Violente contradiction. D’un côté, des prises de conscience qui conduisent à de profondes remises en question et produiront peut-être de réels changements dans les mentalités, et de l’autre, des forces obscures qui ne visent qu’à une chose : détruire ces faibles avancées et revenir en arrière dans le temps pour que nous connaissions peut-être des violences encore pire que celles d’où nous sortons.
Ce sont bien sûr les nombreux débats qui ont lieu en ce moment sur le statut de domination des femmes par les hommes qui me font penser à cela. Manon Garcia a écrit un essai profond où elle pose la question légitime : comment vivre avec les hommes ? Oui, comment vivre avec eux quand on sait à quel point ils sont violents envers les femmes, ont peu d’empathie pour elles et les considèrent seulement comme des objets utiles à leurs plaisirs et à leur service ménager.
La philosophe met en évidence ce fait auparavant pour moi impensable. Sachant que les viols de Mazan ont été perpétrés dans une zone géographique restreinte d’un rayon d’environ 20 kms autour du village du Vaucluse et que cela signifie qu’il était facile pour Dominique Pélicot de convoquer en très peu de temps, pour la journée même, un candidat pour le viol de son épouse au sein de ce périmètre (jusqu’à soixante-dix hommes mais on sent que cela aurait pu être bien plus) et étant donné qu’il n’y a aucune raison pour que cette région de France se distingue des autres du point de vue des comportements masculins, on ne peut que déduire qu’à l’échelle du pays (du monde?) ce sont des quantités incroyables d’hommes qui sont prêts à répondre à ce genre d’appel, qui consiste à aller baiser une femme endormie – sans qu’elle s’en rende compte, donc – pour peu que cela ne se sache pas, que l’on passe inaperçu, ni vu ni connu je t’embrouille, le comble de la lâcheté et de l’ignominie.
Quand on est, justement, un homme, on frémit. On ne peut que se sentir mal à l’aise, troublé. Et si moi aussi j’étais comme cela ? Ou, si je suis si sûr de ne pas être comme cela, à quoi le dois-je ? Par quel miracle échapperais-je à ce qui semble être le trait non pas d’individus particuliers, mais bel et bien de la masculinité en tant que telle ?
Peu d’hommes prennent la parole sur ce sujet. Je ne connais guère qu’Ivan Jablonka, dans son livre Un garçon comme vous et moi, qui ait tenté d’approfondir la question, de s’approfondir lui-même, autrement dit de tenter de restituer son histoire personnelle afin d’éclairer les raisons qui ont fait qu’il était plutôt et sincèrement du côté des femmes.
Je devrais faire la même chose. Ce serait, à l’instar de Jablonka, montrer « les forces sociales et les formes culturelles dont je suis le produit ; étudier ma condition juvénile de pré-homme ; expliquer comment j’ai été inventé, construit, honoré peut-être, quelles ont été mes sources de pouvoir et mes marges de liberté ; de quelle façon j’ai intégré les codes de ma nature sexuée », mais pas seulement, ce serait aussi essayer de comprendre comment et pourquoi un homme (ou une femme) tout en ayant subi ces contraintes à être selon le code de son sexe, peut parfois dévier d’une trajectoire qui semble être majoritaire afin de ne pas partager ces codes, ou d’en partager le moins possible. En particulier en ce qui concerne les hommes – puisque c’est essentiellement eux qui sont en cause dans ces comportements sociaux qui nous horrifient – voir en quoi et comment, on peut encore échapper au masculinisme ou au virilisme (on choisira le terme que l’on veut), avec l’espoir peut-être qu’en montrant cela, on parviendra un peu à faire comprendre ce qu’il faudrait pour que cette manière de s’échapper devienne non pas exceptionnelle mais de plus en plus fréquente. Je sais que, pour certains, c’est prendre le problème par le petit bout de la lorgnette, le gros bout étant dévolu à l’analyse conceptuelle descendante partant de la notion de patriarcat. J’ai aussi essayé de pratiquer cette méthode et j’en reconnais les mérites, tout en en voyant aussi les limites, une dénonciation abstraite du patriarcat (voire du « patriarcat producteur de marchandises » pour parler comme Roswitha Scholz afin de désigner ce couple dont chaque terme n’est pas déductible de l’autre, que constituent le patriarcat et le capitalisme) ne pourra que nous satisfaire de manière intellectuelle sans que cela n’influe en quoique ce soit sur les comportements et attitudes concrètes ici et maintenant. Or, c’est de transformations vécues dans l’ici et le maintenant dont nous avons besoin aussi dans la situation actuelle d’incompréhension des femmes par les hommes.
Neige Sinno, dans son passionnant dernier récit, La Realidad, raconte qu’après être allée deux fois chez les Indiens du Chiapas afin d’y rencontrer les fameux zapatistes au cours de grandes réunions où se mêlaient les deux sexes, elle a eu l’opportunité une fois, de s’y rendre accompagnée uniquement de femmes, et de se retrouver donc ainsi pendant plusieurs jours dans ces grandes manifestations sans un seul homme. Elle exprime alors le bonheur ressenti à cette occasion. « Depuis que ma fille est née, je n’ai encore jamais ressenti une telle sécurité dans un lieu public. Nous sommes plusieurs milliers de personnes et quand elle se perd ou qu’elle s’échappe, je reste tranquille, car je sais qu’il ne va rien lui arriver. » Ces phrases doivent nous faire réfléchir. Il est de plus en plus fréquent d’entendre dire, même par celles qui nous sont les plus proches, qu’une différence essentielle entre hommes et femmes réside en ce que, si les premiers peuvent toujours se promener dans l’espace public en toute liberté, le nez au vent et insouciants, les secondes en revanche redoutent toujours ne serait-ce que de manière subconsciente, l’action des hommes qui peut se traduire par des remarques, des regards insistants, jusqu’à l’agression et même au viol. Les filles, depuis le plus jeune âge, jusqu’à des âges respectables (les femmes âgées ne doivent en aucun cas baisser la garde, j’ai connu une femme très âgée qui s’était fait suivre dans l’escalier de son immeuble et qui ne dut son salut qu’à son courage de crier) sont en insécurité dans l’espace public. On en parlait moins autrefois parce que les hommes parvenaient à convaincre que c’était là chose normale et que, de toutes façons, les femmes n’avaient pas à se retrouver seules dans la rue. Ou alors c’était qu’elles recherchaient elles-mêmes à être importunées. La division des genres est dont patente, elle se marque dans les détails quotidiens de l’existence. Les hommes peuvent-ils échapper à ces comportements d’ensemble ? Encore faudrait-il qu’ils se sentent confortés dans leur bonne volonté pour s’y soustraire si d’aventure ils en avaient une.
Or, l’éducation masculiniste cherche à convaincre les mâles que s’ils ne se comportent pas de manière brutale avec les femmes, ils seront jugés « pire que des femmes », ce que les américains trumpistes nomment des femmelettes : quand Trudeau se scandalisait de mesures états-uniennes, Musk l’apostrophait en l’appelant Girl. Girl, you’re not the governor of Canada anymore, so doesn’t matter what you say. C’est ce que tout homme a ressenti depuis son plus jeune âge, depuis l’école notamment, et peut-être la crèche, pour ceux qui l’ont connue. Il m’est arrivé de sursauter dans une chambre de maternité quand, après la naissance d’un petit garçon, j’ai vu l’infirmière glorifier le sexe du petit gars, et certains membres de la famille se rengorger face à un petit être qui venait de naître et qui, manifestement, « en avait ». On n’en faisait pas autant pour une petite fille, personne ne s’ébahissait devant sa vulve toute fraîche (ce qui d’ailleurs aurait été aussi incongru). Les petites filles braillent : on les fait taire, les petits garçons s’insurgent : merveilleux, ils sont déjà révoltés ! Le virilisme est ainsi imposé. Le pire est que par lui, on prétend s’affranchir des codes : la force virile contre la Loi. Raison pour laquelle il reprend de la vigueur en ces temps où certains aimeraient voir bafoués les droits qui fondent l’équilibre fragile d’une société.
Il faudra ensuite bien du courage (et de vrai sens de la révolte!) ou tout simplement de la chance pour que le petit homme ne succombe pas à la tentation de domination de l’autre.
De la chance oui, chance de ne pas être trop souvent exposé aux rites virilistes nombreux qui accompagnent le passage de l’enfant à l’âge adulte. Chance de ne pas fréquenter souvent les bandes masculines que l’on trouve dans les stades, sur les bancs de certaines écoles, voire même dans les églises. Chance de rester en marge du processus de conversion aux exigences capitalistiques du formatage en vue de devenir bon ouvrier, bon ingénieur ou bon soldat. Chance de ne pas prendre pour argent comptant ces rituels de passage.
Je ne suis pas niais. Je sais que prendre le parti des femmes, ce n’est pas s’applatir devant elles tel un petit chien (pour s’en attirer les faveurs peut-être?) car je sais que certaines d’entre elles, prises individuellement, ne valent pas mieux que des hommes, partageant avec eux, même si c’est parfois à leur insu, les valeurs du patriarcat. Comme disait Renaud lorsqu’il louait les vertus supposées féminines : « à part peut-être madame Thatcher ». Prendre le parti des femmes, c’est d’abord agir sur soi-même en tant qu’homme. Essayer de savoir d’où vient cette propension à exercer coûte que coûte cette domination sur les femmes, quitte à ce que ce soit par les moyens les plus misérables que sont le viol, le harcèlement et le meurtre. Identifier les cas où nous aurions pu basculer dans ces comportements de meute qui caractérisent les hommes. Brassens avait bien raison quand il chantait « sitôt qu’on est plus de quatre, on est une bande de cons », sauf qu’il aurait dû préciser : sitôt qu’on est plus de quatre hommes.
Il faudrait donc se méfier des groupes d’hommes, ne fréquenter les hommes qu’en tête à tête, car ce n’est que de cette façon que nous pourrions établir une relation de confiance, loin des glissements possibles vers des propos contre les femmes, toujours induits par des conventions de groupe.

Photo : La Presse canadienne / Graham Hughes
L’horrible type qui gouverne la première puissance mondiale et s’en érige désormais en dictateur (dans la presque indifférence de son peuple, ce qui illustre parfaitement ce qu’il peut advenir d’un peuple anesthésié par l’argent et obnubilé seulement par ce que l’on gagne comme fric), l’horrible type sur lequel cherchent à prendre modèle l’extrême-droite européenne et en particulier en France, madame Le Pen (comme quoi, ce n’est pas toujours une question de sexe visible, empirique qui vaut dans le contexte du patriarcat mondial), utilise des femmes-objets mannequins pour faire valoir sa silhouette de vieux beau et ricane en public que les femmes, il les attrape par la chatte, il est anti-avortement et voudrait virer toutes les femmes de la fonction publique, de l’armée, de la surveillance aérienne etc. au prétexte que, bien évidemment, elles sont faibles et déloyales. Lorsque j’ai écrit le 5 novembre dernier sur ce blog dans un moment de rage que l’élection de Trump c’était comme si les 51 accusés du procès de Mazan se levaient pour aller cracher au visage de Gisèle Pélicot, je n’ai pas écrit une phrase à la légère.

