Revenons sur le billet de la semaine dernière. On m’a dit qu’il était difficile à lire, que je n’y conduisais pas suffisamment le lecteur par la main. Dont acte. Oui, en effet, cela est vrai. Mon impatience me pousse souvent à aller trop vite, me disant que plus tard, je reviendrai sur ce que j’ai dit, avec plus de patience et que l’essentiel est de dire au plus vite ce que l’on a dans la tête. Avant que cela n’en disparaisse.
Mon exposé de la théorie de Sohn-Rethel, n était basé que sur des citations extraites d’articles de seconde main. Resterait à trouver et à lire les textes eux-mêmes (je les ai commandés, j’attends). Cela en vaut sûrement la peine autant du point de vue de la science physique que de celui des mathématiques et même (surtout?) de la logique. Il me faudrait là encore entrer dans des explications basées sur des références que peut-être, certains de mes lecteurs et lectrices n’ont pas. Qu’ils ou elles m’en excusent. Ils ou elles en sont restés à la logique d’Aristote, autrement dit la mise à jour d’une petite machine de la pensée (le syllogisme, BARBARA etc. « tout homme est mortel, Socrate et un homme donc Socrate est mortel »). Mais avec les siècles, cette petite machine est devenue une grosse machine, une qui s’est matérialisée dans l’ordinateur, celui posé sur notre bureau en ce moment, que ce soit pour écrire ou pour lire. L’abstraction idéelle s’est faite machine concrète. Est-ce tout à fait étonnant ?
Nous l’avons vu, la logique naît à peu près en même temps que la pensée abstraite, et donc en même temps que l’échange monétaire. Sohn-Rethel a fait commencer son enquête à la Grèce antique et elle se termine mais peut-être est-ce provisoirement (!) à notre époque actuelle qui est celle du capitalisme. Pour lui, il y a des abstractions-réelles qui sont les bases de la connaissance à chaque période spécifique de l’histoire. Afin qu’elles se développent, il faut qu’il y ait un terrain concret pour cela. D’où vient l’abstraction si ce n’est de l’échange ? Il est assez clair que dès la Grèce antique, des échanges se font au moyen de monnaie. A l’époque capitaliste, c’est toujours le cas, mais de manière encore plus développée (nous y reviendrons plus tard quand il s’agira de dire si la valeur ne tient qu’à la circulation des biens). Comment montrer que le raisonnement logique s’enracine dans l’échange, et plus spécifiquement encore dans la monnaie ?
Il semble étonnant que le logicien Jean-Yves Girard, par un chemin en apparence distinct de la réflexion menée par Sohn-Rethel, ait mis à jour, sans forcément le vouloir, à son insu peut-être, une véritable logique de l’échange, dont on pourrait dire aujourd’hui qu’elle est au croisement entre la pensée et la monnaie. Cette logique est connue sous le nom de logique linéaire.
Elle vient bien après la logique d’Aristote, certes, mais les plus éminents épistémologues n’ont-ils pas dit justement que la réflexion épistémologique effectuait à l’envers le chemin qu’avait parcouru l’objet de son étude ?
Girard y est arrivé en analysant les propriétés formelles de la logique classique et, d’un certain point de vue, ses insuffisances (résidant entre autres dans le fait qu’elle n’est pas « constructive », c’est-à-dire qu’elle ne se prête pas à la construction effective de programmes comme c’est le cas de la logique intuitionniste). Il en vient alors à mettre à jour une structure (au départ les espaces de cohérence) qui donne la logique linéaire, laquelle immédiatement apparaît comme une logique de l’échange. A la relation d’implication A => B, se trouve en effet substituée la relation d’échange : A –o B, qui se décompose alors aisément en A ℘ B∼, autrement dit la « parallélisation » (signe ℘ de disjonction multiplicative, signe ∼ de l’échange de rôle) de l’action de donner A avec celle de recevoir B1. L’une des choses étonnantes est que l’on retrouve ensuite la première formule grâce à ce que Girard appelle l’exponentielle2 « ! » sous la forme de l’équivalence :
A => B ≡ !A –o B
(« ! » étant le connecteur qui signifie que l’on peut disposer indéfiniment de la ressource A)
Ce qui bien sûr signe le lien entre l’idéalisme de la pensée et la concrétude de l’échange, autrement dit le lien entre pensée et monnaie (une abstraction réelle contre une abstraction idéelle).
On peut dire ainsi que la logique linéaire, sans le savoir et sans le vouloir, par la seule volonté d’approfondir les raisons pour lesquelles la logique classique « ne marche pas » (j’entends « ne marche pas » quand elle est rapportée aux exigences nouvelles d’une logique dont on voudrait qu’elle permette d’écrire directement les programmes qui aboutissent au rêve d’une exécution automatique des tâches commandées par la formation historico-sociale, c’est-à-dire pour simplifier : les tâches commandées par le Capital) prend pour thème l’acte fondateur même de l’économie (capitaliste ou pré-capitaliste) à savoir l’échange, lequel par son abstraction extrême permet à la fois la pensée et la forme-marchandise.

Pour reprendre ici les termes d’un commentateur qui intervenait depuis la Critique de la Valeur : « c’est de l’activité (sociale) « pratique », « physique » et « matérielle » que surgit « l’abstraction » sociale et son caractère « physique ». L’acte d’échange est un processus physique [physisch] dont les éléments de nature, physiques [physisch] (espace, temps, mouvement, etc.), sont abstraits, dont le contenu empirique est gommé, pour n’en garder que les abstractas formels que sont ses caractéristiques physiques [Physikalisch] ». C’est justement ce à quoi on a procédé en créant la logique linéaire. On pourrait dire aussi que c’est là décrire la constitution de la logique comme discipline qui, loin de se contenter d’un canon du raisonnement formel éthéré, procède à la thématisation dans la science des activités qui s’exécutent indépendamment de la conscience du sujet, ou comme le disent les philosophes de l’Ecole de Francfort, « derrière leur dos ». Sohn-Rethel dit :
L’abstraction est une abstraction-réelle : elle est le fait des hommes, en tant que résultat d’une forme sociale spécifique de relations d’échanges ; elle est extérieure toutefois à leur conscience et relève de l’action de l’échange au moment où l’acte a lieu.
Lorsque j’échange A contre B, cela se fait par des moyens physiques, je donne physiquement A à mon interlocuteur Y, qui, en retour, me donne physiquement B, tout cela au moyen de gestes en présentiel ou à distance peu importe, mais rien de cet aspect physique ne transparaît dans l’échange en lui-même, il se fait par eux et pourtant il les gomme instantanément. Il se peut que Y me donne physiquement B avant ou après que je lui donne A, mais la notion d’échange ne retient que la simultanéité, si B est une somme d’argent, même si le paiment est relégué dans le temps, il n’empêche que l’échange A contre B a eu lieu au moment où nous l’avons convenu, lui et moi. C’est toutefois ce que Sohn-Rethel appelle l’échange pris individuellement.
Les critiques qui lui sont faites en provenance de la CDV ont alors me semble-t-il raison : la notion d’échange dépasse le cadre individuel. Se ramener dans la théorie à des comportements individuels même s’ils sont pris pour symbole ou exemple fausse la compréhension, c’est ce que Robert Kurz dénomme « l’individualisme méthodologique » qui, en lui-même, est une sorte de biais théorique. Car l’échange est en réalité donné globalement, en tant qu’effet au sein de la formation sociale qui se base sur lui.
Cela m’évoque inévitablement la théorie linguistique des performatifs. On a souvent par facilité considéré un performatif comme un acte accompli individuellement en parlant, l’exemple le plus souvent choisi est celui de la promesse. Quand X dit à Y qu’il lui promet de faire l’action A en sa faveur, par ces simples mots, il s’engage concrètement à accomplir A, autrement dit il fait en sorte que Y soit dans l’attente légitime de A, et rien ne peut empêcher cela, X ne peut plus dire « je t’ai promis, mais en réalité je ne t’ai pas promis », X a promis en prononçant ces mots et rien jamais n’effacera le fait qu’il ait prononcé les mots en question. Toutefois, là aussi, on ne peut se contenter de se reporter à l’analyse d’une énonciation individuelle : si cette énonciation a tel effet c’est en fonction d’une structure de conventions globales qui s’exprime dans le langage avant même que A soit entré dans le langage. Ces conventions agissent là aussi, « dans notre dos », nous n’y pouvons rien, nous ne pouvons pas les changer.
Il en va donc de l’échange monétaire comme de l’échange langagier.
Maintenant, si on revient à la logique, il est assez clair qu’elle non plus ne se borne pas à des actions individuelles : la logique linéaire n’a pas été « inventée » pour décrire l’acte d’échange individuel de A contre B ! Elle a été inventée comme une totalité qui rend désormais possible de faire fonctionner un paradigme global que l’on a souvent dénommé « des preuves comme programmes ». Autrement dit, il y a ici un lien que nous devrons approfondir bientôt entre cette mise en avant de l’acte d’échange et la machinerie technique qui permet d’accomplir des actions en quoi consistent des programmes informatiques. De la même façon qu’il nous faudrait compléter la théorie de Sohn-Rethel de manière à raccorder la forme marchandise non seulement à la circulation des biens mais à leur production. Beau programme à accomplir. Isn’t it ?
Bien. Voici les vacances. Il sera peut-être temps de mettre provisoirement un terme à ces échanges sérieux. Nous irons nous promener, camper, courir quelques festivals, et d’abord celui d’Avignon, où nous attendent des événements dont nous n’avons pas encore idée. J’essaierai bien sûr d’en parler. Dans des billets, donc, qui prendront une forme plus courte et plus légère. Vivent les vacances !
1 Les connecteurs un peu bizarres qui surgissent dans la logique linéaire, désignées par des éperluette et éperluette inversée par exemple, ne sont pas des trouvailles issues d’un chapeau, ils proviennent d’un manque dans la logique classique, qui est mis à jour quand on analyse celle-ci et qu’on la formule dans des systèmes très performants pour la recherche de preuves, comme le calcul des séquents. Une telle formulation met en avant la nécessité d’introduire des « règles structurelles » qui autorisent des manipulations dont le mathématicien a toujours besoin, comme par exemple considérer qu’une formule donnée peut être réutiisée autant de fois qu’on veut dans une déduction, ou bien que si une formule n’est pas employée dans une preuve, on obtiendra aussi bien une relation de déduction en supprimant cette formule. Ces règles s’expriment comme règles « de contraction » et « d’affaiblissment ». SI on doit les formuler, alors c’est qu’il existe une logique que l’on peut construire et qui les ignorerait. Dans quel monde tombons-nous alors ? Celui de l’échange marchand, où chaque occurrence de bien compte et où rien n’est gratuit…
2 Car c’est une fonction qui, comme l’exponentielle, transforme une structure additive en une structure multiplicative cf. exp(x + y) = exp(x).exp(y)
