Montagne en mai

Mai est la meilleure saison pour atteindre le haut des vallées alpines. La neige a beaucoup fondu, laissant seulement, de place en place, des matelas d’un blanc scintillant où se regroupent frileusement des troupeaux de jeunes chamois. L’herbe perce et avec elle les colchiques et les fleurs bleues des gentianes. Les skieurs sont repartis dans les villes et la plupart des exploitants de la montagne, propriétaires des téleskis, tenanciers de taverne et vendeurs en tous genres, ont pris quelques vacances. La place est laissée libre aux animaux. Dans ce chalet de pierres où je suis, qui fut bâti par mon beau-père à coups d’efforts surhumains pour hisser la toiture, consolider l’assise des poutres et creuser les caves au moyen de barres à mine, entre le plafond d’un appentis et le toit de lauzes, a niché une marmotte qui se pense chez elle. Elle est chez elle, et nous sommes chez elle, son odeur fait partie de l’atmosphère et un jour de l’an dernier où je tombai nez à nez avec elle, elle me fit savoir vertement que là n’était pas ma place. L’âge aidant, je n’ai plus l’agilité requise pour escalader les parois trop abruptes, néanmoins, je m’y risque encore quelquefois, même si c’est pour de courtes courses. Je m’y risquai justement l’autre jour ; après avoir marché sur la route, nous tentâmes, C. et moi de rejoindre le petit sentier qui passe au-dessus d’un chalet d’alpage. J’avais heureusement des bâtons de marche car la déclivité était rude, à peine s’il ne fallait pas redescendre d’un pas après chaque deux pas, mais j’arrivai à me hisser jusque là-haut, avec un filet de sueur qui pénétrait mes yeux et les faisait piquer. Atteignant le rebord du chemin, je dérangeai bien sûr quelques bêtes, des marmottes encore, bien sûr, et un peu plus haut, des chamois qui broutaient là tranquillement. Continuant le sentier, bien dénommé « des bergers », pour retourner à la maison, il fallait franchir des névés de neige qui n’avaient pas encore fondu, ce qui nécessitait précautions afin de ne pas glisser dans la pente, et surtout, il nous fallut franchir au moins trois couloirs d’avalanche. La neige s’était amassée au-dessus des cours d’eau, dans certains creux d’ombre, elle demeurait gelée. Les bêtes nous narguaient tellement nos efforts devaient leur paraître disproportionnés avec la vraie nature du relief telle qu’elles, elles la percevaient. Nous redescendions dans la forêt, je sentais mon sang battre dans les tempes, je pris un temps de repos auprès d’un pin, sur un tapis d’épines. Repartant, C. me fit voir deux chamois qui montaient à la verticale, courant sur les pierres en posant habilement leurs sabots légers sur chaque caillou sans qu’aucun ne tombe. Ils étaient suivis par un autre, parti un peu plus tard car il ne devait sans doute pas avoir senti tout de suite notre présence. Descendant vers le chalet, j’eus tout à coup ma ligne de visée barrée par un éclair, comme une flèche qui transperçait l’air bleu et léger de la vallée : un trait brun et blanc, une tête surmontée de deux petites cornes en trompette et un museau humant le vent. A peine le temps de le voir.

Au repos, assis dans un transat, je regarde la façade muette des sommets qui me font face. Le mont Dolent est à 3820 mètres, il semble comme posé sur un bloc de granit recouvert de verdure tandis que sur sa droite s’élance un pic beaucoup plus fin et élégant que d’aucuns nomment le Tour Noir, un glacier en descend, qui arriva autrefois jusqu’au bas de la vallée mais a aujourd’hui tellement remonté la pente que nous n’en voyons plus qu’un moignon riquiqui. Je n’irai jamais sur ces sommets, qu’importe, je les scrute, et les scrutant je m’imagine les faire entrer en moi-même, leur neige me lave de mes tourments si quelque fois il m’arrive d’en avoir (mais rassurez-vous, de moins en moins). La nature, et la montagne, entrent ainsi en moi. Le temps présent s’immobilise.

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