Ils ont des yeux mais c’est pour ne pas voir. Décidément, cette maxime ne me semble jamais autant pertinente que lorsque je visite un musée ou une exposition de peinture. J’ai tellement hâte de tout voir, je me précipite si goulûment vers les tableaux… que j’en perds parfois l’essentiel. Une œuvre se regarde plutôt deux fois qu’une et on aurait bien tort de n’en retenir que le premier aspect global, lequel, la plupart du temps, n’est qu’un leurre pour cacher ce que le peintre, subtilement, a voulu montrer. Montrer et non pas dire. C’est ce que Guillaume Bresson exprimait l’autre jour au cours d’une conférence au Musée de Grenoble, ponctuant l’immense et très belle exposition de ses œuvres qui s’achevait en ce 28 septembre. Entré aux Beaux-Arts de Paris à une époque où la peinture était passée de mode et honnie, il voulait, lui, en faire, justement de la peinture… et on lui dit que c’était une mauvaise idée car il ne parviendrait jamais au seul moyen de ce médium à dire tout ce qu’il voudrait dire, mais, disait-il, justement, je n’ai rien à dire… car la peinture est l’art de montrer, en effet. Faire en sorte qu’une surface suggère, produise des interprétations à qui se pose en face. C’est à peu près ce que disait déjà Stendhal, et qu’a repris Nan Goldin dans son exposition justement intitulée, à Arles, Le syndrôme de Stendhal (décidément le grand grenoblois est dans l’air du temps, tant mieux). De fait, Bresson et Goldin ont ceci en commun qu’ils font dialoguer la peinture et la photographie. Bresson part de photographies qu’il a prises lui-même de ses bandes d’amis se livrant à des jeux et des bagarres dans des parkings ou sur des boulevards gris, et il les transforme en larges toiles où les personnages tiennent à la fois du hip-hop et du Caravage, alors que Goldin part de tableaux, souvent de la Renaissance, qu’elle a adorées dans tous les musées du monde et elle s’en inspire pour des photos intimes de ses amis, de ses amant.e.s et de passants. Démarche inverse. J’ajouterai un troisième : Sigmar Polke, bien que chez lui, ce soit toute autre chose qui semble se révéler : la technique photographique dans sa chimie la plus crue et la plus menaçante. Donc deux démarches différentes, car chez les deux premiers, au contraire, tout est fait pour que la technique s’efface. Mais revenons à Guillaume Bresson.



Issu d’un milieu très populaire, ayant commencé par le graffe et les battles de danse urbaine, il se trouva un jour parachuté à Paris pour y suivre les enseignements des Beaux-Arts et put découvrir en un seul coup à la fois Le Louvre, le Musée d’Orsay, le Centre Pompidou et le Palais de Tokyo, sans ordre ni hiérarchie. Sur le même plan Picasso et le radeau de la Méduse, l’art minimal et la peinture de Monet. Il en conçut une vision toute personnelle de l’histoire de l’art, et se sentit tout à fait à l’aise pour mêler intimement le spectacle de la rue, les bagnoles et les vêtements du hip-hop avec les faces tourmentées et les corps pâmés des tableaux anciens. C’est extraordinaire. Qu’y a-t-il de très différent entre une toile de tente en plastique qui claque au vent et les tentures des églises ?
A Grenoble, Bresson a répondu à l’invitation lancée par le directeur du musée, Sébastien Gokalp, de se positionner dans un projet plus vaste, s’adressant à d’autres plasticiens, intitulé « En regard », consistant à s’inspirer de tableaux de la collection permanente. On voit évidemment tout de suite le parti qu’il peut tirer de Bernardo Strozzi, du Dominiquin ou de Mathäus Stomer, tous peintres de la Renaissance ayant peint le Christ à Emmaüs ou bien Dieu réprimandant Adam et Eve. Mais c’est plus surprenant de le voir se coltiner avec une salle que peu de visiteurs connaissent : celle de l’art minimal américain des années cinquante à quatre-vingt, représenté en ce musée par Robert Mangold (Distorted square within a square, 1974), Max Bill (Champ avec un accent en vert, 1948), Josef Albers (Green-Grey Shield. Homage to the Square, 1959) et Carl André (Flanders Field, Cèdre rouge du Liban, 1978). Lors de ma première visite, je n’ai pas su bien répondre à l’appel. Il a fallu que j’entende le peintre commenter son travail pour que je me décide à y retourner, et que je « voie », enfin, conformément à la maxime que je rappelais plus haut. Que je voie la trame. La grille qui sert à la perspective méticuleuse, les personnages qui s’y inscrivent à l’issue de calculs savants (Bresson raconte qu’à l’époque de sa scolarité aux Beaux-Arts, personne n’enseignait ces techniques de perspective, et qu’il lui a fallu aller lire des lettres de Poussin, pour y trouver les leçons qu’il cherchait). D’un tableau à l’autre, des personnages identiques. Preuve que ce n’est pas « le réalisme » qui est recherché. Jamais de titre : Bresson dit que c’est là ce qui le distingue de la peinture d’histoire qui l’a passionné lors de son arrivée à Paris, dans cette dernière, le sujet préexiste, marqué par un titre que l’on a déjà donné au tableau, alors que chez lui, ce n’est pas le cas, c’est la matière et la mise en scène qui priment, le sujet ne vient que des interprétations données par les spectateurs. Le contenu compte bien sûr : évidemment il y a là de la violence, et des représentations de personnages qui, à l’époque en tout cas de la réalisation de ces tableaux, étaient peu présents dans la pratique artistique, il a bien fallu que Bresson réfléchisse à cela, et il s’est aidé de lectures. Bourdieu est devenu le sociologue familier. Et l’écrivain Edouard Louis est venu à sa rencontre. Bresson a compris que le rôle du peintre était, non pas de « délivrer des messages » mais de montrer le temps présent. Ainsi se lance-t-il désormais dans la monstration des vieilles personnes au sein des EHPADs. On a hâte de voir. Un chantier s’ouvre à lui : la décoration d’une station de métro nouvelle du Grand Paris, pour laquelle il devra se replonger dans l’art de la fresque.








Je mentionnais plus haut cet autre peintre, un peu plus ancien, mort en 2010, Sigmar Polke, dont nous avions déjà vu une exposition au musée de Grenoble, en 2014, et dont une rétrospective a lieu en ce moment (jusqu’au 25 octobre) à la Fondation van Gogh d’Arles. La différence est très grande, Polke, de la génération précédente, aborde le lien entre photographie et peinture un peu à la manière dont les philosophes Benjamin et Ardono l’abordaient dans l’entre deux guerres puis dans les années juste après la guerre, où il s’agissait de rendre compte des changements induits par la reproduction technique. La diffusion à grande échelle des œuvres, reproductions comme photographies, reposait sur des techniques et des formats nouveaux qui fractionnaient l’image, lui supprimant toute « aura », l’image devenait assemblage de pixels et les peintres de cette génération, fascinés, dessinaient à la main les pixels, un à un, comme s’ils jetaient un défi à cette technique menaçante. Au courant de recherches en photographie, notamment sur la couleur, qui mettaient à contribution le savoir chimique, ils voulaient aussi montrer qu’ils pouvaient mettre ce nouveau medium au service de leur art manuel. Polke déversait des kilos de produits chimiques sur une toile de plastique dans l’attente des réactions que cela susciterait, il n’était pas déçu : il voyait sous ses yeux s’ouvrir une nouvelle peinture. Ces temps sont révolus, nous sommes, semble-t-il, revenus en art de l’impérialisme technique, ou alors si nous l’utilisons c’est de manière discrète, le but n’est plus de montrer son savoir nouvellement acquis, il est au contraire de retourner aux techniques savantes des maîtres anciens et ce n’est pas plus mal.





Bienvenue sur mon blog si vous êtes intéressé aux sujets lumières https://sujetlumierelight.wordpress.com/ soit suiver?
J’aimeAimé par 1 personne
Ping: L’art et la technique à l’époque de Bresson, de Goldin et de Polke – Côté lumière, light side
Le regard d’Alain qui fait la photo
Je suis subjugué par l’ouverture du regard d’Alain pour ce qui concerne la diversité et la beauté des expositions qu’il a vues et qu’il commente, en peu de lignes. Son écriture ne prétend pas restituer ce qui se présente au regard et qui sollicite l’expérience du “regardeur”. C’est lui qui « fait la photo », pour paraphraser le Grand Marcel, celui du Champ.
L’ouverture du regard sur une photo, tout comme la focale utilisée ainsi que la profondeur du champ de vision sont les conditions pour passer d’une photo à une autre, d’une exposition à une autre. Et pour en parler comme il le fait, c’est-à-dire sans ostentation ni références livresques et passer à l’écriture — qui vise un lecteur qui n’aurait pas vu l’objet du regard — une distance et une sensibilité s’imposent pour ouvrir un chemin à partager.
À l’attention du lecteur de son blog : vous avez encore plus de vingt jours pour confronter votre expérience à la sienne. Courrez-y vite. J’ai, pendant les deux jours passés à Arles, un peu moins d’un tiers des visites qui ont été les siennes. Et pour les expositions que j’ai vues, et qu’Alain a commentées, mon plaisir a été renouvelé par la lecture de ses impressions.
J’aimeJ’aime