The Brutalist… par ces temps si brutaux, où semblent régner sur le monde des brutes ordinaires, des rapaces décervelés sans rime ni raison, que rien n’arrête et qui s’adonnent à l’horreur quotidienne, quel titre ! Et pourtant ça ne désigne pas ces brutes-là, en termes techniques, cela désigne un style d’architecture.

Mais ça ne fait rien, c’est un sacré film. Quel mot utiliser pour cela ? Film coup de poing ? Non, ça fait vulgaire, et c’est excessivement banal. Film génial ? Trop de génie nuit au génie. Grand film ? Voilà qui est plus neutre, mais ne dit pas grand-chose. Disons, une œuvre d’art tout simplement. Une forme esthétique. Elle peut être critiquée. Et certains critiques patenté.e.s ne s’en font pas faute, non sans mauvaise foi évidente. Unetelle dit que pour elle ce fut une « tartine d’auteurisme » (??? je n’ai pas compris ce que cela voulait dire, où est la tartine et en quoi est-ce mal d’être un auteur ?), une autre s’insurge de l’excès : trop de malheurs, trop de coups du sort, trop d’accumulation de matière sombre. Mais qui croit que les anciens déportés des camps de Buchenwald ou de Dachau, une fois sortis d’affaire, allaient couler une vie paisible faite d’amours tranquilles et de réussite professionnelle toute tracée ? Ici, un homme, hongrois, juif, est sorti du camp et a pris le bateau à fond de cale pour rejoindre l’Amérique, terre des espoirs et des libertés (on ne peut s’empêcher en regardant cela sur l’écran de penser à la situation actuelle qui contredit tellement ces espoirs fous, on ne nous ôtera pas de l’idée que ce pays s’est rudement enrichi de tous ces migrants qui sont arrivés sur son sol, avant que maintenant, il ne les « déporte massivement » comme ils disent). On ne comprend pas ce qui se dit, et pour cause, c’est en hongrois, on a le sentiment d’une bousculade intense, la caméra vire et chavire autour des corps usés, maigres, meurtris, blessés jusqu’à ce que tout à coup la porte de métal s’ouvre sur le ciel, et que ce qu’il voit en premier, ce que nous voyons en premier c’est…. la statue de la Liberté ! mais comme c’est étrange, on la voit la tête en bas (c’est sûrement comme cela qu’elle est aujourd’hui). Ça ne fait rien, il exulte. Enfin sa vie va redémarrer. On voit comment les Etats-Unis de l’époque accueillaient les rescapés des camps, beaucoup d’organisation, de bonne volonté : ils ont compris l’apport que cette nouvelle main d’oeuvre allait être pour le développement du pays. Notre héros s’appelle Laszlo Toth. Il a un cousin déjà établi, en Pennsylvanie, qui a monté une affaire de meubles. Avant, il s’appelait Attila Molnar, maintenant il est Miller, c’est plus américain, et il a une (jolie) épouse catholique. Il est moins juif. Et son magasin vend des meubles horribles. On apprend vite que Laszlo était architecte, avant. Et il a un talent fou pour créer des meubles et, plus tard, des bâtiments. Je ne raconte pas le film. Je dis simplement que l’on est entraîné dans ce maelstrom de sons et d’images, de gros plans livides ou noirs, de scènes filmées sous des angles inattendus qui nous font participer, nous autres en tant que spectateurs, activement, pour comprendre de quoi il retourne. Une piqûre d’opium pour soulager une douleur qui ne disparaîtra jamais. Un viol par ci, un viol par là. Un inceste entre frère et sœur deviné au travers d’une porte. Une scène de sexe impromptue car il faut bien que le corps exulte. Des trains qui circulent, un train qui explose, des chantiers dont les grues s’agitent en plein ciel, noirs oiseaux qui enlèvent du sol les frêles ouvriers qui posent des blocs. Laszlo est embauché par un milliardaire, une sorte de Trump (en un peu plus cultivé) séduit par ses talents, un fou obsédé par sa mère qui vit seul en miroir avec lui-même et ses deux jumeaux (le frère et la sœur auxquels il est fait allusion plus haut) et qui traite les pauvres comme des animaux (cela me fait penser à une écrivaine invitée sur France Inter pour la promotion de son livre, faisant l’éloge de la Droite parce qu’elle considère que chacun est responsable de soi-même, si je suis au chômage, je suis responsable de mon chômage, si je suis pauvre, je suis responsable de ma pauvreté et probablement elle pensait, si je suis juif rescapé des camps je suis responsable de ma judéité et des camps qui m’ont interné, oui, on peut entendre cela aujourd’hui en 2025 sur la radio publique). Ce milliardaire, baptisé dans le film Harrison Lee van Buren, veut faire construire une sorte de mausolée sur une colline, en fait un centre culturel avec bibliothèques, chapelle etc. Et Laszlo voit là manière pour lui de recommencer ce qu’il avait entrepris avant la guerre. C’est ici qu’on voit comment le travail s’allie au capital, pour un produit qui n’est guère louable (la violence exercée sur le corps de ceux qu’on utilise pour cela et qui restent en marge de ce qu’il peut y avoir de beau dans la réalisation du projet). Il est en plein coeur de ce mouvement architectural qu’on a fini par dénommer le brutalisme (d’où le titre du film) : éloge du béton brut. Sans toutefois négliger une pointe de marbre blanc.

Ici s’arrête la première partie. Entracte de 15 minutes.
Au retour, le film se fait de plus en plus esthétique, au bon sens du mot : car oui, il y est question des rapports entre l’esthétique et la politique, comme dirait Rancière. Esthétique : non pas la théorie de l’art en général ou une théorie de l’art qui le renverrait à ses effets sur la sensibilité, mais un régime spécifique d’identification et de pensée des arts : un mode d’articulation entre des manières de faire, des formes de visibilité de ces manières de faire et des modes de pensabilité de leurs rapports. Certains critiques l’ont bien noté, en cela plus perspicaces que certains de leurs collègues qui en sont restés à la couche superficielle d’une accumulation de malheurs, ce film montre comment le capitalisme viole l’art. La « réussite » de Laszlo réside en ce qu’il interrompt son travail et que le chantier restera pendant longtemps inachevé. Et la beauté du film se concentrera sur cette exploration des carrières de marbre de Carrare, telle un labyrinthe de voies accrochées aux flancs de la mine et de sous-terrains humides, toujours dans le blanc qui luit comme le sol d’une planète inconnue parcouru par les silhouettes chétives des trois personnes qui y circulent : l’artiste, le marbrier et le capitaliste, comme le symbole renversant d’une domination, au final, de la beauté irréductible sur les corps de sujets souffrants qui cherchent à la capter pour en faire leur profit. Images d’une intense beauté, caméra qui se fixe sur des creux de la colline où on a déjà détaché des blocs de marbre, qui annoncent les images de l’épilogue où l’on voit non plus en creux mais en plein ces blocs mêmes, tels qu’ils s’offrent au regard à Venise (mais Venise aussi, à l’époque, a été le produit d’une alliance de l’argent et du labeur d’architectes écrasant des ouvriers sous le poids des colonnades ou les noyant dans l’onde verte des canaux, éternel recommencement, entreprise de construction et de destruction sans fin).
Ce film repose sur de nombreux secrets de fabrication sans doute, liés notamment à l’utilisation qui y est faite du procédé Vistavision qui date de la grande époque des films à grand spectacle, qui suppose l’emploi d’une caméra 35 mm et le transport de dizaines de bobines pour un poids total de 150 kgs. Probablement ce qui donne à ce film l’aspect oublié du cinéma d’antan avant que tout soit submergé par le numérique qui simule en fin de compte la réalité plutôt qu’il ne la (re)produit.

L’utilisation d’un tel procédé n’est évidemment pas gratuit, contrairement à ce que laissent entendre la plupart des critiques patentés qui ne s’en soucient guère, préférant étaler leurs impressions et sentiments plutôt que faire ce à quoi ils devraient être utiles : nous renseigner et émettre un avis autorisé sur ce qui, dans un film, est du ressort de sa fabrication, de sa construction comme élément du cinéma global à un moment donné. Faire un film reposant sur une technique qui ne se contente pas de simuler le réel, afin de mieux l’incarner, c’est vouloir l’inscrire dans l’Histoire. Non ?
Dans L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin comparait l’architecture au cinéma, le point commun qu’il voyait entre eux était qu’ils étaient les seuls arts à attirer spontanément les masses et que celles-ci s’y engouffraient sans retenue. Rien à voir avec les autres arts qui supposent l’attention et le recueillement. Il était loin d’avoir connu toutes les sortes de films et sans doute aujourd’hui ferait-il des nuances : il y a des films aussi qui restent dans l’intimité et supposent une attention réfléchie, qui ne sont pas vus « par les masses », mais à son époque sûrement on pouvait s’attendre à ne voir dans les films que de grandes réalisations qui attireraient les foules anonymes, il n’est qu’à voir les salles gigantesques que l’on construisait et l’insistance mise sur des formats nouveaux permettant de voir les films projetés sur d’immenses écrans. The Brutalist cherche à rejoindre cette tradition et il est symptomatique qu’il soit à propos de l’architecture. Il veut nous faire voir de manière sensible ce que le cinéma et l’architecture gardent encore de potentiel pour nous unir, qui ne doit rien au « cultuel », et dont on peut aussi bien se louer que se méfier car ils recèlent aussi d’énormes pouvoirs de manipulation.
NB: dans ce film incroyable, parlons aussi de la performance des acteurs: Adrien Brody incarne Laszlo Toth de manière magistrale: on ne peut s’enlever de la tête la vision de son visage tourmenté, de ses grimaces de douleur autant que de ses explosions de joie, de même Felicity Jones, qui incarne sa compagne Erszébet, dont je n’ai pas parlé ici pour ne pas « tout raconter » est un monument d’expressivité et d’émotion. Le réalisateur est Brady Corbet.