Le problème de la séparation

Se peut-il que le sujet de l’inconscient n’ait rien à voir avec le sujet social ? Se peut-il que les souffrances subies par les individus puissent être traitées en ignorant le fond de mal-être social où le plus souvent elles prennent leur source ? C’est la question que pose un intéressant ensemble d’articles paru récemment aux éditions Crise et Critique sous le titre « Quel sujet pour la théorie critique ? », dû aux deux psychanalystes berlinois Sandrine Aumercier et Frank Grohmann. Texte assez difficile dois-je dire tout de suite, et dont je ne suis pas sûr que je puisse rendre toute la substance dans ce résumé succint. Texte sûrement trop concentré sur lui-même, auquel il manque souvent des développements qui nous permettraient de mieux comprendre certaines allusions et de surmonter le jargon psychanalytique. Mais intriguant, méritant d’être travaillé, quitte à ce qu’on n’en fasse ressortir que ce que l’on peut comprendre. Nombreuses ont été les tentatives de concilier Marx et Freud, elles se sont heurtées à de nombreux écueils, comme la tendance à naturaliser leur objet, à faire de l’inconscient d’un côté et de la formation sociale de l’autre, des sortes de continents statiques n’ayant aucune chance de se rencontrer, ou bien au contraire celle à raboter les approches pour qu’elles aillent ensemble de façon à fabriquer un hybride entre deux théories tronquées. Aumercier et Grohmann sous-titrent leur ouvrage : Aiguiser Marx et Freud l’un par l’autre, c’est déjà très ambitieux.

Sous l’angle philosophique, le clivage provient de la dichotomie sujet/objet, érigée en matrice fondamentale par Kant et, plus généralement, par l’idéologie des Lumières. Il n’est pas question à ce moment-là de deux sujets, mais de tout ce qui oppose le sujet à une réalité extérieure : n’est-ce pas là le parangon de toute réflexion épistémologique depuis le XVIIIème siècle ? Kant semble réaliser un « progrès » par rapport au passé en affirmant le rôle actif du sujet dans la connaissance, parvenant ainsi à dépasser l’antinomie entre le sujet connaissant et le monde extérieur. Néanmoins, il reste quelque chose d’inabouti, dont la science du XXème siècle se rendra compte, en particulier le grand physicien Schrödinger, décrivant comme « élision » ce qui se produit autour de la séparation sujet / objet dans la science contemporaine : l’éviction du sujet pour que puisse avoir lieu la science ne se fait pas sans un reste (cf. là-dessus un livre intéressant de Michel Bitbol, justement intitulé « l’élision »), et peut-être est-ce ce reste que la psychanalyse se charge de prendre en compte, c’était le sens d’un article de Lacan sur science et vérité. La question que l’on peut se poser est bien celle de la science : question jamais explicitée comme telle dans cet ouvrage mais qui le parcourt néanmoins, du moins à mes yeux. Quelle est la part de vérité de la science, au sens d’une vérité objective ? Se peut-il comme le suggère Sandrine à propos des lois de la thermodynamique, qu’elle nous en apprenne plus sur nous-mêmes que sur l’Univers, étant dépendante des conditions (sociales, économiques etc.) dans lesquelles elle est produite ? Personnellement, je ne le crois pas. Cela ne m’empêche pas de prêter une oreille attentive à ce que les psychanalystes ont à nous dire sur le sujet.

Passons rapidement sur Hegel, qui donne à la Raison la tâche de « réunifier » la totalité après sa division sujet / objet, sans que cela ait des chances de réussir puisque plus le temps avance, plus le réel est morcelé en une multitude de domaines qui ont chacun leur propre rationalité : « la Raison n’est plus en mesure d’embrasser le tout qu’elle s’est donnée pour objet ». On en vient vite à Marx qui, par la prise en compte des conditions réelles d’existence et des rapports sociaux, dissout la question de l’objet dans les rapports de production et de reproduction sociale. Alors peut apparaître un nouveau sujet, celui de l’Histoire, ce qui transforme en retour le sujet initial, d’autant qu’entretemps la psychanalyse est apparue. Pour Aumercier objectivisme et subjectivisme[…]découlent d’une séparation sociale qui fut d’abord repérée par Marx comme celle du « travailleur » avec ses moyens de production. En apparence, les humains produisent « ce dont ils ont besoin », mais d’une manière telle que les conditions dans lesquelles ils le font leur deviennent opaques et se retournent contre eux comme une « réalité » extérieure qui aurait ses propres lois, que, maintenant, il faudrait déchiffrer et prendre pour un réel indépassable (ce qu’on appelle « l’économie »).

L’objectivisme et le subjectivisme se maintiennent ainsi, le premier centré sur tout ce que nous avons appelé au cours de nos études « les conditions objectives » (de production, d’existence etc.) et qui relève de l’approche « marxiste », et le second ouvrant au pire sur le psychologisme (et les nombreuses techniques de développement personnel qui font d’autant plus flores en notre monde que celui-ci est morcelé et anxiogène) et au mieux sur la psychanalyse (pour autant qu’elle ne verse pas dans le psychologisme). Pourtant, l’approche marxienne, surtout si l’on se fie aux Grundrisse, est consciente de cette fausse opposition et prête à y répondre par une prise en compte de la domination autre que celle du marxisme traditionnel. Ce n’est plus la domination par des intérêts subjectifs par rapport à d’autres, mais de celle opérée par des concepts abstraits qui régissent notre rapport aux autres, et au temps. Les notions de valeur et de fétichisme sont ici centrales, et c’est par là que peut s’engager le dialogue avec la psychanalyse, puisque aussi bien quand on se met du côté de ces notions que lorsqu’on se met du côté de l’inconscient, ce qu’on traite, c’est la question de ce que font les sujets sans le savoir (et évidemment sans le vouloir). Au passage, Sandrine Aumercier égratigne Adorno qui situait l’origine de la catastrophe moderne dans la préhistoire de la subjectivité, le capitalisme ne faisant que révéler un processus ancien (on notera ici que ce genre de spéculation revient fréquemment dans le débat contemporain, voir par exemple les tentatives de fresque historique commençant à la Préhistoire, comme celles de Yuval Noah Harari) alors qu’il introduit une véritable rupture par rapport aux sociétés pré-modernes en mettant les individus non plus en interdépendance les uns avec les autres mais sous la dépendance d’une sorte d’automate, d’un mécanisme impersonnel : c’est la première fois dans l’histoire globale que se trouve mis en place un système qui n’a comme but que la production d’une valeur abstraite (la valeur d’échange), par le moyen d’un travail abstrait et d’un temps abstrait. « Dans le capitalisme, la domination prend la forme impersonnelle et totalisante d’un enrôlement mécanique de toute l’existence sociale, sans fauteur ultime. Les conséquences sur la psyché en sont considérables » (p. 85)

On veut bien le croire, que les conséquences sur la psyché en soient considérables ! Et on ne verra alors pas du tout comme un hasard le fait que la psychanalyse ait été inventée justement à l’époque du capitalisme, même si elle n’est pas un simple « effet » de l’existence du capitalisme (pas plus que la pensée marxienne serait un effet du capitalisme, même si elle n’a pu prendre effectivement place que sous le capitalisme).

Il est patent que le capitalisme a érigé l’opposition entre individu et société comme l’indépassable manière de traiter les contradictions sociales, il y a l’individu, et il y a la société, et entre les deux une problématique d’insertion qui gouverne tous les discours de réparation sociale et d’adaptation dans le but de faire fonctionner l’ensemble « au mieux des intérêts de chacun ». Le capitalisme propose ainsi la fiction des individus autonomes : en somme chacun pour soi, et si « société » il y a , alors elle n’est rien d’autre que la somme des individus qui la composent. Le tout n’est rien d’autre que la somme de ses parties. Ceci est bien sûr l’apparence illusoire que nous donne le capitalisme, celle d’atomes séparés dont les comportements sont régis par la loi des grands nombres : on est en plein fétichisme au sens où Marx entendait par là la manière inversée dont nous sont présentés les rapports constitutifs (de la marchandise, du lien social etc.) par rapport à leur réalité.

Or, dit Sandrine Aumercier, le sujet de l’inconscient est inscrit au coeur de la dichotomie entre « individu » et « société », en quoi, d’ailleurs, il est impossible d’abstraire « l’inconscient » de ses conditions matérielles d’émergence historique. « Faute, dit Aumercier, de traiter préalablement la question de la connexion intérieure et l’identité polaire de la forme-sujet et de l’objectivation fétichiste, la psychanalyse et la critique sociale se cantonnent chacune aux retombées de cette dichotomie : l’une s’occupe du sujet de l’inconscient pendant que l’autre s’occupe de critiquer les désordres du monde, sans jamais que soit nommé le fossé réel dont elles procèdent toutes les deux. Ce fossé n’est pas de l’ordre de l’être mais du processus historique1 ». p. 88. C’est dire évidemment que forme-sujet et objectivation fétichiste sont en fin de compte « identiques », que leur différence vient de ce qu’ils sont vus sous deux angles différents dans ces attitudes différentes que sont la cure analytique et le traitement des désordres sociaux.

Il serait facile à ce moment-là de prétendre qu’une fois identifié le problème, on va œuvrer à l’abolition de la séparation sociale, faire en sorte que, désormais, sujet « individuel » et être social coïncident, voire imaginer, pourquoi pas, une société idéale d’où les conflits seraient exclus, quitte à envisager un retour vers une origine fantasmée où cette séparation n’aurait pas eu encore lieu, ce serait évidemment là pure utopie et même une utopie dangereuse. S.A. met les points sur les i :

Toute société médiatise ses rapports sociaux et ses rapports avec la nature par des formations sociales fétichistes, et les sociétés pré-modernes pas moins que les autres – sauf à entériner la vision du racisme colonial et du white supremacism, qui ne voient dans ces sociétés que des témoins d’une nature antérieure à la civilisation. Aussi la seule chose qui pourrait mériter le nom d’émancipation serait l’établissement de médiations sociales par lesquelles les intéressés peuvent prendre en charge la transformation de leurs propres conditions sociales, y compris le traitement des antagonismes. Ce ne serait en aucun cas une société qui aurait réglé une fois pour toutes ses antagonismes. p. 73

Cette mise au point est importante à mes yeux, tant l’idée d’émancipation est souvent mise en avant comme justification de toute approche critique sociale avec cette sorte de présupposé en arrière-plan qu’il serait possible d’atteindre un état « d’émancipé », alors vu comme position d’un « sujet libre » en ce qu’il serait tout à coup affranchi de toute sujétion, de tout « rapport-fétiche », alors qu’on sait bien que ce n’est pas vrai, qu’il s’agit là, de fait, d’une fiction quasiment religieuse, à peu près équivalente à la croyance en un absolu divin. Le risque est à la fois identifiable dans le messianisme du marxisme traditionnel (Manifeste du Parti Communiste etc.) et, dans la popularisation de la pensée freudienne (voici donc encore un point où Marx et Freud se conjoindraient !) où la cure analytique peut parfois être vue comme thérapie de « libération » du sujet. On ne se « libère » pas comme ça, par la simple vertu d’une thérapie, de la même façon qu’on ne sort pas comme ça du système de la valeur, par la vertu d’actions « anti-capitalistes » appropriées…

Alors, que dit Freud, dans tout ça ? Sandrine Aumercier saisit bien l’embarras du savant viennois, rétif à toute pensée analogique en même temps qu’il ne peut parfois résister à l’envie de faire des analogies entre « l’individuel » et le « collectif ». Ses essais passionnants, qui ont encore toute leur force d’analyse des phénomènes de culture, tombent toujours dans ce travers, ainsi lorsque, par exemple, dans Totem et tabou, il tente le rapprochement entre le « sauvage » et le névrosé. Ces ébauches de réflexion valent alors moins pour ce qu’elles affirment sur le plan positif que comme symptômes d’une pensée inaboutie, ou, pour le dire plus clairement, de la conscience d’un manque de médiations entre la pensée sociale et la psychanalyse. S.A. montre que c’est d’être nés dans des conditions sociales où prévaut le libéralisme, et donc l’individualisme méthodologique, que les deux pensées souffrent du handicap d’être distinguées l’une de l’autre. Tant que nous en sommes à ce stade de formation sociale, il n’y a sans doute pas à espérer davantage, on voit mal comment surgiraient les médiations qui permettraient de combler le vide de l’analogie.

On peut néanmoins viser à maintenir une tension entre les deux méthodes, et ne pas laisser l’une (en l’occurrence la méthode psychanalytique) dériver vers une inconséquence patente qui consisterait à cantonner le sujet dans sa « jouissance » au moment même où les conditions historiques et sociales sont telles que tout sujet humain un tant soit peu conscient est horrifié de ce qui se produit dans le monde de souffrances, de mort et d’effondrement2.

1 Il est fondamental de noter ici que la conception de la psychanalyse défendue par S.A. et F.G. s’oppose à une conception ontologique de l’inconscient et s’insère au contraire dans une vision processuelle de la réalité.

2. L’écrivaine Han Kang, dont je parlais la semaine dernière, montre sa grande lucidité lorsqu’elle déclare juste après avoir reçu le Nobel et alors que l’on attend de sa part de grandes réjouissances : « alors que la guerre s’intensifie et que des gens sont tués chaque jour, comment pouvons-nous organiser une célébration ou une conférence de presse ? ».

Cet article, publié dans critique de la valeur, Philosophie, est tagué , , , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

2 Responses to Le problème de la séparation

  1. Avatar de Jean Caune Jean Caune dit :

    Le dernier texte d’Alain Lecomte sur son blog est à son image : une réflexion ambitieuse et réussie sur les productions intellectuelles et sensibles, qu’elles soient de l’ordre de littérature, de la pensée sur l’imaginaire ou encore sur le monde social et économique tel qu’il va. Cette curiosité, cette volonté de comprendre le sens de ce qui constitue les questions ouvertes de notre « être au monde » est la marque d’une culture qui refuse les frontières épistémologiques qui séparent au bénéfice d’une pensée qui relie. Et pour ce qui est de la relation entre Marx et Freud, entre la pensée du monde des superstructures — pour reprendre une notion de Marx —, l’ensemble des productions symboliques et imaginaires et le monde des rapports socio-économiques, il y a dans cette quête un tropisme prométhéen. 

    En réfléchissant sur la question posée par l’ouvrage, Quel sujet pour la théorie critique ?, Alain fait part de sa difficulté à rendre compte des auteurs de la problématique du livre. Celle-ci vise à réconcilier Marx et Freud à partir de la figure du Sujet. Cette problématique n’est-elle pas vouée à l’échec épistémologique dans la mesure où elle se situe dans une perspective binaire   : celle du sujet et de l’objet ; celle du monde de la production des choses soumises à l’usage et au profit.  Ces deux univers n’occupent-ils pas des espaces qui ne sont ni parallèles ni sécants ? Leurs mises en relation peuvent-elle trouver une place autre que celles des médiations intellectuelles, qu’elles soient critiques ou simplement descriptives ? De plus, le Sujet dont il est question n’est-il pas un sujet à double face : sujet d’action et sujet de pensée : ces deux faces constituant la Personne, notion différente de celle de l’individu qui se confronte à la société, autre figure du dualisme.

    Ma réaction plus qu’intéressée à son article trouve son sens dans la question du point de vue.  Dans les différents textes de son blog, c’est bien souvent la pertinence et la singularité du point de vue qui suscitent le plaisir du lecteur. En tout cas, pour ce qui me concerne, dans la question de la conciliation entre deux monuments de la pensée, celle de Marx et de Freud, c’est moins la résolution de la question qui m’intéresse que le point de vue d’Alain sur l’un et l’autre. Ce point de vue ayant l’avantage de redonner, à l’un et à l’autre ; une possibilité d’apporter une compréhension du monde contemporain qui se précipite dans la catastrophe. Et il me semble que cette compréhension est moins à rechercher dans la conciliation ou la convergence que dans une pensée tierce, la pensée Benjamin : «  catastrophe est que les choses continuent comme elles sont ». 

    J’aime

    • Avatar de alainlecomte alainlecomte dit :

      Cher Jean, merci de ton commentaire! je vois que tu as enfin trouvé le chemin du bouton « commentaire » 🙂 !! Ta réflexion est intéressante, elle met le doigt sur une potentielle impossibilité, celle de relier des pensées a priori aussi distinctes que celles de Marx et de Freud. Le livre d’Aumercier et Grohmann tente de déjouer cet impossible et c’est ce qui me plaît, probablement parce que je suis un indécrottable optimiste et que je crois que se résigner à une séparation inéluctable ne fait que pousser au désespoir. L’opposition n’est pas entre « sujet » et « objet » (à la façon kantienne) mais entre sujet de l’inconscient et sujet social, l’objet vient après, c’est une élaboration à partir de ce couple. Mais je suis d’accord avec toi, il y a aussi d’autres types de sujet, et en particulier le sujet de la langue, je réfléchis là-dessus.

      J’aime

Laisser un commentaire