Drill, baby, drill ! (2) Un ministère du Futur ?

Fiction et réalité

Dans mon dernier billet, j’ai évoqué ce livre de Kim Stanley Robinson, Le Ministère du Futur, un livre à vrai dire assez étrange, contenant le meilleur comme le pire, une de ces œuvres « d’anticipation » ou de « science fiction » qui se trouvent prisées aujourd’hui car ce serait souvent paraît-il en elles que l’on trouve « des idées », ainsi qu’une description de ce qui nous attend dans un avenir plus ou moins lointain, là où la littérature classique (celle que l’on dit parfois blanche) devrait nécessairement faillir. Le Ministère du Futur n’en manque pas, d’idées… Le livre a été encensé par certains critiques, notamment dans la revue Society, où il a été présenté comme une vraie révolution, le manuel qu’auraient entre leurs mains Bill Gates, Thomas Piketty et Barack Obama (rien que ça). De quoi se méfier un peu : n’est-ce pas trop en faire pour un simple livre de fiction ? Il faut certes l’avouer : il contient des passages intéressants, voire très véridiques (comme ce fameux chapitre 1), mais comme nous le verrons, le cadre qu’il nous propose comme lieu des actions qui s’y produisent paraît déjà dépassé. Là est le risque de la « littérature-fiction » lorsqu’elle traite d’un avenir proche et qu’elle se veut la plus vraisemblable : être dépassée par la réalité.

On l’a compris, il nous montre un monde proche de l’effondrement. Notre monde. Cela se traduit d’abord bien entendu par les Grandes Canicules qui plongent dans la mort des millions de gens. Et cela se continuera par des crises financières à côté desquelles 1929 passe pour un incident de parcours. Je ne vais pas vous gâcher la lecture mais, vous pouvez vous en douter… tout le monde s’en sort ! Il faut dire qu’après un moment de stupeur, dans ce livre, les principaux acteurs du monde capitaliste deviennent… raisonnables ! Monde finalement heureux où les organisations internationales font leur job, où les principaux banquiers acceptent de se rencontrer « parce que l’heure est grave ». Monde qui n’a donc pas connu (le livre a été écrit avant) Trump ni son acolyte Musk. L’OMS existe et les Etats-Unis en font sans doute encore partie. On peut faire confiance aux dirigeants russes depuis que Poutine est mort et que les héritiers des oligarques ont fui la Russie vers des lieux plus gais pour abriter leurs agapes. Vous l’avez compris : nous sommes dans la fin du monde à l’eau de rose, tout finira par s’arranger.
Si seulement, cela pouvait être vrai !

Le Ministère du Futur

Revenons néanmoins vers quelques épisodes. Que se passe-t-il après cette canicule qui tue, en Inde, des millions de personnes ?
Il y a heureusement la chance que les accords de Paris soient respectés. Par exemple : « l’article 14, régi par la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, prévoit un point régulier sur les émissions de carbone des états signataires, ce qui revient à calculer la quantité totale de carbone émise dans le monde l’année en question. Le premier bilan mondial était prévu en 2023, suivi d’autres tous les cinq ans ». Cette première réunion eut donc lieu, mais le bilan était plutôt mauvais1. L’année suivante, quelques délégations signalèrent que la COP pouvait prendre les décisions nécessaires pour promouvoir la mise en œuvre effective des mesures projetées, notamment par la création des « organes subsidiaires jugés nécessaires ». Ainsi fut créé un tel organe, chargé de travailler en étroite liaison avec le GIEC, et « de défendre toutes les créatures vivantes présentes et à venir qui sont dans l’incapacité de s’exprimer par elles-mêmes, en promouvant leur statut légal et leur protection physique. » C’est cet organe qu’un journaliste décida de surnommer le Ministère du Futur. Qui s’installa à Zürich en janvier 2025. C’était juste avant que la canicule ne se déclenche en Inde.

Des solutions techniques et des données intangibles

Comment réagit le Ministère du Futur face à cette catastrophe ? Il laisse agir le gouvernement indien, lequel va tout simplement lancer une grande opération de gestion du rayonnement solaire, au moyen de l’épandage dans l’atmosphère de nuages de dioxyde de soufre, imitant en cela ce qui s’était réellement produit en 1991 lors de l’éruption du Pinatubo, qui avait réussi à faire chuter la température mondiale d’environ un degré. En l’absence évidemment de toute certitude concernant les effets secondaires possibles. On avait au préalable évacué les millions de morts et asséché les lacs baignoires d’eau brûlante : On y est allé avec des citernes d’essence, des citernes d’eau, tout le bordel. C’était comme arriver nulle part. Sans électricité, les pompes ne marchaient pas, rien ne marchait. On s’est occupés des centrales avant de s’occuper des morts. De toutes façons, il n’y avait plus rien à faire pour eux […] On a pompé un lac dans une ville près de Lucknow, il était plein de cadavres, c’était affreux, mais on a mis le tuyau dedans quand même parce qu’on avait besoin de la flotte.
Occasion de rappeler des données indispensables à notre connaissance :

L’humanité brûle environ quarante gigatonnes de carbone fossile par an, sachant qu’une gigatonne équivaut à un milliard de tonnes. Les scientifiques ont calculé que l’on pouvait encore en brûler cinq cents gigatonnes avant de franchir le cap d’une température moyenne mondiale supérieure de 2°C à ce qu’elle était au début de la révolution industrielle : d’après eux, c’est la limite au-delà de laquelle des effets vraiment dangereux frapperont la majeure partie des biorégions de la planète, notamment en ce qui concerne la production de nourriture. […] Un phénomène de température humide à 35°C tuera toutes les personnes touchées, même nues et à l’ombre ; la combinaison de chaleur et d’humidité empêche en effet la sudation d’évacuer la chaleur en excès, ce qui provoque une mort rapide en hyperthermie.
Cinq cents gigatonnes, donc. Sauf que l’industrie des combustibles fossiles a d’ores et déjà localisé dans le sol au moins trois mille gigatonnes de carbone. Lesquelles sont considérées comme des actifs dans les bilans financiers des entreprises qui les ont repérées, et comme des ressources nationales dans les discours des Etats-nations où elles se situent. […] Il n’est pas impossible que deux mille cinq cents gigatonnes finissent par être considérées comme des sortes d’actifs irrécupérables mais, en attendant, d’aucuns essaieront de vendre et de brûler la portion qu’ils contrôlent ou possèdent, tant qu’ils en aurons la possibilité. Juste de quoi encaisser un milliard ou deux, se disent-ils. Pas de quoi franchir le cap des 2°C. Rien qu’une dernière petite dose. Les gens en ont besoin.
Les dix-neuf plus grosses entreprises qui s’adonneront à ce jeu seront, par ordre de taille décroissante : Saudi Aramco, Chevron, Gazprom, Exxon-Mobil, National Iranian Oil Company, BP, Royal Dutsch Shell, Pemex, Petroleos de Venezuela, PetroChina, Peabody Energy, ConocoPhillips, Abu Dhabi National Oil Company, Kuwait Petroleum Corporation, Iraq National Oil Company, Total SE, Sonatrach, BHP Group et Petrobras.

Alors que faire ? Le cabinet du Ministère du Futur se réunit chaque lundi. Il y a là plein de gens de tous les horizons, je ne dirai pas leurs noms… Les propositions technos fusent : il faudrait enterrer le carbone, ou disons plutôt : le « capturer ». Extraire et injecter relèvent de la même technologie, ce ne doit donc pas être si difficile. Planquer du carbone dans d’anciens puits de pétrole en quelque sorte. D’autant que les compagnies d’assurance commencent à hurler. Suite aux catastrophes diverses, « les remboursements mondiaux frisent les cent milliards de dollars par an et grimpent en flèche ».

Les assureurs se font assurer par les réassureurs. Situation intenable, car personne ne peut payer des primes assez élevées pour couvrir les remboursements. A cause du manque de visibilité, les assureurs refusent de couvrir les catastrophes écologiques. Donc, c’est la mort de l’assurance. Tout le monde exposé aux risques sans être assuré. Les Etats deviennent les payeurs de dernier recours, mais la plupart coulent sous les dettes et les réassureurs font partie de leurs créanciers. Impossible d’aller plus loin sans entamer la confiance en l’argent. Tout le système est au bord de l’effondrement.
Mary : quel type d’effondrement ?
Jurgen : Celui où l’argent ne vaut plus rien.
Silence dans la salle.

Voilà, c’est chouette, et pédagogique : comment il peut arriver concrètement que la valeur s’effondre. Ce n’est pas une vue de l’esprit. C’est déjà là quand on regarde simplement le problème des assureurs face aux catastrophes écologiques. Et il faudrait continuer de forer ?

Kim Stanley Robinson

Le coup du carboncoin

Ce n’est pas tout bien sûr, il y a l’extinction des espèces, la calotte glaciaire qui fond totalement en 2032… et puis une ville américaine rayée de la carte, des réseaux terroristes, des activistes qui injectent le virus de la vache folle aux troupeaux pour obliger les gens à ne plus consommer de viande, soixante avions qui s’écrasent en quelques heures (des nuages de petits drones s’étaient placés sur leur trajectoire pour obstruer les moteurs… les vols commerciaux commencèrent par voler à vide, puis furent carrément annulés). Arrive un moment où il faut bien s’en prendre aux questions de fond, celles que l’on attribue « à l’économie », autrement dit le marché, l’argent, tout ça… le capitalisme autrement dit, même si c’est sans le dire vraiment. Vient alors l’idée du carboncoin (dont on dit qu’elle a été inventée par un certain Delton Chen qui existe vraiment et intervient dans le roman).

Cela se passe au sein du bureau du Ministère, le chef du service informatique a demandé audience pour exposer l’idée : une monnaie numérique distribuée en échange de preuves de séquestration de carbone. Une nouvelle monnaie planétaire récompensant les actions bénéfiques à la biosphère. Convaincre les banques centrales serait très compliqué mais leur appui semblait presque indispensable.

Frederic Jameson

Le carboncoin fonctionnerait donc comme le bitcoin, autrement dit par l’intermédiaire de la blockchain. Celui qui écrit ces lignes a déjà tenté d’étudier la question. T’en souviens-tu, lecteur ou lectrice, hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère ou ma sœur ? Quand j’essayais d’imaginer l’impossible : un monde sans valeur, mais qui aurait gardé quand même quelques acquis de la révolution technologique (il fallait croire que l’énergie ne resterait plus un problème…) et notamment cette fameuse blockchain : un système du genre du « cloud » avec une possibilité extraordinaire (acquise grâce au « minage » c’est-à-dire au travail incessant de milliers de processeurs essayant de résoudre des problèmes difficiles de telle sorte que le temps-machine soit ralenti, empêchant à des inscriptions sur la chaîne de se faire en même temps et en contradiction les unes des autres) d’enregistrer des événements liés de manière unique et indiscutable à leurs « propriétaires »2. Authenticité garantie. Evidemment, de nos jours, prétexte à de multiples turpitudes (Trump, Musk et la clique pensent pouvoir s’en tirer grâce à la blockchain lorsqu’aura lieu l’effondrement du système bancaire), mais qui pourrait être aussi, dans un autre monde, possibilité d’enregistrer toutes les « bonnes actions » commises, de manière indestructible et permettant d’échanger ces actions (forme généralisée de l’antique troc) afin de sortir soi-même des limites restreintes de leur portée. Echanges sans monnaie. Echanges par contacts de preuves (les preuves des actions commises) entre leurs porteurs3. L’idée de Robinson est semblable, sauf qu’il souhaite visiblement rester à l’intérieur du capitalisme, c’est-à-dire d’un système monétaire. Le carboncoin est une monnaie. Elle est échangeable contre toute autre monnaie existante. Elle doit sa valeur au fait que les patrons des banques centrales se sont mis d’accord pour lui garantir une valeur plancher. Elle est même un moyen pour convaincre les compagnies pétrolières qu’elles gagneront autant d’argent en capturant le carbone qu’en l’exploitant, en utilisant les puits de pétrole à l’envers qu’à l’endroit ! Autrement dit hélas… de quoi soupirer bien fort en pensant profondément que tout cela est non seulement de l’eau de rose mais du jus de pétrole mou. Curieusement, le livre est dédié au critique littéraire marxiste Frederic Jameson, celui qui a dit : « il est plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme », or, il me semble que disant cela, ce critique ne voulait pas signifier que la fin du capitalisme serait encore pire que la fin du monde (sens que semble trouver à cette phrase l’écrivain Kim Robinson, et qui paraît totalement absurde), mais que nous sommes tellement imprégnés des idées du capitalisme que nous sommes moins capables de concevoir sa fin que celle du monde.

***

NB : dans la société sans valeur, les actions sont échangées sans passer par leur conversion en un système de monnaie qui aussitôt les ferait devenir marchandises. Toutes les transactions sont stockées et gardent leur unicité. Une transaction (échange d’actions) peut provenir d’une action commise dans l’intérêt de la communauté, elle nécessite évidemment une preuve (par exemple un certificat d’attestation d’action effectuée, mais aussi dans le cas d’une action comme récolter des fruits, la preuve ce sont ces fruits eux-mêmes !). Ce sont donc les preuves qui sont confrontées les unes aux autres. Dans le cas d’objets plus complexes (objets manufacturés pour le transport par exemple), l’usager fait l’action de les construire sur la base de matériaux de base et de pièces pré-fabriquées – par exemple imprimées en 3D – et enregistre l’action à partir de son début ; s’il souhaite échanger son produit contre autre chose, la transaction se fera via la preuve du procès de construction, impossible de demander plus à celui ou celle qui en bénéficie car toutes les étapes de fabrication sont consignées, et une demande supplémentaire en échange ne pourrait provenir que d’actions de transformation ayant elles-mêmes eu réellement lieu. Pas de monnaie d’échange donc (qui devient, dans le capitalisme, marchandise autonome, existant par elle-même, détachée des processus qui ont conduit à la réalisation d’autres marchandises), sur laquelle il soit possible de spéculer.

1 En 2023, la concentration moyenne de CO2 à la surface du globe a atteint 420 parties par million (ppm), celle du méthane (CH4)1 934 parties par milliard (ppb) et celle de l’oxyde nitreux (N2O) 336,9 ppb. Ces valeurs atteignent respectivement 151 %, 265 % et 125 % des niveaux préindustriels (avant 1750). cf. Bulletin annuel de l’OMM sur les gaz à effet de serre

2Référence était faite au livre de Mark Alizart : cybercommunisme.

3Référence ici à la Ludique, une théorie développée par J-Y. Girard dans les années 2000.

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