Je suis allé voir le dernier film de Hong Sang Soo, Ce que cette nature te dit, et il m’a bien fait rire. Je sais : je n’ai guère l’habitude de publier des billets drôles sur ce blog, je m’en excuse auprès de mes lecteurs. J’espère pourtant qu’aujourd’hui, ils prendront mon billet pour quelque chose de drôle, de distrayant. Et qu’ils souriront avec moi.

Un film de Hong Sang Soo est toujours étonnant. On n’est pas surpris que ce réalisateur coréen ait finalement peu de succès (en a-t-il dans son pays ? J’aimerais le savoir. C’est sûrement en France qu’il en a le plus car il y a chez nous une tradition cinéphile qui ne se dément jamais, or même chez nous, il faut avouer que ses films ne tiennent pas longtemps l’affiche et que les salles où ils sont projetés deviennent vite vides, j’ai même entendu dire que son dernier film, présenté à Locarno, n’avait pas trouvé de distributeur en France – soupir). Ce n’est pas un cinéma pour le succès commercial, c’en est même aux antipodes ! Et c’est bien. Il faut une sacrée audace pour faire des films comme ça en 2025… ici, un jeune homme de 34 ans, Dongwha, qui ne sait vraiment pas se déterminer dans l’existence si ce n’est d’être poète. Il ramène sa copine, Jun-Hee, chez elle, c’est-à-dire dans sa famille : le père a construit la maison, une jolie maison à flanc de montagne du côté de Icheon, donc pas très loin de Seoul, au départ pour sa propre mère, qui est décédée depuis. Y habitent donc : le père, la mère et la sœur qui est revenue chez ses parents après quelques épisodes douloureux (la sœur joue d’un mystérieux instrument spécifiquement coréen, le gayageum). Le garçon hesite beaucoup avant d’accepter l’invitation de son amie à rencontrer la famille, qu’il n’a jamais vue jusqu’ici bien qu’ils soient ensemble depuis trois ans. Finalement, il vainc son trac et rencontre le père, homme aimable et très ouvert qui ne demande pas mieux que de l’accueillir comme un fils. Donghwa a une vieille voiture (une vielle Kia de 1996) qui ne lui a pas coûté cher. Le père est intéressé, on devine qu’il est passionné de voiture, sans doute ce véhicule est-il pour lui comme une pièce de musée, il la lui demande pour aller faire un tour. Deux fois de suite, on voit ainsi le tacot poussif tenter de grimper la côte qui donne accès à la maison, en soufflant et en crachant. Le film ménage ensuite plusieurs moments où les deux hommes sont ensemble, ils se confient l’un à l’autre, le père raconte son amour pour sa femme, il l’aime entre autres parce que… elle a toujours eu raison dans la vie, il lui dit ça gravement. Le jeune homme se prosterne devant l’arbre au pied duquel sont déposées les cendres de la grand-mère. C’est midi, il faut manger, le père suggère aux deux filles d’inviter Dongwha dans un restaurant proche, près d’un temple où les gens vont se recueillir. Mais la grande sœur est très intrusive. Elle ne comprend pas pourquoi il se trimballe avec une si vieille voiture, car il se trouve que Dongwha est le fils d’un avocat célèbre, alors sûrement il ne devrait pas s’en faire en ce qui concerne ses revenus financiers, mais justement Dongwha veut se montrer complètement indépendant, et probablement il n’a aucune envie de gaspiller du fric dans des achats luxueux inconsidérés. Alors, on sent bien que ce genre de remarque l’exaspère.


Puis, il est l’heure de rentrer, le père a promis qu’on ferait une soupe de poulet, la mère – elle est professeure – rentre du travail vers 18h et quand ils retournent à la maison, elle s’est déjà occupée du poulet. C’est une femme charmante, dynamique, attentionnée. On passe à table. La mère est une poétese ayant une certaine notoriété, elle a pubié plusieurs poèmes, quand Donghwa lui dit qu’il est poète, elle est intéressée, bien sûr. Elle aime bien Donghwa, elle le trouve beau. Jusqu’ici elle n’avait trouvé de beau comme homme que son mari (c’est vrai qu’il est pas mal) mais désormais, elle en connaît un autre : Donghwa ! Quelle déclaration ! Elle est évidemment prête à l’entendre déclamer un de ses poèmes. Le garçon s’exécute aussitôt. Le poème consiste en des cris peu articulés, quelques mots et puis tout s’arrête. Tout le monde est surpris. Le père, croyant réchauffer l’atmosphère, offre à boire de l’alcool. C’est un alcool très fort, « pour les hommes ». Dongwha en boit mais pour faire son vantard et damer le pion au père qui s’est enquis de sa capacité à tenir l’alcool, il en boit… beaucoup trop. Il est ivre. Quand la grande sœur réattaque sur son père et la capacité de celui-ci à lui donner de l’argent, il s’énerve et l’agresse carrément. Tout le monde est gêné. Le repas s’achève, et tout le monde va se coucher. Les deux parents discutent de ce jeune type qui finalement ne leur inspire pas confiance. La mère rit de ses « poèmes ». Ils se disent que certainement ce jeune homme ne parviendra jamais à assurer la subsistance de leur fille. Pendant la nuit, le garçon ivre sort dans le jardin pour admirer la lune, mais il se casse la figure. Au matin, il reprend sa voiture. La fille est levée et peut lui dire au revoir, mais elle voit qu’il s’est fait mal, le sang coule, cela peut s’infecter, elle l’enjoint d’aller voir un médecin. Il monte dans sa voiture. La caméra se fixe sur lui, l’objectif se rapproche de son visage… mais il est complètement flou ! Et le plan reste flou pendant de longues minutes. Voilà un film flou sur un personnage flou.
Si je ris, ce n’est pas par volonté de me moquer. Donghwa ne mérite pas qu’on le rejette, s’il l’est, c’est en fonction bien sûr de la mentalité bourgeoise de cette famille coréenne, mais cette famille elle-même, mérite-t-elle qu’on l’accable ? Oh non, certainement pas. Ils ont bien leurs propres raisons de se moquer du jeune garçon… jeune ? Pas si jeune. 34 ans ce n’est pas « jeune ». Ces gens font comme ils peuvent, ils agissent et parlent avec sincérité, ils se font du soucis pour leurs deux filles et c’est bien normal. Quand on connaît un peu la société coréenne, il y a en effet du soucis à se faire. En tout cas Jung-Hee n’est pas comme ces filles de Séoul qui se ressemblent toutes et se parent dans le seul but de trouver pour se marier un bel étudiant plein d’avenir, après quoi elles se rangeraient des voitures, et deviendraient des femmes soumises. Pas de ça ici, on devine que cette famille est très « libérale » (si ce mot à un sens) par rapport au reste de la société coréenne. Non, si je ris, c’est parce que j’ai le sentiment que Hong Sang Soo fait un sacré pied de nez à la production cinématographique standard, « à succès ». Ca cause, ça cause, dans les films de Hong Sang Soo, et ça boit, ça boit, et ça mange aussi. Un très bon bibimbap au restaurant (de longues minutes à dresser les louanges de ce bibimbap), et un magnifique potage de poulet, avec le poulet entier dans la soupe, le soir, et là aussi, on en parle longuement (et le spectateur se met à avoir faim). Tout cela suffit-il à faire un film ? Oui, dit Hong Sang Soo, oui, dit le spectateur affamé et qui a gardé son sens de l’humour. Les paysages aussi font partie des films chez le réalisateur coréen, des paysages paisibles, comme le sont en vrai les paysages de Corée, avec une végétation un peu étrange où fleurit le gingko biloba, l’arbre aux quarante écus, l’arbre qui ne meurt jamais, nature à laquelle les coréens prêtent beaucoup d’attention, pleine probablement de survivances des vieilles croyances en des dieux qui continuent d’exister parmi nous : la nature nous parle. N’est-ce pas justement ce que nous dit le titre… alors que de nature, nous voyons surtout un jardin, ou nous ne le voyons même pas : un truc de Hong consiste souvent à nous persuader que nous voyons certaines choses alors que sur la pellicule nous ne voyons que les regards des personnages dirigés vers ces choses, mais que voyons-nous vraiment? Il en va de même pour le jeune « héros » de ce film : il aime la nature et la regarde attentivement… mais il le dit lui-même, son regard ne lui permet pas d’en voir les contours avec netteté. Que voit-il vraiment ? Se dire que l’on n’a pas de certitude, n’est-ce pas encore énoncer une certitude ?

Les films de Hong Sang Soo sont ainsi faits, pleins d’intensité poétique, qui nous font rire sur le moment, et nous procurent parfois un léger sentiment d’ennui, mais ne sont-ils pas finalement emplis de sagesse, et de cette distanciation qui nous rend le réel supportable ?