A cette époque, je passais le plus clair de mon temps à peindre. Les autres activités, celles dont je me nourrissais par exemple, ou bien celles qui pouvaient me permettre de m’enrichir ou de me cultiver passaient au second plan. Je ne réalisais en moi la nature du monde qu’en peignant. Les événements historiques, les drames survenus, les apocalypses nombreuses, et dieu sait s’il y en eut au cours de ce siècle, ne venaient à moi que si je les intégrais à la pâte qui engluait mes pinceaux. Je n’étais évidemment pas un peintre professionnel, je ne l’ai jamais été. Je ne courais pas les galeries, et j’avais même tendance à cacher mon art, à peine m’étais-je laissé avoir par les débuts des réseaux sociaux, où je croyais naïvement voir une possibilité d’étendre ma perception du monde et d’aller ainsi aux confins de la planète sans me déplacer. Je succombais à la tentation d’y livrer quelques unes de mes « oeuvres » ou que je prétendais telles. Je ne me rendais pas compte que procédant ainsi, je les dispersais, je les dissolvais en pixels épars qui risquaient d’entrer en collision avec d’autres, déclenchant des réactions en chaîne dont je ne serais pas maître.
En dépit de mon enfermement dans l’activité de peindre, je me déplaçais toutes les semaines pour me rendre à Paris, où j’officiais dans quelque obscur cours privé afin d’y gagner quelques sous. Je descendais toujours au même hôtel, un établissement étroit, sis entre deux immeubles plus grands, tout en haut de la Montagne Sainte-Geneviève. Cet établissement n’existe plus aujourd’hui, ayant été remplacé par un cinq étoiles avec spa, mais à l’époque c’était une aubaine, le prix des chambres y était bas, et il était tenu par une femme alerte et virevoltante, très souriante, éclatant même souvent de rire. Elle était la gérante et elle laissait le soir la place à un veilleur de nuit d’origine tchèque qui ressemblait à un vieux chat. Il passait sa nuit à lire des classiques russes. C’est grâce à lui que je fis la connaissance d’Oblomov, le roman de Gontcharov.
Cet hôtel recevait beaucoup de touristes étrangers peu fortunés, des Américains en couple prenaient en photo les lieux, les trouvant délicieusement pittoresques, rappelant tellement le vieux Paris, celui de Doisneau et même celui des poètes du XIXème. Après tout, la rue des Carmes où vécut Paul Verlaine n’était pas loin, et Baudelaire lui-même avait dû trainer ses guêtres dans le coin. La place Maubert était proche, dominée par cet impressionnant immeuble de briques rouges où l’on disait que Gaston Bachelard avait passé toute sa vie, avant de céder la place après sa mort à sa fille Suzanne. Aujourd’hui, on murmurait qu’un couple d’acteurs célèbres y célébrait la vie de famille. J’avais mes habitudes. J’avais fini par bien connaître la vendeuse de journaux en son kiosque installé tout près de la bouche de métro, alors qu’a priori elle présentait des dehors plutôt revêches. En plus des Américains, il y avait parfois des Asiatiques (il y eut même une baronne suisse). Un jour y débarqua une japonaise, légère et toute menue, trimbalant une valise plus haute qu’elle, que je dus aider à rejoindre sa chambre car bien sûr, il n’y avait pas d’ascenseur en cet hôtel.
Atsuko était calligraphe, spécialiste de la calligraphie contemporaine du Japon. Elle était là pour accompagner une exposition de quelques-unes de ses œuvres, qui étaient présentées dans une galerie du quartier du Marais. Bien qu’elle ne sût pas le français et très peu l’anglais et que moi bien sûr je ne connusse pas le japonais, nous parvînmes à échanger des propos sur l’art en général et sur la calligraphie en particulier. Les idéogrammes, on le sait, sont presque toujours issus d’images représentant les choses signifiées. Que ce soit en Chine ou au Japon, le mot qui désigne un arbre est représenté par le même symbôle qui représente un arbre simplifié. Avec le temps et les progrès de la schématisation, les caractères contemporains s’étaient souvent éloignés de leur source. Atsuko cherchait à retrouver celle-ci en faisant en sorte que ses dessins évoquent de nouveau ce dont les caractères étaient issus. « Sakura » par exemple montrait explicitement une branche de cerisier en fleurs. Au cours de nos discussions plus mimées que prononcées, j’en vins à connaître un peu plus de sa vie. Elle habitait à Wakayama, ville importante de la presqu’île de Kii, où elle enseignait son art auprès principalement de jeunes enfants. Elle était née à Koya, que l’on appelle aussi, par déférence, Koya-san. A cette époque je m’étais déjà entiché de culture japonaise et ce nom évoquait en moi une multitude de choses, en particulier le bouddhisme ésotérique, car c’était là qu’un moine, Kobo Daishi, avait installé son temple au neuvième siècle, avant de s’enfermer dans un cercueil pour conduire une longue méditation et de n’en ressortir jamais, laissant penser qu’il n’était pas mort et qu’il continuait encore aujourd’hui ses prières. Atsuko était concentrée sur son art, elle me dit qu’elle ne profiterait pas de son passage à Paris pour visiter les musées car elle ne voulait pas courir le risque d’être influencée dans sa démarche. Néanmoins elle voulut bien regarder quelques reproductions électroniques de mes peintures, et je notais qu’elle le faisait avec une très grande attention, comme si elle s’en imprégnait. Cela me paraissait étrange, bien entendu, car ce n’étaient pas des travaux si exceptionnels, sans doute ils n’en méritaient pas tant, mais enfin, il y avait peut-être là des caractéristiques qui pouvaient intéresser une artiste venue d’Extrême-Orient.
J’eus plus tard l’occasion de me rendre à Koya-san et d’y retrouver Atsuko. Après un vol long comme un long fleuve, je débarquais à l’aéroport du Kansaï où elle m’attendait. Nous étions fin mars et les cerisiers étaient en fleurs. Elle me conduisit en voiture aux pieds du Kongobu-ji dont je parcourus les salles en glissant sur le sol de bois patiné par les millions de visiteurs qui s’étaient succédé depuis le neuvième siècle, je vis l’incroyable cuisine qui ne servait qu’à préparer la nourriture du vieux Kobo-Daishi, que l’on pouvait pourtant présumer mort depuis mille deux cents ans. A l’immense cimetière d’Okuno-in, tout au fond, après le petit pont qui enjambe la rivière Kinokawa, j’entrai dans l’aire réservée au Grand Maître, qui contient une salle éclairée de milliers de bougies où, en s’asseyant sur des fauteuils de pierre on ressent paraît-il dans son être des vibrations qui émanent de la présence du méditant éternel.
Plus tard, dans la journée, Atsuko me conduisit à la demeure que j’avais choisie, le temple Rengejo-in transformé en shukubo, c’est-à-dire en lieu d’accueil de pélerins, là où je pus rencontrer le Maître de l’ordre régissant cet endroit. Il me dit tout ce que nous autres, occidentaux, ignorions de l’esprit zen qui emplissait ces lieux, notamment comment des esprits exercés pouvaient percevoir des choses qui nous échappaient, comme la signification des lueurs se frayant un chemin entre les branches des arbres, l’apparition d’images irréelles entre les statuts dorées des temples bouddhiques, et la présence de nos morts au milieu de nous, dans les trains, les métros, surgissant à l’improviste au moment où nous nous y attendons le moins. Il me raconta comment des victimes des explosions nucléaires et des tremblements de terre refaisaient surface longtemps après que ces drames leur étaient arrivés, aux lieux précis où ils avaient disparu, comme s’ils étaient à ce moment-là entrés dans une sorte de fibre temporelle destinée à se boucler sur elle-même.
Nous étions restés en contact, Atsuko et moi, durant tout ce temps qui nous avait séparé, de sorte qu’elle connaissait, mais, à mon avis, seulement de très loin, ce que j’avais fait, et notamment ce que j’avais peint durant cette période. Je connaissais sa calligraphie et je m’attendais à ce qu’elle m’en montre davantage, mais je vis très vite qu’elle ne manifestait aucun empressement à me montrer son atelier.

A propos de ma peinture, il m’était arrivé une histoire troublante quelques mois auparavant. J’avais peint un portrait d’après une photographie prise dans les années mille neuf cent quarante par la grande photographe polonaise Julia Pirotte. Elle représentait la sœur de cette dernière, grande résistante qui avait été arrêtée par les nazis puis déportée avant d’être exécutée à la hache. Lorsque je l’avais vue exposée au centre Beaubourg, elle portait d’ailleurs la légende : Ma soeur Mindla Maria Diament, Resistante Française, prisonnière N.N (Nuit et Brouillard) décapitée à Breslau, 1942. Cette toile que j’avais peinte était le résultat, de ma part, d’un travail où j’avais le sentiment que toute mon âme avait été absorbée. Les teintes choisies (l’originale était en noir et blanc), le dessin qui essayait d’être attentif aux traits de ce beau visage, la concentration que j’avais mise dans le regard, tout cela manifestait une expression de vie dont j’étais assez fier. Sans que toutefois bien sûr je n’eusse l’impression d’avoir fait une « œuvre géniale ». C’était juste un exercice intimiste auquel je m’étais livré et je ne comptais en tirer aucun parti, en tout cas pas une somme d’argent ! Or, il advint que je fus amené à exposer cette toile dans une réunion de peintres amateurs organisée par une association dont je faisais partie, et qui demandait de faire la liste de nos œuvres respectives, assorties d’un prix, et je ne me sentis pas l’audace de m’opposer à cette règle. Le résultat fut très inattendu. Ce tableau que j’espérais bien garder fut immédiatement l’objet d’une attention insistante de la part de quelques visiteurs. On me proposa aussitôt de l’acheter. Embarrassé et pressé de toutes parts, je vis bien qu’il me fallait céder aux demandes et j’acceptai de le vendre à la première personne à s’être exprimée. Cette personne me fit part de son émotion, ce portrait évoquait en elle de sombres souvenirs liés à sa propre famille. J’eus du mal à m’en défaire, annonçant que je la referais sans doute, tout en sachant bien que cela resterait un vœu pieux : on ne fait bien une chose qu’une seule fois.
J’avais encore en tête ce portrait imparfait que j’avais fait de cette déportée polonaise, et les circonstances dans lesquelles j’avais dû m’en séparer quand, contre toute attente, Atsuko me proposa de visiter l’atelier où elle enseignait à une douzaine de jeunes élèves. J’acceptai, bien évidemment. Des petites filles appliquées traçaient sur de grands papiers très légers des traits d’un noir profond. De nombreux dessins ornaient les murs de la pièce, qui ressemblait à une galerie d’art. Je fus entraîné par ma curiosité à aller plus loin, franchir une porte puis une autre. Dans toutes ces pièces, une même scène se reproduisait : des enfants appliqués traçant des caractères parfois plus grands qu’eux-mêmes, d’autres écrivant minutieusement des séquences de signes qui devaient être des poèmes, dont les écritures étaient variables comme si certaines progressaient de plus en plus vers des tableaux représentant directement le sens des assemblages de signes.
Atsuko n’était plus avec moi, j’errai seul dans ce tourbillon de calligraphies et de formes en tout genre. Je pris un escalier qui s’enfonçait dans la pénombre d’une cave. J’avais la sensation de plonger en moi-même, et mon coeur battait de plus en plus fort. Au seuil d’une salle non éclairée, j’appuyai sur un interrupteur qui fit instantanément jaillir une lumière crue. Je vacillai. Une grande partie de mes œuvres étaient exposées sur ces murs.
Et parmi elles, tout en avant, posé sur un chevalet, le fameux portrait de Mindla Diament dont je m’étais séparé.
Je notais simplement quelques différences : les endroits où j’avais mis des couches épaisses étaient au contraire allégés, comme si à mes efforts de recouvrir par plus de peinture ces zones du tableau, répondait une tentative complémentaire de retirer de la couleur, contribuant ainsi à faire naître de la transparence. Mes œuvres étaient miennes sans être les miennes puisqu’un malin génie avait converti ma touche épaisse en un léger grattage superficiel. Les teintes n’avaient plus la violence que je leur avais donnée, mais au contraire se diluaient dans une lumière trouble. Le regard semblait tourné plus vers l’intérieur que vers le dehors. Des empreintes de mes tableaux étaient exposés là qui renvoyaient à eux sans être vraiment eux. Un autre univers que le mien était donc possible, mais disposé en un autre lieu.

Je me mis à me demander si ce n’était pas toujours ainsi, si chaque fois que nous exécutons un travail, une peinture, il ne s’en produit pas un autre ou une autre en un autre lieu, une autre dimension de l’espace, où se montre ce que nous n’avons pas fait, ce que nous aurions pu faire, ce que nous ne savons pas faire, engoncés que nous sommes dans des pratiques mécaniques ou des schémas d’action qui nous semblent acquis, alors que nous devrions sans arrêt les revoir et les refonder. A moins que ces étranges tableaux n’aient été les auras de mes propres œuvres, déposées ici par un esprit malin. Je remontai troublé les marches de l’escalier, tout recroquevillé sur moi-même et plongé dans mes pensées. Qu’allais-je dire à Atsuko ? Qu’allais-je lui demander ? Etait-elle seulement au courant de ce dépôt d’oeuvres en son sous-sol ?
Mais après être remonté, je me tus et me contentai de sourire à Atsuko lorsque je la revis. Avait-elle été l’agent de ces découvertes ? Avais-je rêvé ? Tout ceci n’était-il que le produit d’une interaction entre elle et moi qui laissait la place à un grand malaise, à l’apparition fortuite de fantômes reliant son esprit et le mien ? Avait-elle reproduit mes œuvres d’après les photographies qu’elle en avait perçues ? Mais alors dans quel but ? Voulait-elle me signifier quelque chose concernant mes manières de peindre ? De faire ? D’être ? Je ne lui demandai rien, bien sûr, et nous en restâmes là.
Mélange de faits intimes, une ambiance de voyage à la Murakami, peut être ne voudras tu ne pas en rester là avec Atsuko? Allez… un épisode dans un futur proche.
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