Lorsque j’écrivais, en octobre 2023, un billet sur ce blog pour exprimer mon empathie à l’égard d’Israël et mon soutien à l’idée qu’il avait bien le droit de se défendre, je m’appuyais, outre sur ma sympathie envers la communauté juive et mon profond rejet de tout anti-sémitisme, sur les analyses approfondies faites par le courant Critique de la Valeur/Dissociation et notamment par Moishe Postone1 selon qui l’anti-sémitisme moderne a à voir avec le fétichisme du Capital, ayant trouvé sa pleine expression dans le national-socialisme qui caricaturait le capitalisme en en faisant la simple opposition entre le travail et l’argent, le pôle argent étant biologisé et incarné dans la figure du Juif. Marx lui-même n’avait pas été très éloigné de cette analyse lorsqu’il avait publié La Question Juive, ouvrage de sinistre réputation que l’on s’est efforcé d’oublier sans y parvenir vraiment.
D’une manière abrégée, on peut dire que l’anti-sémitisme moderne est un rejeton du capitalisme et de sa critique tronquée.
Les Juifs devaient donc se révolter contre l’assimilation que l’on faisait d’eux, et se démarquer du capitalisme, ce qui était dans l’idée de nombre d’entre eux, du moins à ce que je crois savoir (puisque beaucoup n’étaient pas sionistes, mais plutôt enclins à soutenir la Révolution, et que même ceux qui étaient sionistes l’étaient au sens d’une construction d’une société nouvelle adoptant certaines valeurs du socialisme). Malheureusement, les Israëliens se sont trouvés projetés dans le giron américain pour des raisons sécuritaires, et n’ont guère fait attention aux revendications également légitimes de ceux et celles dont ils s’emparaient des terres.
Il faut ajouter à cela les velléités d’expansion capitaliste de puissances régionales s’appuyant sur des « mouvements de libération nationale » qui cherchaient avant tout à combler leurs retards sur les autres puissances (ce que Robert Kurz appelle le « modernisme de rattrapage ») et ont tous donné lieu à des régimes nationalistes dictatoriaux. La situation eut tôt fait de devenir explosive, entre revendications légitimes de se maintenir sur ses terres et ambitions de pouvoir régional.
Le 7 octobre, les assaillants n’étaient pas des « résistants palestiniens » mais les combattants d’un groupe islamiste terroriste cherchant à étendre son emprise politique dans le cadre d’une offensive plus globale de puissances moyen-orientales (l’Iran par exemple) qui visaient à imposer un ordre économique et politico-religieux régional. Le Hamas était arrivé au pouvoir en massacrant lui-même un grand nombre de Palestiniens. Il demeure aujourd’hui responsable en grande partie de la situation subie par un peuple qu’il prétend défendre.
Mais la situation a évolué et tout ceci doit être nuancé.

Il arrive que l’on pense que l’on pourra réduire des situations à l’emprise d’un schéma simple, par exemple, celui d’un régime socio-économique qui, s’étendant à la planète entière, causerait de multiples ravages. C’est certes un peu le cas, mais il n’y a pas que cela2. Jean-Pierre Filiu donne une analyse de l’émergence du Hamas dans laquelle les organisations précédentes (OLP, Fatah, Aurorité Palestinienne…) ont aussi leur part de responsabilité, liée à la corruption et à certaines démissions, sans compter la responsabilité d’Israël lui-même dans la montée du groupe aujourd’hui qualifié de terroriste mais en lequel l’état hébreu voyait une manière tactique de contre-carrer les entreprises visant à mettre en place une solution à deux états. De nombreux témoignages mettent d’ailleurs en avant une collusion objective entre le Hamas et Israêl, ce qui aggrave encore la responsabilité de ce dernier.
La part du Capital dans l’histoire reste néanmoins prépondérante. Il suffit pour s’en convaincre de voir le rôle joué par les Etats-Unis, et par Trump en particulier, dans le maintien et l’extension du conflit (jusqu’à l’Iran désormais, même si, bien entendu, le régime des mollahs a une grande part de responsabilité, on ne produit pas des armes nucléaires pour briller dans les foires-expositions, ou comme le chantait Brassens, la poudre n’est pas faite pour être jetée aux oiseaux). Les Juifs établis en Israël ont été amenés par l’histoire à se ranger du côté de la puissance la plus capitaliste, eux qui, pourtant, étaient les premières victimes d’un système qui les avait identifiés à l’argent pour mieux s’exonérer des crimes qu’il commettait lui-même au nom du profit. Alors qu’au début de l’état d’Israël, ils se destinaient à un type de civilisation en rupture avec le capitalisme en mettant en avant les valeurs d’un socialisme des kibboutz, ils ont en quelque sorte adopté les attitudes qui leur étaient soufflées par la super-puissance américaine jusqu’à faire figure de relai du capitalisme occidental (puis même à dépasser les recommandations, à s’affranchir du maître pour aller toujours plus loin dans une fuite en avant mortifère). Ils ont donc suivi l’évolution de ce système jusqu’à ce qu’il soit, de nos jours, incarné dans le trumpisme triomphant, lequel vise à récolter tout ce qu’il peut comme valeur marchande en colonisant le monde entier s’il le faut.
Ainsi de Gaza que le Capital3 veut transformer en riviera luxueuse qui rapporterait autant que les immeubles rentables de Manhattan ou de Las Vegas.
Lorsqu’il m’arrive de regarder les émissions de débat à la télévision, comme C ce soir sur la 5, je suis catastrophé par leur pauvreté philosophique. De nombreux intervenants sont pro-Trump et sont là uniquement pour défendre le mode de vie américain, la persistance de ce qu’ils appellent pompeusement « le rêve américain » et proclamer le caractère inoffensif de la politique trumpienne, autant dire pour défendre le siège sur lequel ils ou elles sont assis.e.s, puisque nombre d’entre eux ou elles sont des professeurs installés à New York, des journalistes « spécialistes » des Etats-Unis, autrement dit des propagandistes de la cause américaine. Ils ou elles défendent « la Liberté », une liberté qui paraît-il n’existerait que là-bas. Dans ce là-bas « romantique » où des cow-boys beaux comme des anges agitent des lassos au-dessus de troupeaux apeurés, et où il suffirait de se baisser pour ramasser l’or incrusté sur les trottoirs et au pied des gratte-ciel. Curieuse conception de la liberté dans un pays où la pauvreté s’accroit, où baisse l’espérance de vie, où les mis au rebut ne trouvent pour se supporter eux-mêmes qu’une drogue bon marché qui les anéantit toujours plus, et où des massacres de masse se perpètrent dans les écoles, les églises et les supermarchés. Le rêve américain existe toujours. La preuve ? Les gens qui continuent d’affluer depuis l’Europe et le monde entier parce que là-bas, on a sa chance de devenir riche. Voici la félicité en mode capitaliste. L’ultime degré de la réussite humaine : trouver un job dans la Silicon Valley où l’on pourra s’enrichir à concevoir des algorithmes toujours plus déshumanisants pour le reste de l’humanité (et pour soi-même). Demain, la Californie s’enflammera de nouveau sous l’effet du réchauffement climatique (et maintenant des politiques désastreuses de l’administration américaine), Trump exprimera l’intention de détourner l’eau des lacs canadiens pour irriguer l’Ouest américain. Mais il faudrait prendre tout cela pour « inoffensif » et se réjouir d’un tel « dynamisme ». Il est renversant que le même mot de « liberté » serve aussi bien à qualifier l’un des buts de l’être humain au sens de Spinoza, qu’à étiqueter des pratiques destructrices et ne visant qu’à l’accroissement de valeur marchande aux dépens des êtres humains ordinaires et donc aux dépens de l’espèce humaine toute entière.
Or, ce rêve de pseudo-liberté, qui se réalise dans la société marchande, liberté voulant dire ici seulement liberté de se soumettre à un ordre social aveugle, est ce qui se trouve à la racine du mal incarné dans l’effondrement guerrier dont nous sommes les témoins, avant peut-être d’en devenir les victimes, que ce mal s’exerce à Gaza, à Téhéran ou en Ukraine, que les acteurs visibles aient pour nom Trump, Poutine, Kim Jong Un ou Netanyahou et à un moindre niveau pour l’instant (parce qu’ils ne sont pas encore engagés dans une guerre explicite) Xi Jing Ping, Orban ou Erdogan. Mais ces noms pourraient être autres et la situation demeurerait inchangée car ce qui pousse à la guerre n’est pas tant la psychologie de tel ou tel personnage de toute évidence abruti ou fanatisé par les enjeux dont il se croit le maître, que les tendances vertigineuses d’un ordre mondial qui leur échappe.
D’où pourrait provenir un espoir, si ce n’est dans l’effort collectif d’entreprendre un questionnement, une remise en cause, à commencer par celle de nous-mêmes et des idées trop sommaires, des condamnations trop rapides ou des identifications trop simples ?
Agir en être libre ne signifie pas que l’on détient la vérité ou que l’on ne se trompe jamais, bien au contraire, cela signifie plutôt être prêt à une révision permanente de ses opinions en fonction des analyses nouvelles qu’on peut développer à partir de ce qui peut transparaître dans les réflexions souvent déjà faites qu’il s’agirait de mettre en commun plutôt que d’opposer les unes aux autres..
PS : cet article a été écrit juste avant le bombardement américain en Iran. Nul ne sait ce qui va advenir de cet événement brutal déclenché par une puissance aveugle, dotée de la plus haute technologie mais qui n’en demeure pas moins aveugle, irresponsable, prête à entraîner toujours plus le monde entier dans le déchainement de sa violence contenue en même temps que dans son naufrage d’abord moral avant d’être physique.
1 Voir Les antinomies de la modernité capitaliste. Réflexions sur l’histoire, la Shoah et la gauche. In Critique du fétiche capital, Moishe Postone, ed. PUF, 2013.
2 Le capitalisme n’engendre pas tous les conflits ex nihilo, souvent il se contente d’exploiter ceux qui existent déjà, de surfer sur eux autrement dit.
3 Le Capital, dont Trump est une personnification conjoncturelle. C’est là le caractère extraordinaire de ce que nous vivons : des personnes qui deviennent à certains moments les personnifications exactes de la machine abstraite qui guide le monde vers sa perte. Trump/Capital ressemble à ces horribles rateaux qui labourent le fond des mers dans la pêche au chalut, qui prennent aveuglément tout ce qui y vit, pour recracher ensuite la part jugée inutile. Les gazaouis sont devenus malgré eux (et contre le vœu de maints israëliens) une partie de ce rebut que l’on passe par-dessus bord, au même titre d’ailleurs que les sans-papiers ou les immigrés sud-américains.
Hier soir, j’ai lu un long article excellent sur The Front Porch Republic, écrit par un homme vivant en zone rural aux U.S., qui faisait état de son désenchantement pour les (inévitables) dérives de la démocratie/république américaine. Ce qu’il a dit, sur la propension des aspirants politiques à arriver en pays rural en parachutage pourrait très bien valoir pour la France, ou beaucoup de pays occidentaux. Pour l’Angleterre, en tout cas.
Le parachutage (de) politiques est la mort de la représentation…
Pour le problème ? la question ? juif… il est vieux, très vieux. Dernièrement, sur un site, j’ai été amené à poser la question de ce que pouvait vouloir dire l’expression « le peuple arabe »… Et si je compare (c’est comme ça qu’on commence à penser, en comparant…) « le peuple juif » avec « le peuple français », je suis confrontée au même petit problème qui m’a heurtée au moment où mon amoureux juif voulait que je me convertisse au Judaïsme pour se marier avec moi et avoir des enfants juifs, en sachant qu’il n’était pas croyant.
Juif ? Israélien ?
Dans le temps, le peuple juif était une communauté qui conciliait des pratiques COMMUNAUTAIRES avec une religion qui s’appuyait sur son alliance avec son Dieu. Et on l’appelait « un peuple »., un peuple sans terre pendant la durée de la Diaspora (est-elle finie, la Diaspora ? en tout cas, la création de l’état d’Israël a chamboulé cette identité de « peuple ».) Et « le peuple français » ?….
Je trouve qu’il est plus intéressant de poser des questions, et comparer que de faire des déclarations rhétoriques. Et je n’ai pas du tout parlé de « capitalisme », là. Pas besoin, même..
Pas besoin de parler du capitalisme pour voir des différences qui sont autant de sources de conflits ancestraux qui vont toujours ressurgir sous une forme ou une autre.
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