Au matin, alors qu’il a neigé toute la nuit et que la neige tombée se salit aux endroits où elle a été piétinée ou compactée par les roues des voitures, ou bien se transforme en petits tas gelés à cause de la température négative, que le bout du pied heurte en marchant dans un craquement qui résonne dans l’air glacé mais non pur car il est pollué de tous les gaz qui s’échappent d’une ville, nous nous étonnons de la hauteur des immeubles, de la largeur de l’avenue et de la distance qu’il faut franchir pour aller de notre hôtel à la maison de bois encore munie des décorations de Noël que l’on aperçoit en diagonale du carrefour. Dans ce chalet gît l’espoir qui sera déçu d’une tasse de café. Autant prendre immédiatement le U-bahn, ligne 5, que l’on attrape à la station Weberwiese, station monumentale refaite dans les années 2000, et recouverte à cette époque de carreaux du même jaune que celui des piliers qui la soutiennent. Le métro vient de Hönow et va vers la grande Gare Centrale. Nous descendons à Rotes Rathaus, autrement dit au vieil hôtel de ville tout de briques rouges, fleuron de l’architecture néogothique et néorenaissance. Il fait face à un parc et à une église, il n’est pas loin de l’Alexander Platz, et on y attrape un bus, jaune lui aussi, qui pourrait bien être le 200, qui se dirige vers Zoologischer Garten et nous dépose devant la Philharmonie. C’est-à-dire, aussi, près de la Pinacothèque et de la Galerie Nationale. Que de splendeurs en ces galeries… Nul ne saurait les énumérer toutes. Mais si déjà on en cite quelques-unes, ce sera bien. Alors allons-y.



Commençons tout de suite par le premier à gauche juste en entrant. Mais peut-être n’avons-nous pas suivi le bon ordre des salles, si nous avions regardé davantage le plan, nous aurions vu que nous débutions par la salle XVIII au lieu de la I et que cette XVIII donnait accès aux 41, 40 etc. autrement dit aux salles par ordre décroissant, et nous allions comme ça suivre à rebours l’ordre des Ecoles… mais cela nous gêne-t-il ? En salle XVIII, donc une œuvre qui date des alentours de 1500, La cité idéale, d’auteur incertain (certains ouvrages mentionnent Francesco di Giorgio Martini, d’autres ne disent rien) qui rappelle d’autres œuvres semblables, toutes attachées à la ville d’Urbino et au duc de Montefeltre : une mise en perspective de bâtiments, convergents vers une place où l’on s’attendrait à voir du monde mais la place est vide, les dalles en faisceaux nous conduisent toutefois vers une eau que l’on devine où sont ancrées deux nefs. Epure d’architecte ? Évocation d’une atmosphère de mystère ? Anticipation d’un dessin de Chirico ? La loge transversale qui figure au premier plan ne nous dit rien des hommes et femmes qui vivent en ces demeures seigneuriales. Cité idéale… peut-être, ou plutôt cité des déserts, depuis longtemps abandonnée par les humains.



A côté, un Botticelli nous extrait de nos doutes, là, Vénus est seule, pensive, posant avec un léger déhanchement qui fait ressentir l’équilibre d’une forme en mouvement. Un Giotto donne à voir pour la première fois une foule compacte de saints au chevet de Marie. Je suis surpris par Mantegna dans la présentation du Christ au Temple, figures marmoréennes des personnages, le Christ comme une statuette de pierre dans les bras de sa mère qui semble vouloir plutôt le protéger que le « présenter », sous le regard ardent et comme effrayé du père qui ne veut pas que le vieux prêtre s’empare du môme, car c’est un môme comme un autre en tout cas à ce moment-là. Et pour toujours, dans le fond.
Ces corps figés n’ont rien à voir avec ce qu’on voit dans les salles suivantes, surtout quand on s’attaque au Caravage, ici présent par l’entremise de l’amour triomphant, délicieux petit bonhomme en forme d’ange qui se moque de qui l’observe, dont on sait le scandale qu’il provoqua autour de 1600, jusqu’à ce qu’un autre peintre (un certain Baglione) lui oppose un amour enfin plus sérieux qui serait prêt à terrasser le précédent. Ces bondissements joyeux, ces formes sculpturales, ce plaisir exalté qui ressort des Rubens et des Titien laissent ensuite le pas à la peinture flamande, celle de Rembrandt comme celle de Franz Hals, elle aussi pleine de plaisir mais exprimé différemment, par le miroitement des ors et des couleurs sombres, des coups de pinceaux et des effets de matière.
Quelle monumentalité du livre sous l’animation d’un couple en majesté, le pasteur faisant visiblement la leçon à son épouse en lui indiquant les pages d’où il tire sa connaissance et sa foi : ici, le livre occupe la moitié de l’espace de la toile. La recherche des peintres explore ce qui n’était pas connu dans la peinture italienne, comme la pauvreté et la folie. Je suis toujours troublé par la vieille folle de Franz Hals, grimaçante et servant de perchoir à une chouette, portrait d’une femme ayant réellement existé dans un asile que Franz Hals connut bien puisqu’il dut y interner son propre fils. Changeant d’allée, nous remontons le temps, nous voici maintenant dans la peinture allemande et la peinture belge : Lucas Cranach et sa fontaine de Jouvence : de vieilles femmes se dénudent et se plongent dans l’eau de la piscine, elles ressortent à droite comme de sémillantes jeunes filles qui semblent trouver leur joie à se faire inviter par de jeunes seigneurs au fond de tentes de velours où l’on devine les ébats qui y prendront place… autrement dit une vision particulièrement masculiniste. Pour les belges, Patinir (ou Patinier) toujours superbe de bleus variés, trouve prétexte des événements de la Bible pour étaler les paysages les plus merveilleux de notre histoire picturale.


Le prêcheur mennonite Anslo et sa femme – l’amour triomphant

On peut chercher dans les œuvres d’art surtout les plus anciennes, celles qui ont un support narratif, au moins deux choses : ou bien la facture, la matière dont elles sont faites, le sfumato de l’un, le clair-obscur de l’autre, la délicatesse des coloris chez l’un, la force expressive chez l’autre, ou bien le récit que ces manières de faire se chargent de transmettre ; même chez les plus humbles, on découvrira des histoires oubliées, récits de mythologie ou de Bible, qui nous font rêver. Je découvre ainsi l’histoire de Vertumne et Pomone (Francesco Melzi, 1518/22), extraite des Métamorphoses d’Ovide : Pomone, la nymphe des fruits, est si belle que tous les dieux en sont amoureux, l’un d’eux, celui des jardins, Vertumne, use de multiples stratagèmes pour l’aborder, y compris de se déguiser en vieille femme, rien n’y fait, sauf lorsqu’il décide d’apparaître tel qu’il est, alors Pomone tombe amoureuse de lui ; et puis celle de Pyrame et Thisbé (Hans Baldung Grien, v. 1530), de la même origine. Ce sont deux jeunes babyloniens amoureux, ils doivent se retrouver la nuit sous un mûrier blanc, Thisbé arrive la première, tombe sur une lionne la gueule ensanglantée, s’enfuit en perdant son châle, Pyrame arrive alors et croit que sa bien-aimée a été dévorée, il se suicide de désespoir, Thisbé revenant, voyant le drame, se suicide à son tour. Conclusion d’Ovide : « Ô vous, parents trop malheureux ! Vous, mon père, et vous qui fûtes le sien, écoutez ma dernière prière ! Ne refusez pas un même tombeau à ceux qu’un même amour, un même trépas a voulu réunir ! Et toi, arbre fatal, qui de ton ombre couvres le corps de Pyrame, et vas bientôt couvrir le mien, conserve l’empreinte de notre sang ! Porte désormais des fruits symboles de douleur et de larmes, sanglant témoignage du double sacrifice de deux amants ! »

Sortant de la Gemäldegalerie, nous traversons le terre-plein en travaux en direction de ce grand édifice d’acier et de verre, debout comme un cristal, qui abrite la collection moderne et contemporaine, bâtiment conçu par Mies van der Roh.





Anselm Kiefer, Mark Bradford, X…, Bernadette Bour
On se demandera longtemps ce que pourraient ressentir des ignorants de notre histoire lorsqu’ils passent sans transition d’une exposition d’art des Maîtres anciens à une exposition d’oeuvres d’après 1945. Ne sont-ils pas totalement déboussolés, en tout cas perplexes, se demandant si c’est bien du même art qu’il s’agit, si l’esprit des peintres d’avant le vingtième siècle est bien le même que celui d’après ? ou bien se demandent-ils simplement : que s’est-il passé entre les deux ? L’humanité a-t-elle à ce point souffert entre les deux époques qu’elle a donné des images si différentes d’elle-même ? L’expert expliquera bien sûr que les conditions de l’art ont changé, qu’il était autrefois sous la domination de l’Eglise et des seigneurs de la noblesse, puis qu’il est devenu de plus en plus libre avec les grands peintres du XXème (depuis surtout Matisse, Picasso, Braque : voir à ce sujet la merveilleuse série qui passe sur Arte : les Aventuriers de l’art moderne), mais quand même plus ou moins asservi aux conditions du marché (par le biais des marchands qui ont exercé une telle influence sur l’évolution artistique depuis l’époque des impressionnistes, au point qu’aujourd’hui encore ils dictent véritablement les choix, les orientations, les parti-pris : récemment à Paris, la dame d’une galerie à laquelle j’étais allé rendre visite pour voir quelques toiles d’une de mes artistes préférées – Lucie Geffré – me disait que son directeur avait décidé, très unilatéralement, de changer l’orientation de sa galerie pour plus de rentabilité, le post-expressionnisme auquel était supposé se rattacher la peintre que je venais voir, n’ayant désormais plus cours : on allait le remplacer par des courants qui sont plus vendables).
Mais il y a surtout qu’entre les deux, il s’est passé Auschwitz.
Auschwitz pour expliquer qu’après 1945, on ne faisait plus des femmes souriantes aux teints délicats tenant sur leurs genoux des bébés joufflus et innocents, ni des portraits de couples épanouis donnant l’impression qu’ils n’ont en tête que des projets de nourriture fût-elle spirituelle, même pas des déjeuners sur l’herbe où une dame impassible attend que les hommes qui l’escortent la renversent dans l’ombre des marronniers, et encore moins des anges rayonnants expédiés sur terre pour notre consolation face à la mort. Car entre-temps, nous étions devenus inconsolables, et nous avions perdu toute innocence, notre histoire se résumant de plus en plus à un jeu de saute moutons d’une guerre à une autre et d’un massacre à un autre dans un univers marécageux qui ne connaît de Dieu que l’argent.
Alors comment s’étonner si, à intervalles réguliers, on entend le cri qui s’échappe d’une video afin d’exprimer la même angoisse, dans une œuvre de Jochen Gerz, ou si la beauté du geste, la perfection d’une réalisation tout à coup laissent la place au désir de penser, de conceptualiser, chez des auteurs (oui, car en somme les artistes sont de plus en plus proches des écrivains) comme Bernadette Bour (« injustement méconnue » dit la plaquette) ou Roman Opalka, la première transcendant l’écriture par des graphismes illisibles où prime le rythme de la lettre et du nombre, et le second se lançant dans ce fou projet qui consiste à résumer sa vie à un alignement des nombres entiers qu’il faut énumérer sans fin bien sûr puisqu’ils ne connaissent pas de fin ? Que dire encore de cet autre artiste dont j’ai oublié le nom qui s’est filmé nu, lacéré, griffé, dégoulinant de son sang, comme expression du plus pur désarroi après avoir appris l’impensable. Ou bien de Gerhardt Richter qui s’est servi de quatre photos sorties du camp de Birkenau (seulement quatre) pour faire de grands tableaux où ces photos sont recouvertes de peinture.

Il est à noter qu’à Berlin, on trouve cette expression du mal ailleurs qu’en peinture, dans l’architecture notamment, voir l’oeuvre de Daniel Libeskind, concepteur de l’extraordinaire extension du Musée Juif de Berlin, qui contient une « tour de l’holocauste » appelée aussi Voided Void, le « vide évidé », « seule une fente inaccessible dans le mur de béton laisse pénétrer la lumière et les sons extérieurs étouffés dans le puits de 24 mètres de haut dépourvu de chauffage ». on y entre au bout d’un long couloir, il faut un certain temps pour que le regard, puis le corps, s’habituent, pour que nous fassions un tant soit peu l’expérience de ce que c’est qu’entrer dans la noirceur et la froideur des camps. A la question ci-dessus de la césure entre avant et après et ses répercussions dans l’art, Libeskind répond :
Il n’existe pas de passerelle entre la période baroque,
l’avant 1933 à Berlin et aujourd’hui.
Ou du moins pas apparente –
la liaison est souterraine, dans l’obscurité.
Cette obscurité traduit ce qui s’est passé ici
et n’est pas uniquement conceptuelle :
l’obscurité représente la violence –
et c’est pourquoi j’ai pensé que passer
par le sous-sol et traverser l’obscurité
était le moyen le plus approprié
pour entrer dans le musée.
Quand nous nous promenions dans Berlin, nous avions mis entre parenthèses cette nouvelle catastrophe qui s’annonce, nous ne pensions pas au trumpisme, et à ce qui allait advenir avec lui, comme nouvelle vague d’obscurité, d’obscénité et de violence. Pourtant ce type de ville incarne le souvenir de ce qui autrefois, il n’y a pas si longtemps, a représenté déjà obscurité et violence, il faut, plus que jamais, nous en souvenir.