Aimer Ferrare (nouvelle)

Je vais raconter une histoire qui m’est arrivée il y a longtemps. J’était un tout jeune assistant de mathématiques à l’Université, et l’on m’envoyait participer à un colloque en un lieu étrange, ou, du moins, qui à moi paraissait étrange, car il ne devait pas l’être pour ses habitants. C’était de l’autre côté de la mer, et le pays venait d’être libéré, après de multiples tensions, des griffes de son puissant voisin.

A cette époque-là, je vivais seul et avais une certaine propension à tomber amoureux de toute jolie femme qui se montrait à mes yeux. J’avais rencontré dans le tramway qui me conduisait chaque jour de mon domicile à mon bureau une femme étonnante, qu’on ne pouvait pas ne pas remarquer. Elle avait des cheveux noirs bouclés, de grosses lunettes rondes à la monture rouge, et derrière ces lunettes, quand elle les enlevait, on découvrait un regard bleu. Elle soignait son maquillage en tenant devant elle un petit miroir qui lui permettait de se voir et de corriger les imperfections légères de sa peau au moyen d’une poudre fine. Elle m’intriguait. Lui adressant à brûle pourpoint la parole pour en savoir un peu plus sur son identité, elle me dit sans difficulté qu’elle aussi se rendait à l’Université où elle enseignait l’italien, et plus particulièrement la littérature italienne. Elle me demanda si j’étais informé en la matière et je lui dis que je connaissais assez bien Italo Calvino. Elle sembla apprécier mon goût littéraire et moi, toujours trop bavard, je l’informai de mes projets de voyage. Nous nous séparâmes à l’arrêt du tram.

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Plus tard, je la revis dans des circonstances surprenantes, j’avais pris le train pour Rome, et pendant la nuit, ne pouvant pas dormir, je faisais les cent pas dans le couloir, avec ce sentiment que l’on ressent toujours dans ce genre de situation, celui d’être seul au monde et de parcourir à toute vitesse un ensemble de lieux où nous ne reviendrons jamais, fermes éteintes dans le noir, pylones électrifiés, petite lumière au loin, et tout à coup illumination par les lampes d’une gare où le train ne s’arrête pas, continuant sa fuite dans le noir. Des gens vivaient là, dormaient en ce moment, et d’ici quelques heures, ils allaient se lever, s’habiller, manger un quignon de pain et partir eux-mêmes sur les routes vers leur lieu de travail, ou bien rester à la ferme si là était leur lieu de travail. Dans le wagon adjacent, un couple semblait plongé dans une violente discussion, accents d’insistance, mouvements des bras et des mains, silences avant de reprendre par une question et ainsi de suite. En m’approchant, je reconnus la femme du tram. Elle me vit aussi. Elle faisait tout à coup comme si elle me connaissait depuis longtemps, et me présenta à son compagnon. J’étais gêné car je ne connaissais même pas son nom. Et évidemment elle ne connaissait pas le mien. Comment allait-elle faire ? Elle me présenta comme « Pascal », ce qui n’était évidemment pas mon nom, et je sentis par son coup d’oeil appuyé qu’il faudrait que désormais je sois ce Pascal. Moi, il ne me restait plus qu’à attendre que son compagnon, qu’elle nomma « Bernardino », s’adresse à elle avec son nom, ce qui arriva assez vite : « allons, Myriam – lui dit-il – tu ne vas pas me dire que c’est ce monsieur qui t’accompagnera à Ferrare ! ». Donc elle s’appelait Myriam, et il était question que je l’accompagne à Ferrare parce qu’elle avait besoin d’un compagnon pour aller à Ferrare et que, manifestement, cet élégant monsieur ne pouvait pas remplir cet office. J’étais stupéfait mais je me dis que le destin me réservait ainsi un genre d’aventure dont je n’aurais pu rêver. Nous fîmes halte à Milan et ensuite il fallut changer de train.

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j’ai toujours beaucoup aimé Ferrare, peut-être à cause du film d’Antonioni et Wenders dont une des quatre histoires d’amour se déroule en cette ville. Ferrare est une ville du nord de l’Italie, souvent recouverte par les brumes, il peut y faire froid, la ville est dominée par le palais d’Este dont on peut visiter les longues salles presque vides mais dont les murs sont recouverts de tapisseries immenses. Myriam m’avait dit au cours de la seconde partie du voyage que je m’étais comporté de façon chevaleresque en acceptant de venir avec elle, lui permettant ainsi de faire coup double : se débarrasser d’un ancien amant encombrant et passer pour ayant un garde du corps dans une confrontation qu’elle allait devoir subir une fois arrivée. Aussitôt je m’imaginai quelque combine avec la mafia dont j’aurais du mal par la suite à me défaire. Elle m’emmena dans un hôtel proche du centre. Mon âme d’amoureux transi me faisait espérer une nuit érotique. Allions-nous partager la même chambre ? Il n’en fut rien. Je n’avais qu’à me replier dans ma solitude et me morfondre en pensant aux vilains draps dans lesquels je m’étais mis. Nous avions deux chambres adjacentes.

Ferrare dans le film d’Antonioni et Wenders « Par-delà les nuages », 1995

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Au milieu de la nuit, de violents coups furent frappés à ma porte. Myriam était là, toute habillée, affolée, prête à partir. Les choses ne s’étaient pas passées comme elle s’y attendait. Son regard se fit suppliant et devant mon incrédulité, n’hésita pas une seconde à se jeter dans mes bras, elle qui avait manifesté tant de réserve jusque là. Pour moi, qui, comme je l’ai déjà dit, étais à l’époque d’une grande timidité avec les femmes et qui avais accumulé jusqu’ici bien peu d’expériences sexuelles, c’était une aubaine inespérée. Nous fîmes l’amour. Pas trop mal me sembla-t-il. Son corps qui gardait une odeur de transpiration due vraisemblablement à son émoi précédent, m’excitait passablement. Au matin, elle me dit à quel point elle était heureuse que j’aie été là puisqu’elle avait ainsi pu échapper à des gens qui la poursuivaient à cause de son engagement militant auprès du peuple dont j’ai déjà parlé plus haut et qui était en lutte avec le puissant voisin que l’on connaît bien. Il fallait qu’elle fasse parvenir à des dirigeants de ce petit pays une liasse de documents qui contenait entre autres des renseignements précieux pour leur sécurité. Car la guerre n’était pas finie, ça elle le savait, et la puissance voisine allait attaquer par surprise. Après l’amour, elle retourna dans sa chambre en m’assurant que nous passerions le lendemain une agréable journée.

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Au matin, il n’y avait personne dans sa chambre. Juste des documents, avec ce mot : donner au professeur Trajan, à X… Le professeur Trajan était justement le responsable du colloque où je devais me rendre afin de faire une communication. Les documents avaient d’ailleurs tout l’aspect d’une communication scientifique, pleins de formules mathématiques, avec des démonstrations et des théorèmes qui auraient pu tromper l’expert le plus soupçonneux. Je n’éprouvais donc aucun malaise à les prendre avec moi pour me rendre à X… la capitale de ce petit pays. Au cours du vol qui m’y conduisit, qui passait par la Turquie, j’eus tout loisir de lire cet étrange document. C’était extraordinairement bien fait. Le texte se tenait : il n’y avait pas d’erreur mathématique, du moins en apparence (car, dans le fond, comme nous le verrons plus tard, les énoncés étaient moins rigoureux qu’ils semblaient l’être) et la communication était bien dans le ton du colloque. C’était dans les références bibliographiques que l’on pouvait soupçonner une astuce : les auteurs cités avaient des noms bizarres, qui n’étaient pas en tout cas ceux de mathématiciens connus. Les noms propres semblaient indiquer des lieux et des clés pour déchiffrer quelque message. Cela m’excitait beaucoup, je dois l’avouer. Enfin j’allais faire œuvre utile, j’allais me situer à un endroit clé de l’histoire et être au premier rang pour des événements qui pourraient s’avérer historiques.

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L’avion se posait à Trabzon, autrefois Trébizonde, et je devais dormir dans un hôtel en attendant le transport du lendemain qui se ferait par la route. A cet hôtel, se retrouvaient de nombreux participants au même colloque. J’arrivai en même temps qu’une grande hollandaise que le réceptionniste prit pour ma femme. Instant de confusion, nous riâmes et comme un lien s’était ainsi établi, nous continuâmes la conversation.
– avez vous lu l’article de Ceavanescu ? C’est intéressant, non ?
J’étais pétrifié : ce nom était justement celui qui figurait comme auteur de la communication que j’avais lue dans l’avion.

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La route conduisant au lieu de la conférence était cahoteuse, pleine de nids de poule. Elle longeait la mer jusqu’à une station balnéaire où avait été installé un complexe de luxe protégé par des barbelés et des chevaux de frise. Je fis la connaissance au cours du trajet de Rolf, venu lui aussi pour faire une communication. Rolf était de Suisse alémanique, il parlait français avec un fort accent germanique. Débarqué fraîchement de son pays de cocagne, tout ici le choquait, la misère manifeste des habitants, le désordre apparent des façades d’immeubles recouvertes de plaques de tôle, la lourde présence policière. Dès le premier jour, Rolf se fit dérober son portefeuille et dut aller faire une déclaration auprès de la police. Son incursion au commissariat fut traumatisante : il y vit une prison pour les petits délinquants saisis sur le fait, lesquels étaient maintenus enfermés dans un très petit espace. « Tu te rends compte, Alain, mais ce sont des cages à poules ! » me disait-il en transformant les consonnes sonores en consonnes sourdes (« ce sont tes kaches à poules ! »).

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A l’ouverture du colloque, je remis comme convenu mon document au professeur Trajan. La transaction avait l’air tout à fait naturelle et rien dans les manières du professeur ne put laisser croire qu’il s’agissait d’un document sensible. Je fis ma communication très normalement. Je n’attendais pas beaucoup de questions, et de fait, il n’y en eut qu’une, à laquelle je pus répondre de façon routinière. Vint le moment de celle du mathématicien roumain dont j’avais eu le texte entre les mains. Je me raidis sur ma chaise : bien sûr il y avait de grandes chances pour qu’elle se déroulât comme les autres, mais un petit pourcentage de chances restait pour qu’il n’en fût rien, qu’il se passât quelque chose d’extraordinaire. C’était un homme d’une quarantaine d’années, avec de fines lunettes et en bras de chemise car il faisait assez chaud en effet en cette fin de printemps. Il débita son texte, agrémenté d’une présentation Power Point élégamment réalisée avec le langage Latex. Aussitôt qu’il eut fini, un jeune chercheur dans la salle qu’on me dit être russe, lui posa une question : il avait remarqué une erreur dans le raisonnement. Ceavanescu (si, du moins, c’était bien lui) prétendait démontrer que le calcul formel qu’il utilisait était de type polynômial, c’est-à-dire que tous ses calculs se faisaient en un temps raisonnable pour une machine ordinaire, or cela était contesté par l’intervenant, lequel venait justement de démontrer le contraire dans un article publié récemment. L’atmosphère dans la salle se tendit instantanément, tout le monde voulait savoir comment le chercheur roumain allait se défendre. Je me fis tout petit : voilà ce que je craignais, qu’un incident attire l’attention justement sur cet exposé, qui avait servi de relais pour la transmission d’informations confidentielles. Le type fut troublé, il ne savait que répondre, mais il était sûr de son coup, prétendait-il. Je réalisais alors que sans doute ce n’était pas l’orateur devant nous à ce moment qui était le véritable auteur de cette communication. Il s’excusa et dit qu’il reprendrait sa démonstration plus tard afin de la vérifier. La tension retomba. Mais n’ayant plus grand-chose à faire dans cette salle puisque mon tour était déjà passé, je me levai pour aller observer le soi-disant chercheur, ou peut-être le vrai chercheur, mais qui dans ce cas devait être très embarrassé. Non que je voulusse l’espionner ou exercer mon sadisme à son encontre, mais parce que, tout simplement, l’événement et la personne m’intriguaient suffisamment pour que je prenne la peine de tenter de deviner la suite.

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Rolf avait compris mon intérêt pour ce qui venait de se passer. J’étais même étonné de voir à quel point il semblait tout aussi troublé que moi. Connaissait-il ces personnes ? En tout cas, il vint se joindre à moi. L’homme paraissait inquiet sans doute y avait-il de quoi puisque on pouvait voir dans l’hôtel-complexe trois étoiles circuler des personnages qui semblaient ne rien avoir à faire dans une assemblée de mathématiciens. A cette époque où les téléphones portables n’étaient pas encore très répandus, ils en avaient tous et ne se faisaient pas faute de les exhiber tout en s’en servant. L’homme transpirait. Je le vis disparaître dans un ascenseur qui, sans doute, le menait à sa chambre.

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Le soir même, se tint le traditionnel repas de colloque. Il n’avait pas lieu dans le complexe où nous étions, aussi fallait-il prendre des cars qui nous conduiraient dans la campagne vers le restaurant champêtre où auraient lieu les libations. Des personnes extérieures au colloque se joindraient à nous, et même me dit-on, des chanteurs et des danseurs pendant que nous goûterions les agneaux cuits à la broche, les légumes éclatants et les fruits qui avaient autrefois fait la réputation de ce pays lors de l’occupation soviétique, le tout arrosé des délicieux vins qui, eux aussi, avaient fait la réputation du pays, mais bien plus tôt encore, à l’époque des romains. Dès que le car où j’avais pris place eut démarré, une voiture venant en sens inverse le percuta. Il y eut peu de dégats, mais cela néanmoins était de nature à augmenter la tension, la mienne en tout cas.

Le repas fut excellent et la tablée où l’on m’avait placé s’avéra joyeuse, je connaissais la moitié des personnes assises là. Tout se passait bien. Mais les chants et les danses commencèrent… une danseuse en particulier s’élança au milieu de la salle, portée par le son des flûtes de Pan et des cymbalums. Elle était vêtue d’une légère robe longue qui volait autour d’elle, une robe orange. J’étais fasciné : je croyais voir dans ses traits le reflet de Myriam, la Myriam qui m’avait mis dans cette situation. Pourtant ce n’était pas possible, Myriam était restée en Italie ou retournée en France. Je me demandais bien pourquoi elle serait venue là. Je dis à Rolf que cette femme m’intriguait parce qu’elle ressemblait à une que j’avais connue. « Ah oui, me répondit-il, mais tu sais, cette femme je l’ai vue tout à l’heure à l’hôtel, avec un officiel à qui elle remettait des documents ! »

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Le lendemain était un jour maussade, le bruit des vagues complétait celui du vent en une harmonie plutôt mélancolique. J’étais à peine levé que mon ami Rolf se rua vers moi, paniqué : « tu as vu Alain, on l’a assassinée ! » mais qui ça ? « eh bien elle, celle dont tu me parlais hier soir, et qui a dansé au repas, avec sa robe orange, tu me disais qu’elle te rappelait une femme que tu connaissais, eh bien, ils ont trouvé son corps sur la plage ». Je laissai tout de suite tomber mon bout de brioche, et je me précipitai à mon tour vers l’extérieur. Mais qu’est-ce que c’était que cette histoire ? Était-ce vrai ? De loin, on voyait que sur la plage avait été clôturée une surface rectangulaire au centre de laquelle gisait, pour ce qu’on en pouvait voir de si loin, un corps étalé. Un bout d’étoffe orange flottait, s’élevant au-dessus de la masse grise quand soufflait une bourrasque. J’étais bouleversé. On ne pouvait pas rester ici. Il fallait repartir. Mais avant il fallait se renseigner, en avoir le coeur net, qui était cette femme ? Des rumeurs couraient selon lesquelles elle était une espionne russe que la police locale avait identifiée la veille, mais de là à ce qu’elle soit morte… Quelqu’un me confirma qu’il l’avait entendue parler à l’hôtel et qu’elle avait un fort accent russe. Des journaux plus tard publièrent son portrait. On aurait pu jurer qu’il s’agissait de Myriam…

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Nous quittâmes le lieu de la conférence précipitamment. Nous étions nombreux dans le même minibus. Le passage de la frontière dura très longtemps. Le ciel était redevenu splendide. Un ami anglais nous assura qu’il venait de voir le rayon vert au coucher du soleil. Nous allions reprendre l’avion à l’antique Trébizonde. Pour Istanbul. Puis la France.

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de retour dans la ville où j’habitais, je n’entendis pas parler d’incidents qui se seraient déroulés dans ce pays que je venais de quitter, ni d’assassinat fâcheux ayant pu avoir pour victime une femme professeure de mon université. Pas plus ne devais-je pendant longtemps revoir celle-ci d’ailleurs, laissant poindre en moi l’idée qu’elle avait bel et bien disparu, mais à vrai dire, tout cela se mêlait à l’impression qui s’emparait de plus en plus de moi selon laquelle toute cette histoire n’avait été que fiction, que je l’avais inventée, que c’était mon désir et ma solitude qui avaient créé cette femme puis ces événements troublants. Etais-je seulement allé à Ferrare ? Je me rendais compte, plus j’y pensais, que cette ville de Ferrare pour moi n’existait que par la séquence du film dont j’avais parlé, réalisé par le très vieux Antonioni, presque aveugle et paralysé, aidé par celui qui était jeune alors, Wim Wenders. Dans cette séquence, une jeune femme très belle en effet rôdait dans les rues de Ferrare et y rencontrait son amour.

Un jour, je vis cette femme avec qui j’avais eu, en rêve peut-être, cette liaison d’un soir, cette fameuse Myriam dont je n’étais même plus sûr désormais qu’elle se nommât ainsi, et je m’approchai d’elle, tout tremblant, lui adressant quelques mots timides. Son regard était charmant, humide, et plein de gentillesse, elle me sourit pour me demander simplement : « Nous nous connaissons ? ». Et elle s’éloigna d’un pas rapide vers la salle de cours où elle enseignait.

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