Avignon 2025: le sens et le sensible

Les vacances, c’est le temps du sensible par excellence. Les sens sont convoqués. Mais attention : « le sensible » n’est pas « la sensibilité ». Il s’en faut même de beaucoup. S’il en était autrement, nous serions des millions à défiler dans les rues pour exprimer notre horreur des guerres et des barbaries de toutes sortes. De Gaza et de l’Ukraine.

C’est ça : la sensibilité doit être en deuil.

Les vacances sont aussi le temps des festivals. Et les festivals… s’adressent comme par hasard à nos sens et aussi un peu à notre sensibilité. C’est le cas d’Avignon. Le « in » est exemplaire, surtout cette année, car on y trouve les deux.

Nôt, les sens en éveil

S’adresser au sensible n’est pas forcément susciter du plaisir. Je ne dirai pas par exemple que j’ai éprouvé du plaisir tout au long des 1h45 minutes que dure « Nôt », le spectacle chorégraphique monté dans la cours d’honneur du Palais des Papes par Marlene Monteiro Freitas, artiste cap-verdienne. Et pourtant des cinq sens, (presque) tous sont requis, si ce n’est directement du moins par l’évocation. Vue et ouïe bien sûr (j’y reviendrai), mais odorat et goût aussi, de manière indirecte. Seul le toucher peut-être…

NOT
Choregraphe Marlene Monteiro Freitas

Odorat et goût : oui, pendant le premier quart d’heure de la représentation, des gens vomissent. Un personnage isolé, portant un masque (à l’instar de la plupart des personnages qui revêtent ce masque lisse de jolie jeune fille aux yeux ronds et apeurés, du moins tant qu’ils ne le retirent pas, laissant apparaître enfin leurs vrais visages) sur la gauche défèque et va se délecter de sa merde. Il agite, heureux, le fond glauque de son pot de chambre avant de le lécher, de le brandir puis de se promener avec dans les travées de spectateurs, qu’il fait mine d’asperger : scène longue et un peu pénible (car cela prend beaucoup de temps de parcourir les travées de la cour d’honneur du Palais des Papes), on ne sent pas, on ne goûte pas, mais on imagine.

Nôt est censé avoir pour trame les Mille et Une Nuits (rappelons que, cette année, c’est la langue arabe qui se trouve à l’honneur, cependant d’une manière que je trouve bien discrète, d’abord de quel arabe s’agit-il ? De l’arabe classique probablement, celui qui n’est guère compris des foules). Dans ce récit très célèbre, un sultan égorge une femme chaque nuit (et c’est la raison pour laquelle Shéhérazade doit lui conter incessamment des histoires afin qu’il l’épargne). Les événements sanglants sont représentés par des chiffons et des draps tachés de rouge sang que les danseurs ne finissent pas de plier et de déplier, et sans doute le vomissement vient-il de l’horreur éprouvée face à ces meurtres, comme peut-être il devrait nous venir face à la multitude des morts de Gaza et d’ailleurs.

Après ce prélude vomitoire, viennent les chorégraphies sur des musiques envoûtantes (on pense parfois aux Carmina Burana, il y a du Stravinsky – Les Noces – , on pense aussi souvent à du rock des années soixante ou à du bon vieux métal). Ici la vue est captée par les tours de magie et d’acrobatie. Une danseuse est sans jambes, celles-ci sont donc remplacées par des membres de poupées de chiffon, on imagine ce qu’elle en fait, les nouant et les faisant tournoyer au-dessus de sa tête. Les performances ne sont pas sans évoquer des gags de foire, on a déjà vu des artistes de rue se déplacer à deux, le premier faisant semblant de manipuler une poupée pendant que le second, devant lui, qui joue la poupée, a les mains chaussées de chaussures à talon reposant sur une chaise. Les bras s’agitent, on les prend pour des jambes. Effet assuré. Mais le gag revient trop souvent. Le spectacle plaît. Pas à tout le monde si l’on en croit les sorties intempestives, mais il plaît surtout aux jeunes. C’est bon signe. Signe qu’il y a encore un avenir pour le spectacle vivant !

Le canard sauvage: vérité ou mensonge?

Mais si j’oppose ici le sensible à la sensibilité, c’est pour dire que Nôt relève du premier et moins de la seconde. Ce sera bien sûr tout à fait l’inverse pour du théâtre plus classique, de la grande tradition du théâtre européen, comme le sera ce magnifique Canard sauvage, monté par Thomas Ostermeier et la Schaubühne de Berlin.

Thomas Ostermeier

On connaît l’intrigue : une riche famille, les Werle, a fait fortune en partie sur le dos d’une autre, les Ekdal. Le père Werle est un fieffé filou. Il a un fils, Gregers, qui est horrifié, et ne cherche que la vérité afin de se nettoyer lui-même des turpitudes familiales. Le père Ekdal vit dans une maison pauvre qui possède un appentis où l’on a recueilli un canard sauvage blessé au cours d’une partie de chasse conduite par le père Werle. Le fils, Hjalmar, rêve d’inventions, il vit depuis dix-huit ans avec Gina, qui fut autrefois domestique chez les Werle, avant de devenir la maîtresse du riche industriel. Mais tout cela reste caché. Hjalmar et Gina ont une fille de dix-sept ans, Hedvig. En réalité, Hedvig est la fille de Werle. Gregers fuyant son père, veut faire le bien en se réfugiant dans la chambre que loue la famille Ekdal, il y rencontre un autre locataire, le docteur Relling. L’idéologie de Gregers est la croyance en une transparence possible : si tous les êtres se disaient la vérité, les rapports humains seraient simples et harmonieux. Celle du docteur Relling est plus réaliste : les mensonges sont parfois utiles et rien ne sert de vouloir détruire les illusions sur lesquelles les êtres humains construisent leur vie. Les tensions vont donc être de plus en plus fortes entre les personnages. Ostermeier a le don connu de ramener des situations contemporaines au premier rang dans un théâtre qui parfois date un peu, comme c’est la cas ici. Cela lui est parfois reproché. Je n’en ferai rien. Il n’est pas inutile de revenir sur la théorie du ruissellement au détour d’un affrontement entre deux personnages, par exemple… Introduire un dialogue avec le public permet de soulager un peu la tension de la pièce et d’introduire ce que Brecht appelait de la distanciation. Et nous, que faisons-nous de la vérité dans nos vies ? Les Gregers sont des naïfs qui n’ont pas lu Freud… ni a fortiori Lacan. La vérité, la connaissons-nous ? Pouvons-nous la connaître vraiment… et surtout la dire « toute » ? En tout cas, cette pièce montre de beaux spécimens de l’humain, le naîf idéaliste, le rêveur, la femme qui fait ce qu’elle peut dans un univers machiste, le vieil aigri par la vie, et surtout la jeune fille qui voudrait s’en sortir, devenir journaliste, exposer enfin les faits dans leur objectivité, respecter ses principes d’honnêteté. Mais comme on le devine, cela se terminera mal.

La sensibilité est ici touchée car nous nous identifions nécessairement à ces personnages, à chacun tour à tour peut-être, et quand le dénouement arrive, nous ne pouvons faire autrement que ressentir de la peine, alors même que nous nous doutions de l’issue. De mauvais critiques1 ont dit qu’Ostermeier « n’arrivait pas à convaincre », et pourtant… comme il est convaincant au contraire ! Et avec lui cette magnifique troupe de comédiens que constitue la Schaubühne.

Le off: à la recherche de Zouc et de Perrichon,

Le off nous en offre moins, tant au plan des émotions, qu’à celui du sensible. Et moins au plan de l’innovation. (A moins que tout à coup nous soyons contredits, en allant voir du côté du 11 ou de l’Artéphile, deux salles à la programmation exceptionnelle).

Zouc

Mais faudrait-il pour autant le dédaigner ? Tous ces artistes qui paient de leur poche pour connaître peut-être leur moment de gloire, la possibilité (improbable) de percer enfin méritent notre respect, notre admiration même, voire notre affection. Emotion devant la femme qui débarque avec son spectacle de seule en scène dont elle a bricolé les décors en s’aidant de videos qu’elle a prises elle-même… qui vient avec son texte, où elle exprime son admiration pour une autre artiste (Zouc) qui a a disparu dans l’anonymat depuis trente ans et à la recherche de qui elle part, parcourant la Suisse et surtout Neuchâtel et le vallon de Saint-Imier. Tout n’est pas parfait, l’accent de l’artiste suisse est mal imité, les détails biographiques mal respectés, mais on sent que cela part d’une sincérité absolue, et c’est beau aussi, cette sincérité. Même si, hélas, on sent bien qu’elle n’est guère approuvée par une société mercantiliste qui condamne à plus ou moins long terme ce qu’elle considère comme culture inutile. Une fille qui se sauve, au 11.

Des théâtres privés surnagent en dépit des baisses de subvention : Chêne Noir, Théâtre des Halles. Ce sont avant tout des entreprises de commerce : les fauteuils sont faits pour que les salles accueillent le plus possible de spectateurs quitte à ce que ceux-ci, par les grosses chaleurs, se heurtent jambes et épaules et échangent leur transpiration. Au premier, nous avons vu Le voyage de Monsieur Perrichon … cela date (et beaucoup) mais garde un certain charme de l’ancien. Autrefois, des régisseurs devaient changer les décors peints qui représentaient la campagne, Chamonix, le Mont Blanc, le parc Montsouris, plus besoin de cela aujourd’hui : la video a remplacé ces lourds maniements, le théâtre y gagne en légèreté, on peut se concentrer sur le jeu des acteurs, ici excellents, à commencer par Cedric Colas, qui joue Monsieur Perrichon. Temps anciens… la Savoie venait juste d’être rattachée à la France ! Il y a des textes, comme ça, qu’on ne saurait songer à rajeunir… d’autant que sur la fin, monsieur Perrichon est provoqué en duel par un militaire…

(à suivre)

1 Les mêmes critiques ont exprimé leur agacement à ce que la pièce soit en allemand ! Comme si, en 2025, ceci devait être un réel handicap à la compréhension (la pièce était surtitrée bien entendu).

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