The time is out of joint. Dans Spectres de Marx, Derrida commente longuement ce propos de Hamlet. Que veut-il dire ? Derrida recense plusieurs traductions en français qui ont été données au cours du temps. Celle d’Yves Bonnefoy, bien sûr, la dernière : Le temps est hors de ses gonds, mais aussi celles qui ont précédé : Le temps est détraqué (Jean Malaplate), le temps est à l’envers (Jules Derocquigny), y compris celle, étonnante, de Gide : Cette époque est déshonorée. Il dit que celle de Bonnefoy paraît la plus sûre : « elle garde ouverte et suspendue, comme dans l’epokhé de ce temps même, la plus grande potentialité économique de la formule ». Mais celle de Gide a son mérite, celui de donner un sens plus éthique ou politique à cette expression. « On passe – dit-il – du désajusté à l’injuste ». Mais comment continue-t-il ce propos, Hamlet ? Par ces mots : Oh cursed spight, that ever I was borne to get it right. Autrement dit, traduit encore Bonnefoy : Ô sort maudit qui veut que je sois né pour le rejointer ! Ce qui signifie que Hamlet ne pleure pas tant sur l’horreur de ce temps que sur ce funeste destin qui fait que ce serait à lui de le remettre sur ses gonds. La parole bien sûr s’applique à notre époque, peut-être plus que jamais, mais qui alors viendrait jouer ce rôle que Hamlet se voit attribuer ? C’est là bien sûr que Derrida invoque l’esprit de Marx. Encore lui ! diront certains. N’en a-t-on pas bientôt fini de l’invoquer, lui, le grand barbu sur lequel se serait fondé déjà tout un passé de meurtres et de privation de liberté ? C’est que sans doute on n’a rien compris à Marx. Y aurait-il un « vrai Marx », qui aurait été rabattu sous des tonnes de déchets, de slogans, d’associations partisanes qui auraient cru pouvoir trouver chez lui de quoi fournir les masses de rancoeur et d’esprit de vengeance accumulés dans l’histoire ? « Si le droit tient à la vengeance, comme semble s’en plaindre Hamlet – avant Nietszche, avant Heidegger, avant Benjamin, ne peut-on soupirer après une justice qui un jour, un jour qui n’appartiendrait plus à l’histoire, un jour quasiment messianique, serait enfin soustraite à la fatalité de la vengeance ? » Un jour qui n’appartiendrait plus à l’histoire… voilà de quoi méditer. Car en effet, si le temps est disjoint, ce que l’on dit du temps peut aussi se dire de l’histoire. Et que doit faire Hamlet, si ce n’est réintroduire du joint dans cette discordance ? Nul doute que Derrida pense qu’il en est ainsi de Marx. Et c’est là qu’intervient le messianique de la pensée marxienne, déjà mentionné chez des auteurs comme Benjamin. Moi qui suis sot, j’ai toujours eu tendance à confondre messianique et messianisme, me faisant une image terrifiante et forcément négative du second, alors que le premier mot ne fait que nous laisser penser qu’un jour peut-être (en dehors de l’histoire peut-être) surgira enfin un état du monde, une position où régnera la justice. Tout le premier chapitre du livre de Derrida tourne autour de cette question de la justice à laquelle on aspire et qui ne peut jamais résider dans une forme historique établie, structurée, avec ses règles, ses lois, son injonction à se soumettre. En quoi les successeurs de Marx, les « marxistes » se sont trompés, eux qui ont cru qu’il était possible d’ériger un empire gouverné par les « lois du marxisme » alors que bien sûr, ils ne pouvaient que reproduire et répéter en pire la forme des empires et des impérialismes qu’ils avaient sous les yeux, autrement dit une reproduction mimétique du capitalisme avec la seule correction qu’il s’agirait d’un « capitalisme d’état ». Les esclaves marrons quand ils s’échappaient des côtes réunionniaises pour se réfugier dans les ilets, ces localisations sises dans des endroits vertigineux au centre de l’île, se réorganisaient entre eux en société pour pouvoir vivre ensemble, et ce faisant, ne reproduisaient rien de mieux que l’image de la société dont ils s’étaient échappés (c’est moi qui le dis, bien sûr, suite à un voyage que j’ai fait autrefois à la Réunion, ce n’est pas Derrida). Or, le messianique, c’est « la venue de l’autre, la singularité absolue et inanticipable de l’arrivant comme justice. Ce messianique, nous croyons qu’il reste une marque ineffaçable de l’héritage de Marx, et sans doute del’hériter, de l’expérience de l’héritage en général. Faute de quoi on réduirait l’événementialité de l’événement, la singularité et l’altérité de l’autre. Faute de quoi la justice risque de se réduire de nouveau à des règles, normes ou représentations juridico-morales, dans un inévitable horizon totalisateur ». Autrement dit – je traduis – le risque du totalitarisme.

Marxisme et discours « de gauche » sont usés parce qu’ils demeurent centrés sur les catégories d’un autre siècle : les classes sociales en situation de lutte depuis l’origine des temps, la catégorie de travail opposée à celle de capital, les fractures sociales perçues sous l’angle d’inégalités de « pouvoir d’achat », la domination réduite à l’exploitation d’une classe d’humains par une autre, l’aspiration à un futur réduit à un « plus de moyens », « plus de ressources », « plus de richesse », « plus de tout »… autrement dit des catégories incarnant une vision statique liée à un monde dont l’histoire avancerait comme une ligne orientée quantitativement : tout le contraire de l’histoire vue comme un temps disjoint, « hors de ses gonds », qui pourrait permettre, comme tel, de laisser entrer, à n’importe lequel de ses moments, une des figures spectrales invoquées par Derrida, comme par exemple l’apparition de la justice. Un monde sans historicité, donc, car sans événement. Où le futur ne serait que la continuation du présent. Mais « en plus » ou « en mieux » lors même que nous n’ignorons pas que des contraintes structurelles spécifiques au capitalisme empêchent cette progression (il suffit de penser à ce qui s’est passé lorsque nous avons eu des gouvernements de gauche, et à la déception qui s’en est suivie à cause de leur impossibilité à honorer leurs promesses compte-tenu de ces contraintes auxquelles ils ne purent se soustraire1) et que, de plus, les limites propres du monde dans lequel nous vivons annihilent nos soucis (même légitimes) d’expansion.
On use de catégories qui nous paraissent immuables, gravées dans le marbre par la doxa marxiste quand on devrait savoir – c’est Marx lui-même qui le dit – qu’elles sont dépendantes de l’histoire et qu’on ne saurait les concevoir comme « transhistoriques ». Par exemple, le travail n’est pas une activité indépendante de l’histoire, qui se trouverait inchangée de toute éternité, la simple description d’une relation entre l’homme et la nature. Au contraire, il change de caractéristiques avec les époques, et il est, sous le capitalisme, un rapport social spécifique. Or, le Marx de la maturité n’a voulu rien faire d’autre que se limiter à l’étude des rapports sociaux spécifiques au capitalisme. Les catégories utilisées : marchandise, valeur, travail, sont donc toutes historiques. La notion d’histoire, et même celle de temps (abstrait), sontelles-mêmeshistoriques. Cela exige un effort constant d’ajustement, de théorisation adéquate à une période donnée. D’autant que toute théorie conséquente qui s’inscrit dans cette perspective immanente d’analyse doit pouvoir être telle qu’elle puisse s’appliquer à elle-même, en tant qu’elle-même dépendante de l’histoire qu’elle prétend décrire. Comment peut-on être en retard sur la fin de l’histoire ? demande Derrida, question sérieuse répond-il car elle oblige encore à réfléchir et à se demander si la fin de l’histoire n’est pas seulement la fin d’un certain concept de l’histoire, ou bien, moi, je me risquerais à dire : d’une certaine période de l’histoire, après laquelle surgirait quoi ? Nous ne le savons pas encore.
Sommes-nous toujours dans le capitalisme, en tout cas dans le capitalisme tel que perçu par Marx ? Autrement dit, le travail est-il toujours le même ? Nos catégories sont-elles adaptées au monde d’aujourd’hui ? Questions qu’on ne saurait prendre, non plus, à la légère. Certains ont argué que nous étions déjà dans le post-capitalisme. D’autres ont remarqué que notre formation sociale actuelle retrouvait dans certains de ses aspects des traits des périodes pré-capitalistes, comme l’ecclésio-médiévale. Cet été, à Montferrier, dans le cadre d’un séminaire de la WertKritik, un jeune sociologue, Christophe Magis, analysant l’économie des plateformes (Amazon, Netflix, Facebook, Tweeter/X etc.) mentionnait la théorie selon laquelle nous assisterions dans ce cadre-là à une résurgence du féodalisme, un « capitalisme techno-féodal » appuyé sur une relation de propriété directe et non plus médiatisée par une classe sociale, et sur un type de prélèvement de valeur quasi-seigneurial ouvrant la voie à un nouvel esclavagisme et à l’absence de liberté du travail.
C’était, selon lui, oublier qu’il existe et qu’il a toujours existé des poches précapitalistes qui font exister le capitalisme (travail des femmes etc.). Selon lui, nous serions en fait dans un capitalisme de plateforme défini autour d’acteurs géants, intermédiaires sur le marché multi-versant (entre vendeur et acheteur) et basé sur l’effet de réseau. Les modalités de la captation de valeur changent simplement de forme selon la phase du capital et il serait vain de croire que les choses vont « en s’améliorant ».
Ainsi serions-nous encore sous le sceau du capitalisme, quelle que soit la forme que ce joug revêt, et nous serions toujours assujettis à ce mouvement d’automatisme qui cherche sans fin à créer et capter de la valeur, quand bien même elle résiderait en nous, en tant qu’audience captive des chaînes d’information continue, ou qu’agents malgré nous des transactions qui se produisent sur les réseaux sociaux.
1 De cette impossibilité naissent deux attitudes : la croyance éphémère en quelque miracle économique provoqué par une maîtrise supposée de l’économie par certains acteurs de la politique (ex : macronisme) ou bien le refuge dans des aventures populistes qui ravivent des fétiches sur lesquels reposeraient les « vraies » responsabilités d’un tel empêchement : présence « d’étrangers », rejet des « autres », d’un côté, retour au classisme et à la magie de la lutte de classes de l’autre.