Marx redevient d’actualité : j’ai souvent dit ici mon soutien aux penseurs de la critique de la valeur et de la valeur / dissociation (Postone, Kurz, Scholz), qui ont eu l’audace de vouloir se débarrasser du « marxisme traditionnel », celui de la lutte des classes, du mouvement ouvrier, du productivisme, et de la contradiction entre les forces productives et les moyens de production, autrement dit de cette idéologie dépassée qui a nourri les réflexions anciennes sur le communisme, en faveur d’une pensée inspirée du Marx de la marchandise, de la valeur et du fétichisme. Le vieux marxisme avait inspiré le stalinisme, qui n’avait rien à voir avec un « socialisme » mais tout à voir avec un capitalisme étatisé. Avant eux, André Gorz, Jean-Marie Vincent et quelques autres avaient ouvert cette voie critique, et évidemment les grands théoriciens de l’Ecole de Francfort, tels Theodor Adorno et Max Horkheimer, ainsi que Walter Benjamin. Autre tribut auquel il faut rendre hommage, celui de Simone Weil. Ils ont alors fait émerger une autre vision du vieux barbu, qu’on ne peut plus cantonner au Manifeste ou à certaines pages du Capital, surtout celles des livres 2 et 3, d’autant plus douteuses qu’elles n’ont pas été écrites par Marx lui-même, mais rédigées après sa mort par un Engels qui, pour fidèle qu’il ait pu paraître, n’en avait pas moins délaissé son pote Karl lorsque celui-ci évoluait vers une pensée radicalement différente prenant en compte la technique, l’épuisement des ressources et la perspective des crises futures.
Le philosophe japonais Kohei Saito appartient à ce mouvement, et son livre, Moins ! La décroissance est une philosophie reprend quelques idées de la théorie critique, sans toutefois signaler sa parenté avec les travaux cités plus haut (à l’exception d’une référence à André Gorz). Il se présente davantage d’ailleurs comme un best-seller que comme une analyse approfondie. Des concepts centraux comme celui de fétichisme sont à peine mentionnés et il est peu question d’une forme-sujet qui serait spécifique au capitalisme. La nécessité d’établir un lien entre sujet de l’inconscient et sujet social n’est pas, non plus, dans ses plans. Pourtant, ce ne sont pas là des raisons de négliger l’ouvrage, lequel met l’accent sur des réalités qu’il est toujours utile de rappeler. Mon regret sera l’absence de références croisées entre les différents travaux qui se rattachent à un même objectif : tenter de développer ce qu’il y a dans la pensée marxienne qui nous permet de mieux comprendre les événements de notre siècle et l’imminence d’une catastrophe si l’on ne prend pas les devants quand il en est encore temps (mais en est-il encore temps?).
La première partie de ce livre se cantonne dans ce que la plupart d’entre nous savent déjà : qu’il est impossible de continuer la croissance économique, qu’un univers fini, selon la formule, ne peut accepter une expansion infinie des demandes de ressources, que le capitalisme vert (ou Green New Deal) n’est qu’une vue de l’esprit, que tout progrès technologique en matière de réduction d’émission de carbone s’accompagne inéluctablement non pas d’une réduction véritable mais au contraire d’une demande accrue qui engendre un accroissement de la consommation d’énergie etc. etc. Il a ceci cependant dès le début qui le distingue de nombre de livres touchant au sujet : mettre en exergue la notion de déplacement. Laquelle sera reprise ensuite dans l’établissement d’un parallèle avec la théorie marxienne de la valeur. Pour faire bref, chaque gain de productivité s’accompagne, non pas… d’un repos mérité (!) mais au contraire d’une extension de la recherche de marché pour écouler les marchandises en excédent, afin de réaliser davantage de valeur. Tout se passe ainsi comme si le capitalisme reposait sur une recherche de perpétuel déplacement vers un lointain extérieur. Saïto voit cette réalité sous divers aspects. Par exemple : « le centre a pillé les ressources de la périphérie au nom de la croissance économique tout en imposant à la périphérie les coûts et les charges que le développement économique dissimule », oui bien sûr, et l’exemple donné de l’huile de palme est particulièrement éloquent. Ils sont bien niais ou hypocrites ceux qui disent que nos populations occidentales (en particulier en France) ne devraient pas faire l’objet de trop de restriction puisque ce ne seraient pas elles qui produiraient le plus de CO2, mais celles des pays comme l’Inde ou la Chine… Bel exemple de « déplacement » puisque ce sont ces pays-là qui produisent les marchandises que nous consommons. Saïto met l’accent sur le fait que non seulement, nous bénéficions de ces déplacements au plan économique, mais également au plan psychologique : ce qui est loin disparaît de nos regards et nous pensons pouvoir couler des jours heureux dans le centre une fois rejetés à la périphérie les inconvénients de notre mode de vie. Le capitalisme invisibilise ainsi ses propres contradictions en les déplaçant. Le développement technologique a sa place dans ces déplacements car la technologie elle-même en est moteur. Le premier exemple analysé par Marx est celui de l’épuisement des sols qui a été analysé par son contemporain Justus von Liebig (dans la dernière partie de sa vie, Marx a passé la plus large partie de son temps à étudier des travaux scientifiques, en biologie, en chimie, en physique, en agriculture). Au départ, les nutriments nécessaires au développement des plantes (phosphore, potassium) sont fournis naturellement par l’altération des roches, puis après consommation, peuvent être restitués à l’environnement pour que la fertilité soit maintenue. Cycle naturel mais trop lent si les humains veulent produire et consommer davantage, l’extension de la production conduit alors à un appauvrissement des sols conduisant à un épuisement. « Fort heureusement » (!), la technologie survient sous la forme des engrais, et encore, cela passe par une étape intermédiaire celle du guano, qui fit la fortune des pays des Andes au XIXème siècle. Avec la synthèse de l’ammoniac, dite « procédé Haber-Bosch », plus besoin de guano ni d’attente que les cycles naturels s’accomplissent. Mais évidemment l’écoulement des composés azotés dans l’environnement va générer de multiples inconvénients, nous voici face à un sérieux déplacement des problèmes causé par la technologie… et qui se double d’un déplacement spatial : du centre agricole vers la périphérie des pays lointains qui deviendront tributaires de la production de guano, avant que celle-ci soit devenue inutile et que ces pays soient confrontés à une crise (conduisant même à la guerre du guano de 1864). Autre déplacement, temporel celui-là : le bien connu « après nous le déluge » au nom duquel ce sont nos enfants et petits-enfants qui feront les frais de notre développement inconsidéré. Rajoutons un chapitre à cette histoire : c’est à la recherche d’un nouveau déplacement, mais cette fois dans l’espace, que se lance l’astro-capitalisme qui constitue (cf. *) la base de l’arrangement Trump-Musk. Recherche dans l’espace des matériaux du futur que l’on ne trouvera plus sur Terre et peut-être même exportation vers l’espace de minorités humaines qui voudront fuir une Terre devenue invivable. Mais Marx soulignait que ces déplacements conduiraient inévitablement à des enrayements qui aggraveraient davantage les contradictions du capitalisme… On ne peut qu’être perplexes devant les perspectives d’une vie spatiale (où plusieurs générations devraient se succéder avant qu’on arrive à destination sur une « planète accueillante »).

Dans le chapitre 4, intitulé « Marx dans l’anthropocène », Kohei Saïto nous livre le fruit de ses recherches sur Marx en tant que membre du grand projet MEGA (à ne pas confondre avec MAGA bien sûr…) qui ne veut rien dire d’autre que Marx-Engels-Gesamtausgabe et qui vise à la réédition intégrale des textes de Marx et d’Engels (en une centaine de volumes), où il apparaîtra que de très nombreuses notes écrites par Marx, qui rendront possible une nouvelle interprétation du Capital, n’ont jamais été publiées. On a reproché à Marx, à juste titre, son « eurocentrisme », sa vision progressiste unilinéaire qui lui fit dire que les pays industriels montraient aux autres ce qu’ils allaient devenir plus tard. Le marxisme traditionnel des années soixante-dix postulait qu’il n’y avait qu’un chemin vers le socialisme, qui reposait sur le développement d’une classe ouvrière suffisamment nombreuse. A cause de cela, un économiste connu, qui enseignait à Grenoble dans ces années-là avait conçu une théorie folle : celle des « industries industrialisantes », selon laquelle là où il n’y avait pas de classe ouvrière assez développée, il fallait créer des usines qui auraient la vertu d’appeler à la construction d’autres usines et ainsi de suite. Si encore cette théorie était restée à l’état de la pensée, ce n’eût pas été trop grave, le drame est que ses suiveurs voulurent l’appliquer à l’Algérie, avec tous les dégâts que l’on sait, révolte du monde agraire, retour aux formes les plus archaïques de la conscience nationale s’incarnant dans l’islamisme etc. Si ces penseurs « marxistes » avaient eu connaissance des recherches entreprises par Marx lui-même après la publication du livre 1 du Capital, ils auraient compris que leur idole s’était détourné de cette vision. Très vite, en effet, il s’est tourné vers les travaux d’histoire et d’ethnographie susceptibles de révéler d’autres types de sociétés (ou simplement de vivre-ensemble, la notion de société étant elle-même suspecte comme attachée à la vision du monde capitaliste). Un signal est donné par la réponse de Marx à une militante révolutionnaire russe, Vera Zassoulitch, dans les années 1880 qui lui demandait que faire des mirs, ces communes rurales autogérées qui, aux yeux de nombreux révolutionnaires de ce temps-là se présentaient comme des armes objectives contre la toute-puissance du tsarisme. C’est à ce moment-là que Marx corrige ses propos et affirme que ce qu’il a dit dans le Capital ne concerne que l’Europe occidentale, et qu’il n’est nul besoin que la Russie passe par l’étape capitaliste pour atteindre le socialisme. A la même époque, il travaille sur les anciennes coopératives du monde germanique du haut Moyen-Âge, dites markgenossenschaft, qui l’intéressaient particulièrement à cause de leur manière de respecter les cycles agricoles. Finalement, le Marx tardif, loin de continuer à en appeler au développement des forces productives, prend conscience de leur force destructrice, il commence à faire l’éloge des sociétés qui adoptent une forme d’existence stationnaire. Autrement dit, selon Saïto… voilà notre Marx qui fait l’éloge de la décroissance.
Je n’en dirai pas plus ici sur ce livre, dont on a compris qu’il était plus intéressant par ce qu’il révèle de l’évolution de la pensée de Marx que par les points de vue propres à l’auteur qui demeurent assez convenus, visant à expliquer pourquoi la décroissance est souhaitable sans pour autant nous dire comment passer du monde effarant au sein duquel nous vivons, qui semble ne pas en prendre le chemin, vers la décroissance. Certes, il faut développer les communs… est-ce que ce sera suffisant ? Comment ferons-nous quand le capitalisme s’y opposera de toutes ses forces comme déjà nous le voyons au travers du trumpisme et des autres manifestations d’un hubris productiviste ?


Le socialisme, c’est l’organisation démocratique et rationnelle de la production. Cela implique forcément la soutenabilité. Parler d’écosocialisme est une tautologie. Quant à la décroissance, elle n’a aucun sens dans l’organisation capitaliste – fondée sur l’accumulation de profit. Elle n’a pas davantage de sens dans l’organisation socialiste, où l’on produit selon les besoins.
Marx n’est pas un supermarché : on ne passe pas entre ses lignes comme entre des rayons pour y piocher seulement ce qui nous intéresse. Marx n’est pas non plus un prophète. C‘est son matérialisme dialectique qui lui fait parler du développement des forces productives et du rôle révolutionnaire de la classe ouvrière dans l’économie capitaliste. Ce n’est pas parce que certains interprètes ont pris les ouvrages fondamentaux de Marx pour des livres de recettes, qu’il faut parler de « vieux marxisme ».
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