Trois jours à Berlin en janvier

Entre la parution du livre de Mathias Enard, premier, parait-il, d’une quadrilogie portant sur la mélancolie des confins, ici le Nord, et le lancement d’une nouvelle ligne directe entre Paris et Berlin par le TGV, il y aurait une concomittence, comme si les deux conspiraient ensemble à une forte incitation à y aller voir, du côté de la capitale allemande, en dépit du froid hivernal, du vent qui y souffle sur la neige abaissant la température jusqu’à un -6° ressenti si j’en crois mon application météo. Peut-être le livre d’Enard n’a-t-il été écrit que pour nous accompagner dans ce long voyage ferroviaire : huit heures sans compter les prolongations dues aux travaux sur les voies et autres blocages d’aiguillage dus à la neige et au gel. A quelques dizaines de kilomètres de l’arrivée, on nous annonçait par haut-parleur que le train ne pouvait prendre la bifurcation qui devait le conduire vers Berlin à cause de ce gel, et qu’il allait donc falloir aller tout droit, autrement dit jusqu’à Hanovre, avant de redescendre ensuite vers la capitale (au retour, changement de décors : il fera beau, mais le train fatigué devra stopper à Darmstadt, arrêt non prévu, pour que nous puissions monter dans un autre, parfaite réplique du premier, même numéro de wagon, même place, mais un petit quart d’heure d’attente sur le quai, à se geler dans la lumière pâle d’un jour finissant). Le froid de l’Europe centrale en plein hiver, comme le rappel historique des vieilles campagnes durant des guerres qui disparaissent lentement de nos souvenirs (pour peut-être laisser la place à d’autres, futures) et qui pourtant sont toujours présentes par les monuments et les noms des rues, confirmant le mot de Patrick Boucheron : « ce n’est que cela, une ville, cette manière de rendre le passé habitable ».

Le livre de Mathias Enard, avant l’arrivée en gare – Ostbahnhof, choisie parce que proche de là où nous allons dormir, cette auberge de jeunesse joyeusement anar sise à l’angle de la Karl Marx Allee et de la Strasse der Pariser Kommune – nous met d’emblée dans l’ambiance : le narrateur se déplace dans Berlin et ses environs, mais lui, c’est en automne, la pluie lui cingle le visage et il a tendance à glisser sur les feuilles mortes, il n’en ressent pas moins un froid certain, avec plus d’humidité encore, et il lui prend souvent l’envie de s’engouffrer dans une librairie dans Prenzlauer Berg ou dans un bistrot, le soir, du même côté, sur la Kohllwitz Platz, où il engloutira un pichet de bière, si possible de Pilsen, à moins qu’il ne préfère un schnaps, oui, un schnaps, nous n’avons pas tellement l’habitude de boire des schnaps sous nos latitudes latines, et pourtant ce sont parfois des boissons bien douces, et réconfortantes, j’en ai pris un, une mirabelle, un soir, dans un biergarten près de l’hôtel, en conclusion d’une journée où nous avions beaucoup marché dans les musées, cela réchauffait bien le corps, et l’esprit aussi. Enard, donc, revient d’une visite à E., une amie qui vient d’être atteinte d’un accident vasculaire, et il rentre avec quelqu’un d’autre (on ne saura pas très bien avec qui, d’ailleurs, homme ou femme) de l’hopital où elle est soignée, un lieu qui se nomme Beelitz, et qui a l’air bien morne : « Beelitz-Heilstätten est un ensemble d’une cinquantaine de bâtiments perdus dans plusieurs centaines d’hectares de bois et dont seule une poignée fonctionne encore aujourd’hui. On s’y promène au milieu des ruines, des toits de tuiles rouges effondrés, des corniches brisées par le poids de la neige et de l’abandon : de vieilles carcasses de Trabant sans moteur ni pneus y pourrissent gaiement ». Sa pensée vagabonde, pour lui, cet ensemble de bâtiments lugubres devient le concentré de l’histoire tragique du Brandebourg, « on y avait soigné les blessés pendant la Première Guerre mondiale ; Hitler lui-même s’y était remis de ses blessures. Après la Seconde, les Soviétiques y avaient installé leur plus grand hôpital militaire à l’ouest de la mère patrie, actif jusqu’au début des années 1990 ». Et cela lui donne motif pour aller explorer encore ce passé qui n’est pas si lointain, n’en déplaise à ceux et celles qui voudraient l’oublier, l’enfouir sous des déclarations soi-disant tournées vers l’avenir, un avenir où l’on aurait bien besoin que tout cela n’ait jamais existé afin que l’on puisse mieux promouvoir des élans nationalistes nouveaux. Alors il parle du Brandebourg comme terre de batailles atroces avec des centaines de milliers de morts. Par exemple, fin avril 1945, les Soviétiques ont atteint l’Oder et s’apprêtent à prendre Berlin, « Joukov masse derrière le fleuve la plus grande concentration d’artillerie jamais réunie : des dizaines de milliers de canons et des milliers de chars pour le bombardement définitif, dix fois plus de bouches à feu que les quatre mille canons et obusiers français et allemands de Verdun ». Tout cela se résout à Seelow, petit village de cinq cents habitants qui verra, au dire d’Enard, « la dernière grande bataille sur le sol de l’Europe » (mais a-t-il pris le temps, Enard, de comparer avec les batailles qui se livrent depuis 2022 sur le sol ukrainien?). « Entre vingt et trente mille morts dans chacun des camps, au moins cinquante mille cadavres en soixante douze heures, cadavres dont les ossements ressurgissent encore et encore au fil des labours et des saisons, en compagnie des milliers de munitions non explosées qui jonchent toujours la vallée ». Entre le 16 et le 19 avril, écrit Enard, « un million deux cent mille hommes se sont battus dans ce marécage plat comme la main ». Je ressassais ces mots en descendant du train, tirant derrière moi une valise dont les roulettes avaient tendance à patiner dans la neige fraîche, me demandant si nous n’allions pas en somme durant ces trois jours ne rien faire d’autre que marcher sur des cadavres enfouis. En plus, parcouraient mon esprit ces souvenirs que je devais à mon père qui me les racontait quand j’étais tout petit, c’était dans les années cinquante, et la guerre n’était pas finie depuis si longtemps, et lui n’était pas revenu donc depuis si longtemps « d’Allemagne », ayant été pris par le STO, et son odyssée dont je me souviens à peine avait eu lieu au cours de cette année 1945, où il avait parcouru, avec des copains, parfois à pieds, parfois à motocyclette volée, ou dans des bennes de camion, voire de providentiels derniers trains bondés encore en circulation, la distance qui le séparait de la Poméranie à sa ville natale de Tours. Il parlait surtout d’une ville. Et cette ville justement je venais d’en retrouver la trace dans le volume d’Enard sur les confins de la mélancolie, simplement mentionnée une fois, quand il écrit à propos du général Busse, chargé d’une défense ultime de Berlin, qui s’étonne que la ligne de front soit devenue si proche tout-à-coup : « la frontière se trouvait bien plus à l’est, vers Posen et cette ville au nom si joyeux de Schneidemühl ». Lorsque mon père en parlait, je ne réalisais pas que cette ville eût un nom si joyeux, pour moi, « Schneidemühl » ne disait rien, même encore aujourd’hui, ça ne me dit rien, « mühl » un moulin bien sûr, et « schneiden » couper, que se cache-t-il alors de joyeux sous l’assemblage de ces deux mots… J’allais revoir ce nom sur une carte lors de la visite de la Neue National Galerie, qui servait à nous mettre dans le contexte de cette époque pour mieux nous permettre d’évaluer les nouvelles tendances artistiques qui se firent jour lors de la séparation de l’Allemagne en plusieurs zones, et sa fixation aux limites de la ligne Oder-Neisse. Schneidemühl là-bas, tout au bout à l’est et au nord, mais me direz-vous pourquoi n’y être pas allé un jour en cette ville pour voir à quoi elle ressemblait (et même, on ne sait jamais, voir si parfois un homme ou une femme n’étaient pas nés en ces années de guerre d’un père français, qui auraient pu être un demi-frère ou une demi-sœur?), mais parce que, voyons, cette ville n’existe tout simplement plus1, son nom ayant même été rayé de toute carte, pour être remplacé par celui d’une autre ville, qui n’a plus rien à voir avec elle, sa population ayant été entièrement déplacée sur ordre de Staline, et ses édifices détruits, la ville de Piła (prononcé Piwa2). Je pensais donc à tout ça, tirant ma valise à roulettes sur un sol inégal, par une avenue passant sous les voies du chemin de fer, large, bordée d’immeubles à distance de la chaussée, dont certains rez-de-chaussée seulement étaient vaguement éclairés, avec C. qui portait elle son sac sur son dos, tous deux ayant pour horizon la lumière blanchâtre d’une avenue plus grande qui allait s’avérer être la Karl-Marx Allee, que nous découvririons le lendemain matin dans toute sa « splendeur ». Le Pegasus Hostel tient en réalité tout un bloc de maisons, je ne sais pas quelle est son histoire mais j’imaginerais bien qu’elle ait son origine aux temps d’avant 89, sorte de lieu d’hébergement pour des jeunesses communistes de tout pays qui seraient venues converger pour quelque rassemblement « pacifiste » dont ce qu’on appelait alors sur nos ondes « le régime de Pankow » avait le secret. Pankow, en fait, maintenant, c’était devenu juste le terminus de la ligne de métro.

1La bataille de Schneidemühl commença le 24 janvier 1945 et se termina en février, faisant environ quatre mille morts. D’après un carnet que mon père a laissé et que j’ai toujours en ma possession, celui-ci aurait quitté la ville en catastrophe le 20 janvier, ne faisant en cela que suivre les consignes de l’usine pour laquelle il travaillait.

2Mais il semblerait d’après certaines informations difficiles à trouver sur le Net que ce nom ait été autrefois bel et bien le nom de la ville figurant à cet emplacement et qu’il ait en polonais une signification renvoyant au même fameux moulin… Pila serait donc devenu Schneidemühl lorsque Bismarck s’empara de cette partie de la Pologne.

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