comme rabâché si souvent le mot attribué à Winston Churchill selon lequel la démocratie serait le pire des systèmes à défaut de tous les autres… comme assénée parfois sur les plateaux télé l’assertion selon laquelle la démocratie se définirait comme le pouvoir du peuple, et comme nous le verrons bientôt, la démocratie comme génitrice des pires monstres et des cataclysmes…
C’est par la démocratie que Hitler parvint au pouvoir, comme nous l’a encore rappelé une nouvelle mise en scène de la pièce de Brecht Grand-peur et misère du IIIème Reich (mise en scène de Julie Duclos, montrée à la MC2 de Grenoble les 16 et 17 octobre). Projeté sur le fond de scène : En juillet 1932, lors des élections législatives allemandes, le parti nazi d’Adolf Hitler devient le premier parti du pays avec 37,3 % des voix. Puis : Hitler est alors nommé chancelier du Reich par le président Hindenburg. En mars 1933, il obtient les pleins pouvoirs, et instaure un régime totalitaire. La pièce, en principe composée de 24 tableaux, montre dans des scènes de la vie quotidienne, à l’intérieur des maisons, autour de tables et de chaises, les effets provoqués par les mesures prises par les nazis sur une population craintive, étouffée par la peur. Un enfant s’absente, et aussitôt les parents sont dans l’angoisse : n’avons-nous pas prononcé des paroles inconsidérées, que le petit ira immédiatement rapporter aux jeunesses hitlériennes ? La peur monte au paroxysme, on atteint l’hystérie. Mais fausse alerte : il était simplement parti acheter une tablette de chocolat. Une femme juive doit quitter son mari, elle part pour Amsterdam, le mari fait semblant de croire que c’est seulement pour quelques semaines, mais le fait qu’il l’enjoigne de ne pas oublier son manteau d’hiver trahit qu’il pense le contraire. C’est ainsi tout le temps. Je sais : les mouvements d’extrême-droite de nos pays ne sauraient être comparés ni au nazisme, ni au fascisme (1).

Répétitions – Grand-peur et misère du IIIème Reich, ©Simon Gosselin
Bientôt, aux Etats-Unis, va se dérouler l’élection que maint commentateur présente comme la plus importante depuis la seconde guerre mondiale. On prédit la victoire de Donald Trump (mais on n’en sait rien, peut-être y aura-t-il un sursaut en faveur de Kamala Harris). Les journalistes assemblés en tables rondes sur les plateaux de la télévision et de la radio dissertent savamment, supputent les mérites des uns et des autres, jugent des erreurs commises au cours des campagnes menées respectivement par les deux candidats. A ce jeu, ils trouvent Harris mal engagée. Elle ne sait pas parler au peuple (comme c’était aussi le cas, il y a huit ans de Hillary Clinton). Trump, lui, sait.
Il sait qu’au peuple il suffit de dire des mots grossiers, que par exemple, Harris est une « vice-présidente de merde ». Il sait que ce n’est pas grave de dire qu’il aime attraper les femmes « par le pussy », ça fait rire les mecs. Les sondages montrent que cette élection sera la plus « genrée » de l’histoire. Les femmes voteront Harris et les hommes voteront Trump. Tous les débats sont de ce niveau-là. Trump est-il fou ? La personnalité psychologique des hommes et femmes politiques est sondée. Mais est-ce cela l’important ?
Trump a dit qu’après son élection, il donnerait un grand coup de balai dans les institutions. Il n’y aura plus de vote par la suite. C’est inutile. Les migrants feront l’objet de déportations massives. L’ennemi de l’intérieur sera traqué, traduit en justice, mis en taule, peut-être sa rivale sera-t-elle jugée et condamnée. Les commentateurs avisés disent qu’il dit tout ça pour séduire son électorat mais qu’arrivé au pouvoir, il va s’assagir. Dans les années trente, les commentateurs avisés avaient beau avoir lu Mein Kampf, ils rassuraient leur auditoire en disant la même chose : ce sont là des propos pour attirer un certain électorat.
Mais le programme de Mein Kampf a été exécuté.
Les commentateurs avisés, en vérité, ne savent pas grand-chose, ils restent à la surface des discours et font semblant de croire, ou croient vraiment, que la politique, c’est-à-dire la démocratie, est juste une question de stratégies de communication, et que les électeurs agissent et décident librement. S’ils choisissent d’élire Trump, leur choix est respectable : il vient d’une délibération libre qu’ils ont eue en dedans d’eux-mêmes. Personne ne demande s’il y a eu vraiment un choix. S’il y a vraiment un choix quand des médias asservis à des intérêts de milliardaires disent toujours la même chose, matraquant à longueur de temps les gens qui n’ont pas d’autre passe-temps attirant que de les regarder en boucle.

Laurent Stocker dans « La Résistible Ascension d’Arturo Ui » de B. Brecht à la Comédie-Française (30 mars 2017) / Campagne présidentielle, 21 juil. 2016 : Donald Trump, alors candidat, à la Convention nationale républicaine (Cleveland, Ohio) ©Getty – Raphaël Gaillarde/Gamma-Rapho via Getty Images/David Hume Kennerly/Getty Images
Autre chose que personne ne fait (en tout cas parmi les commentateurs avisés), c’est demander de quoi Trump est le nom. Je sais : la formule est devenue un cliché, elle a plu aux dits commentateurs quand Alain Badiou l’a utilisée à propos de Sarkozy. Comme si avant lui, personne n’avais songé à poser la question en ces termes. Alors allons-y, de quoi Trump est-il le nom ?
Les plus avisés vont dire bien sûr que Trump, avant toute chose, souhaite s’enrichir, que la position de Président des Etats-Unis donne la puissance et la liberté de faire dévier les lois et les institutions dans le sens de sa propre fortune. C’est vrai et c’est la dimension égoïste de cette élection, et du personnage qui s’y présente. Si quelqu’un un jour pensait que les dirigeants politiques qui sont actuellement au pouvoir dans la plupart des pays du monde cherchent autre chose que leurs intérêts particuliers, il risquerait d’avoir un dur réveil, nombre d’entre eux par exemple cherchent simplement à éviter d’être traduits en justice pour des faits graves qu’ils ont effectivement commis (Netanyahou par exemple), d’autres à capitaliser pour leur avenir.
Mais la politique n’est pas une affaire de personnages singuliers qui seraient maîtres d’eux-mêmes, éventuellement machiavéliques, et sûrs de toujours l’emporter grâce à leur « génie tactique ». La politique (c’est-à-dire la démocratie) est un masque, un leurre, une comédie qui amuse la galerie pendant que dans le fond de la scène et dans les coulisses, des forces sont à la manœuvre. On trouve ici une nouvelle analogie avec la psychanalyse (qu’on me pardonne de faire des « analogies », oui je sais que cela ne suffit pas pour étayer un propos théorique, mais cela reste utile pour l’intuition) : l’inconscient est ce qui s’agite dans la machinerie de la scène théatrale et provoque sur le devant des apparences, des personnages, des symptômes et des émotions.
A titre de symptôme : le fait notable de cette nouvelle campagne trumpienne est la façon dont le milliardaire Elon Musk s’y investit. Il va jusqu’à lui-même apparaître sur scène. Il en fait trop, serait-on tenté de dire. Mais pourquoi ? Elon Musk se fiche des discours populistes de Trump et de ses histoires graveleuses. Il a bien autre chose en tête. Cela fait longtemps qu’il a conçu cette histoire de « New Space », entreprise en apparence folle qui consisterait à « nous » faire sortir de la Terre, propulsés dans l’espace afin d’y trouver des ressources nouvelles, un monde nouveau… Musk a besoin d’un dirigeant des Etats-Unis à sa botte, qui prendrait toutes les mesures institutionnelles nécessaires pour rendre ce projet fou envisageable. Le dernier roman d’Elisabeth Filhol Sister-ship, paru chez P.O.L. (qu’au départ j’ai pris avec suspicion, comme si c’était un ouvrage plutôt en faveur du mouvement New Space, alors que non, de fait et après conversation par mail avec l’autrice, il n’en est rien – mais l’autrice m’en a voulu de l’avoir pensé. Je persiste à penser cependant que le roman est ambigu. Fin de la parenthèse) expose ce qui nous attend dans les années à venir, comme, par exemple, l’exploitation systématique des ressources minières des astéroïdes qui gravitent le long de la ceinture située entre Mars et Jupiter.
On a compris : alors que tout laissait à penser il y a peu (et laisse peut-être encore aujourd’hui à penser) que le capitalisme était foutu à cause de son impossibilité à accroître la valeur, due en partie à l’absence de matières premières, et à cause aussi de ce qu’il entraînait comme désordre climatique et biologique, c’est au moment où on pense qu’il va s’effondrer qu’il « invente » de nouvelles ressources et se prépare à créer à nouveau de la valeur, à condition toutefois de viser l’espace lointain. Des analyses récentes (2) ont qualifié « d’astro-capitalisme » ce que jusqu’ici on appelait le New Space. New Space, c’était le terme inventé par Musk et ses copains férus d’espace, il était donc mal avisé de le reprendre tel quel, y compris dans ce roman d’Elisabeth Filhol. « Astrocapitalisme » est sans doute plus juste.
Ainsi Trump est le nom de ce nouvel avatar du capitalisme, le résultat d’une force presque irrépressible déclenchée par un sursaut de survie de la machine-capital. Qui déjà avait trouvé le gaz de schiste, le pétrole et le gaz russes etc. et qui maintenant va aller plus loin. Toujours plus. Toujours plus haut, toujours plus fort. Face à cela, il n’y a pas de démocratie. Il n’y a que des leurres, et de pauvres gens comme nous qui croyons choisir librement alors que la machine-capital, elle, a déjà choisi pour sa survie. Un choix dû au désespoir ? Qui échouera parce qu’irréalisable ? Peut-être, mais nous ne pouvons pas en être sûrs.
Bruno Latour, dont la pensée nous manque, avait écrit un petit livre passionnant lors du premier mandat de Trump, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique ; il y disait ceci :
on ne comprend rien aux positions politiques depuis cinquante ans, si l’on ne donne pas une place centrale à la question du climat et à sa dénégation. Sans cette idée que nous sommes entrés dans un Nouveau Régime Climatique, on ne peut comprendre ni l’explosion des inégalités, ni l’étendue des dérégulations, ni la critique de la mondialisation, ni, surtout, le désir panique de revenir aux anciennes protections de l’État national – ce qu’on appelle bien à tort, la montée du populisme.
Ajoutons qu’on ne saurait comprendre sans cette idée la montée de Trump, car de quoi s’agit-il d’autre enfin que de perpétuer l’idée qu’une partie du monde au moins surmontera la catastrophe, et surtout une partie de la population mondiale, celle qui est persuadée d’avoir les moyens techniques et financiers de s’isoler, de se renfermer sur elle-même afin de protéger ce qu’ils appellent leur « way of life » ? Latour rappelle que George Bush père avait prédit en 1992 à Rio, déjà : « Our way of life is not negotiable ».
En prenant ces discours pour argent comptant, une grande partie (une majorité?) de la population américaine croit pouvoir s’en tirer à bon compte, or, ces mots ne sont protecteurs qu’en apparence, car elle subit depuis déjà plusieurs années tempêtes, ouragans, et méga-feux réguliers dus au changement climatique, ils font cependant illusion et convainquent une grande partie de cette population, à grands coups de publicité et de propagande, que la situation n’est pour l’instant pas si terrible et « qu’on va s’en sortir », mais surtout ces mots ne s’adressent en réalité (et c’est là toute leur ambiguïté qui n’est sûrement pas perçue par l’ensemble de la population américaine) qu’à la petite frange capitalistique qui a l’illusion de pouvoir continuer à vivre selon son standard de vie actuel.
L’ascension de Trump a donc une limite, la même que celle du capitalisme (voire de l’astro-capitalisme !): la catastrophe climatique et biologique qui attend et avec laquelle nul ne peut transiger, même pas les milliardaires…
(1) Même si un ancien conseiller de Trump vient clairement de qualifier Trump de fasciste, en tant qu’admirateur de Hitler, et que désireux que désormais il n’ait autour de lui que des généraux totalement prêts à exécuter ses ordres à la minute. (in Le Monde, 25 octobre, « Le général John Kelly confirme la fascination pour Hitler du candidat républicain à la Maison Blanche ». Rappelons aussi que l’historien Robert Paxton, grand spécialiste du régime de Vichy, après avoir beaucoup hésité à utiliser le mot « fascisme », dit avoir changé d’avis après l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021 : « il m’a semblé qu’un nouveau langage était nécessaire, parce qu’une chose nouvelle se produisait »
(2) cf. Julien Vincent, article du Monde publié le 16 octobre, New space : le rêve, ou le mirage, d’un futur spatial pour l’humanité et Une histoire de la conquête spatiale. Des fusées nazies aux astrocapitalistes du new space, par Irénée Regnauld, chercheur associé à l’université technologique de Compiègne (Oise), et Arnaud Saint-Martin, sociologue au CNRS (également député La France insoumise, élu en juillet)

Nous nous retrouvons dans un sacré pastis. Nous avons perdu beaucoup d’illusions .Nous constatons les ravages des diverses crédulités et des fake, la perte de valeurs collectives structurantes. Et nous n’avons pas encore les penseurs qui peuvent tirer du monde, même si les Descola et Morizot ouvrent des portes fragiles mais avec quelle portée ? Trump n’est pas tout seul avec ses dizaines de millions d’américains, lui qui est plus copain avec Poutine et Netanyahou qu’avec ses propres compatriotes.Et avec Musk: critiqué mais j’ai l’impression que tout le monde utilise X.
Les grands auteurs de science fiction vont prendre enfin toute leur place, j’espère.Place déjà investie et par le nouveau polar et la littérature « classique ».Nouveau filon me semble t-il.
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ça… tu l’as dit! on est dans un sale pastis! j’entendais hier sur la chaîne 5, dans l’émission En société, une journaliste, Flore Vasseur, qui sonnait l’alarme en ce qui concerne nos enfants dont un nombre croissant sombre dans la dépression… No hope. Je ne sais pas ce qui peut nous consoler, même la SF…
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