Dans son passionnant Mélancolie des confins / Nord, Mathias Enard relève une particularité des rues de Berlin : celles d’avant 1920 ont une numérotation des maisons peu habituelle, dite « en fer à cheval », qui consiste en ce que d’un côté de la rue, les numéros vont croissant et de l’autre ils vont décroissant, de sorte qu’en face du 1 de la rue, au lieu d’avoir un numéro pair, vous avez le numéro maximum. Enard jubile, et va jusqu’à proposer des énigmes mathématiques : si le numéro 22 de la Rykestrasse se trouve en face du numéro 33, combien de maisons possède la rue ? On a intérêt à faire un petit dessin. Il vous montre qu’en face du 21, il y a le 34 et ainsi de suite, en face du 1, il y a donc le 54, il y a donc 54 maisons. 22 plus 33 moins 1, dit l’écrivain amateur de calculs. Cette convention fut abandonnée autour de 1920 quand on se rendit compte qu’elle rendait difficile le prolongement des rues. La Fritschestrasse est numérotée de cette manière. Nous le savons puisque c’est là que nous rendions visite à S. et F. deux relations récentes devenues des amis suite à ma fréquentation des cercles de la critique de la valeur (ils en sont en quelque sorte deux piliers, l’une S. ayant écrit de nombreux articles et livres dont je me suis fait déjà l’écho sur ce blog, et qui concernent en particulier les liens entre la théorie marxienne et la psychanalyse, l’autre F. écrivant davantage en allemand mais sur le même sujet. Ils sont tous deux psychanalystes). Pour venir chez eux, nous avions un peu erré, confondant – erreur de débutants ! – la station Tiergarten et la station Zoologisher Garten. On s’éloignait du centre, des zones de tourisme, on entrait dans le vif du sujet, celui de la vie quotidienne des Berlinois. Nous nous sentions touchés de rencontrer des gens chez eux. Je pensais que ce n’était pas comme au Japon, où une telle rencontre est impossible, là-bas l’intimité du logement est sacrée, inviolable, ici en Europe, elle s’entrouvre et c’est toujours émouvant.
Roads not taken
Le deuxième matin, nous éprouvâmes l’envie d’aller voir les lambeaux restants du fameux mur, aujourd’hui érigés en « galerie » (East Side Gallery) à cause des grandes peintures qui les décorent, œuvres de Christine Mac Lean, Jürgen Grosse alias Indiano, Kasra Alavi, Kani Alavi, Jim Avignon, Thierry Noir, Kim Prisu, Hervé Morlay, Ingeborg Blumenthal, Ignasi Blanch Gisbert, etc. (d’après wikipedia). Images cent mille fois photographiées, où Brejnev embrasse Honecker et une Trabant jaillit hors du mur. Aujourd’hui, surtout par le froid qu’il fait, c’est un peu désert. Un terre-plain herbu va du mur à la rivière. Ce n’est pas loin pour nous, il suffit de descendre la rue de la Commune de Paris et de dépasser la Gare de l’Est. Le majestueux Oberbaumbrücke barre le paysage. De sinistre mémoire, emblématique des essais tragiques de passage de l’est à l’ouest. L’humidité de la Spree se mêle au vent glacé pour nous pousser à nous engouffrer dans un de ces hôtels de grand luxe qui viennent d’être construits, architecture élégante et respect affiché de l’environnement. La brûlure interne d’un expresso fait passer la sensation extérieure de froid. Prenant ensuite le U-bahn, nous sommes très vite à Statdmitte. La Friedrichstrasse conduit à Unter den Linden, qui mène à l’île des Musées. Celui de l’Histoire de l’Allemagne est en réfection, à côté de l’Université Humboldt, mais il offre quand même une exposition temporaire assez curieuse : Roads not taken. Les chemins qui ne furent pas pris… Façon de dire que le destin de l’Allemagne se joua à plusieurs reprises presque par un coup de dés, mais sans doute pourrait-on dire la même chose de tous les destins, ce qui en contredit évidemment la notion : les choses auraient très bien pu se dérouler autrement. L’arbre des choix est pris ici à l’envers : on commence par le dernier embranchement pour aller jusqu’au plus ancien (du moins en se bornant à l’année 1848, celle de la révolution de Mars). Les grandes dates sont 1989, 1972, 1961, 1952, 1948, 1945, 1944, 1936, 1933, 1929, 1918, 1914, 1866, 1848. Que se serait-il passé par exemple en 1989 si, au lieu de céder à la pression populaire et de permettre le passage à l’ouest des Allemands de l’Est qui le souhaitaient, la direction du SED avait décidé de lancer une opération de répression sur le modèle de ce qui s’est passé la même année sur la place Tian An Men ? Ou si en 1972, la politique de Willy Brandt avait été rejetée par le Bundestag : de fait, une très courte majorité – 2 sièges ! – se dégagea en faveur de Brandt, au cours de l’une des rares applications en Allemagne de la loi sur les « motions de censure constructives », ce qui permit la poursuite de la politique de détente entre l’est et l’ouest, au grand soulagement d’un grand nombre d’Allemands qui manifestèrent en masse pour le rejet de la défiance. Il semble aujourd’hui que ces deux voix si précieuses… avaient été achetées par le régime de l’Est. En 1945, la Wehrmacht veut dynamiter le pont de Remagen afin de retarder l’avancée des troupes alliées. Elle rate son coup, les alliés passent et cela hâte la fin de la guerre. Au cas où celle-ci aurait encore duré, Truman avait prévu de lancer la première bombe nucléaire sur Ludwigshafen, cela aurait été un drame épouvantable pour l’Allemagne (et pour l’Europe)… qui aurait peut-être dispensé les Japonais de connaître ceux de Hiroshima et Nagasaki. Intéressant aussi de savoir que si, en 1936, les alliés et en particulier la France avaient réagi à l’occupation de la Rhénanie par Hitler, celui-ci aurait été certainement contraint d’en rabattre. Belle leçon de relativisme. L’histoire, comme le temps, avance selon une logique non pas linéaire mais arborescente.
Sybille cafe
Le troisième jour était un dimanche, nous longions le matin la Karl Marx Allee de notre hôtel à l’Alexander Platz. Nous espérions trouver un bistrot en route. Mais rien. Le Sybille Cafe aurait été un point de chute intéressant, symbole d’un passé en RDA qui, comme le disait en 2018, une artiste militante et pacifiste, « ne se réduisait pas à l’existence de la Stasi » (source Le Monde, 6 avril 2018), mais il était fermé, pas de chance. Alors rien jusqu’au Einstein Cafe en face des magasins Alexa, tout roses, paraît-il le plus grand centre commercial d’Allemagne. A deux doigts de là une horloge dite universelle qui montre l’heure qu’il est en de nombreux points de la planète, autrefois sans doute gloire de la technologie de l’Est, aujourd’hui vieux machin rouillé en face de la gigantesque tour de la radio.
Temporary Art

La Hauptbahnhof est la plus grande gare d’Europe, elle est presque toute transparente, de son parvis on voit les principaux lieux historiques de Berlin. Près d’elle se trouve la Hamburgerbahnhof, depuis longtemps transformée en musée d’art. Concept semblable à celui de notre musée d’Orsay. Mais là se trouvent les tendances artistiques les plus contemporaines. En ce moment, l’oeuvre de Mark Bradford, souvent présenté comme l’un des plus grands artistes contemporains (américain, né en Californie en 1961) y est exposée. L’émotion que l’on ressent à voir beaucoup d’oeuvres contemporaines tient au sursaut que nous avons face à tant de réalisme, comme si c’était le seul fait d’être reproduite à l’intérieur d’un musée qui faisait d’une situation réelle de quoi nous émouvoir alors que nous pouvons la rencontrer au coin d’une de nos rues. Le corps agrandi d’un humain couché sur le sol, les bras en croix, nous fait nous interroger alors que celui à taille réelle d’un mendiant en face de chez nous nous fait seulement penser que c’est un spectacle ordinaire des rues. Dans une salle voisine, un bâtiment rectangulaire a basculé dans les sables, il porte à son fronton les mots TEMPORARY ART, les lettres C, O, N ayant déjà sombré… oui, tout ce qui est contemporain est temporaire, autrement dit éphémère. Cela me renvoie au petit livre de Giorgio Agamben, qu’un ami m’avait offert l’an dernier. Qu’est-ce que le contemporain ? Le contemporain coïncide-t-il avec l’actuel ? S’agit-il de coller à notre époque ? L’exemple tiré de l’exposition Roads not taken nous enseigne que non puisque le temps est arborescent et qu’une actualité présente ne s’éclaire que des voies alternatives qui n’ont pas été empruntées. La contemporanéité, nous dit Agamben, nécessite du recul. Ceux qui coïncident trop pleinement avec l’époque, qui conviennent parfaitement avec elle sur tous les points, ne sont pas des contemporains parce que, pour ces raisons même, ils n’arrivent pas à la voir. Ils ne peuvent pas fixer le regard qu’ils portent sur elle. Il établit également un parallèle avec la lumière et l’obscur, celui/celle qui perçoit la lumière est en même temps celui ou celle qui perçoit l’obscur, contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps. Un artiste est donc vraiment contemporain quand il embrasse en même temps l’actuel et ce qui lui donne sens depuis le passé le plus lointain.

Bradford utilise tous les matériaux : collages de bandes de papiers, videos, plâtre, tissus. Il exprime par leur moyen, aussi bien le sentiment de solitude métaphysique que le meurtre de George Floyd par une video où il s’écrit, en s’allongeant toujours plus, le message I cant breeeeeeeeeeeeeath.
Il en est de même au Musée Juif où la conjonction de l’hypermodernisme du bâtiment et des symboles les plus archaïques de la religion juive conduit jusqu’au paroxysme cette idée de contemporanéité, comme une extension quasi infinie du présent qui ressemble alors à ce que nous dit l’astrophysique de l’immuabilité du temps, vu depuis une perspective de l’espace-temps.
Le lendemain, il est déjà temps de rentrer, de prendre le TGV en sens inverse, de regarder défiler par la vitre des paysages enneigés qui expriment eux aussi une sorte d’intemporalité.

