christophe Marthaler. J’ai toujours trouvé que ce pays était un havre d’humour… depuis les films de Tanner comme Jonas qui aura vingt cinq ans en l’an 2000 et son professeur qui débitait l’histoire en tranches de boudin (Michel Denis) devant des élèves attentives qui tricotaient, depuis Zouc et son dialogue avec les fourmis, depuis l’écrivain Arno Camenisch racontant les histoires de la nonna avec l’accent romanche, jusqu’à aujourd’hui les pensionnaires improbables de ce chalet en haut d’une montagne. Et il ne faudrait pas oublier le clown Grock, véritable « inventeur » du clown moderne. La Confédération est un pays essentiellement drôle et cela, trop de gens l’ignorent, obnubilés qu’ils sont par l’argent des banques.

Qu’est-ce qu’il y a de drôle dans Le sommet, dernière pièce créée par Marthaler, l’an dernier montrée à Avignon (mais je n’avais pas pu trouver de billet), et qui tourne en ce moment, avec une étape le 11 novembre dernier au TNP de Villeurbanne ? On le sait tout de suite en s’installant face à ce décor qui montre l’intérieur d’un solide refuge de montagne (on appelle cela une cabane en Suisse romande – une Hütte en Suisse alémanique) quand se mettent à clignoter quelques lampes et qu’une trappe s’ouvre devant un monte charge qui transporte… La Joconde. Puis cinq personnes qui atteignent ce lieu dans ces petites cases où elles sont compressées, emmếlées les unes dans les autres, obligées de se déplier comme de longs couteaux… suisses, bien entendu pour prendre leur place sur des bancs de bois, et commencer « la réunion ». Ces six personnages – car aux cinq nouveaux entrants il faut ajouter l’organisateur, qui était là avant, qui, de temps en temps joue à l’accordéon des extraits de Mozart – prennent en main de gros registres. Il s’agit d’abord de dialoguer, oui, dia-lo-guer, c’est-à-dire aussi peut-être né-go-cier mais ils parlent tous une langue différente (français, écossais, italien, suisse allemand) et se contentent des énoncés unisyllabiques : « one », « yes », « no », « nein », « but ». Cela répété des centaines de fois, cela fait une jolie musique ! Est-ce du théâtre ou de l’art contemporain ? De temps en temps on se le demande. Mais l’un comme l’autre, en quoi cela importe-t-il ? C’est aussi de la musique. Car elle arrive souvent. Il y eut dans le lointain passé un compositeur hélvétique du nom d’abbé Bovet, qui a écrit les chants les plus célèbres, comme « là-haut sur la montagne ». Tout le monde connaît. Pendant que ça chante pieusement, une des dames s’empare d’un micro pour dire sa détresse devant la désertification du langage dont elle se sent le siège. Une fois l’accord obtenu, les gros classeurs sont rangés. Il va s’agir maintenant d’organiser une réception. Il faut se déshabiller, se rhabiller, les corps se trémoussent, ça rigole, ça pouffe de rire. La plus jeune a une magnifique robe rouge qui moule son corps, elle rappelle l’héroïne (jouée par Sandra Hüller) du film Toni Erdmann (de Maren Ade) quand celle-ci n’arrive plus à quitter son vêtement trop collant et qu’elle finit nue pour accueillir ses invités (c’est là où je riais tellement que j’ai cru mourir de ne pas reprendre ma respiration). Un violent vrombissement emplit la salle : bruit d’hélicoptère, qui fait passer par la lucarne un sac de victuailles, puis un grand boum, aïe, on devine qu’il s’est écrasé. Si on rit beaucoup à l’intérieur, on devine qu’à l’extérieur cela ne doit pas être la même chose. Et oui, quand reviendra un hélicoptère, ce sera pour déposer des extincteurs gonflables. Les discours se succèdent, souvent frénétiques, le plus souvent des phrases poétiques qui descendent du ciel. Comme celle-ci, dont je me souviens, seule isolée au milieu de tant d’autres : « un objectif est un rêve avec une deadline ». Quand le grand suisse allemand prend la parole, on ne prend même pas la peine de traduire ce qu’il dit : de toutes façons, c’est incompréhensible, lui-même l’avoue, montrant son étonnement face à ceux qui l’applaudissent : « mais vous n’avez rien compris ! ». Et bien non, on n’a rien compris, et alors ? Tout ne mérite pas d’être compris. Bon, vous le devinez : tout va se poursuivre ainsi, dans un monde où tout s’écroule autour de nous, ce qui n’empêche pas les mots de s’échapper, les rires de fuser. Même quand une voix off annonce que les routes sont coupées, qu’il est désormais impossible de rejoindre la vallée… pour au moins les quinze ou dix-huit années à venir. L’argent intervient comme thème bien entendu, ne fait-on pas tout avec l’argent ? N’est-ce pas la valeur suprême ? Mais que feras-tu de tout l’argent du monde quand tu seras enfermé au sommet d’une montagne ?

Au milieu trône une montagne, donc, autrement dit un sommet. Tout à coup les personnages se disent… qu’il doit avoir froid! Ils le recouvrent gentiment de toutes les couvertures et vêtements qu’ils trouvent et le regardent tendrement, pendant que l’hymne des Beatles survient… « we say good night ». C’est l’heure de la fin, mais on n’a jamais été aussi légers face à ce qui s’annonce comme une fin du monde.

Beaucoup de gens n’ont pas aimé ce spectacle : trop déroutant, pas assez sérieux, trop suisse. Evidemment, il vaut mieux avoir quelques références culturelles (la place de la musique, le rôle de la montagne, des refuges de montagne, le mode de vie qui s’y développe, la question linguistique, le fantasme de ne pas pouvoir redescendre dans la vallée, le bruissement des hélicoptères…) mais ce n’est quand même pas l’autre côté du monde, c’est tout près, la Suisse, on peut s’y balader un week-end, il faut ouvrir ses yeux, accepter de rire face à des comportements qui nous semblent parfois incongrus, comme l’absurde respect des règles, les vaches que l’on trimballe au bout d’un filin accroché à un hélicoptère, la naïveté des rapports humains (autrement dit leur sincérité), les débats caricaturaux où personne ne se comprend (il y a quand même quatre langues nationales dans ce petit pays, sans compter que l’allemand y est une multitude de dialectes, tout comme le romanche qui se divise en au moins trois parlers différents, selon la vallée où l’on habite). Dans un débat sur l’opportunité d’avoir des lignes TGV en Suisse, j’ai entendu une fois cet échange d’arguments hautement improbable de ce côté-ci des Alpes : à l’un des intervenants vantant le TGV en expliquant que grâce à lui, on gagnerait une heure pour aller de Genève à Saint-Gall, un autre répondait : « Mais pour quoi faire? moi, vous savez, je ne suis pas pressé d’y arriver, à Saint-Gall ! ». Et on ne rappellera pas ici le fameux joke du condamné à mort qui s’interroge sur la raison pour laquelle s’est enrayé le dispositif dans les cas des trois autres condamnés précédents, qui s’en sont ainsi sortis. « Ce n’est pas la petite pierre qui coince, là ? ».

La pièce de Marthaler évoque irrésistiblement Kafka bien sûr. Même humour, même « réalisme ». Certains critiques ont voulu y voir une allusion au sommet de Davos, d’autres ont cru retrouver une réminiscence de Berchtesgaden… Je crois qu’ils se sont totalement trompés, c’est comme si on ne comprenait Le Procès que comme une simple métaphore d’un Etat totalitaire. Cela va bien plus loin, bien plus haut.

La pièce de Marthaler est tout simplement géniale (guénial ! dirait-on avec l’accent suisse allemand).

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