Sur une photo de Mary Ellen Mark


Je n’ai pas mis cette photographie de Mary Ellen Mark dans les séries que j’ai publiées ces dernières semaines sur ce blog, et pourtant elle est sûrement celle que j’ai préférée parmi les milliers de photos exposées à Arles au cours de ces rencontres, à moins que ce ne soit justement parce que je la préfère, et que cela me pose problème. On notera la perfection esthétique de cette représentation, l’équilibre des formes est parfait, l’harmonie des gestes et des visages a été saisie en un éclair par la photographe américaine. Les bras de l’homme enserrant la femme faisant avec ceux de celle-ci un motif en croix qui structure l’image, l’oblique du corps de la femme prolongeant l’inclinaison du visage lequel forme une sorte de V avec le visage barbu de l’homme, et les deux enfants à l’arrière comme une photo à l’intérieur d’une photo, les regards alignés, la main de la fille doucement posée sur la joue du garçon… Peut-être l’instant d’après, les choses et les êtres auraient bougé, on n’aurait plus senti cette plénitude. Pourtant cette photo nous emplit d’un malaise : jusqu’à quel point peut-on transformer une image de la misère en œuvre parfaite sur le plan esthétique ? N’y a-t-il pas ici une esthétisation de la misère qui nous gène profondément ? Cela est d’autant plus fort que nous sommes des sujets façonnés par une façon « bourgeoise » de voir les choses, c’est-à-dire conventionnelle, mue par une certaine idée de notre confort et que nous ne pouvons que jeter, du haut de cette attitude, un regard condescendant, tout juste de pitié, qui est bien le sentiment le pire que l’on puisse éprouver. Benjamin déjà exprimait cela dans ses essais sur Brecht. Il s’en prenait à la Nouvelle Objectivité, mouvement qui s’est développé en Allemagne dans les années vingt et trente et a donné déjà des œuvres magnifiques inspirées par la réalité sociale, il parle du procédé d’une certaine photographie à la mode, consistant à faire de la misère un objet de consommation ». Susan Sontag s’est aussi penchée sur la question, en particulier à propos des photos de Diane Arbus. La difformité peut-elle devenir objet de contemplation ? Lorsqu’on passe de longues heures à regarder les photographies exposées dans des Rencontres comme celles d’Arles, on voit bien sûr se distinguer plusieurs types de réponse à ces questions. Les photos qui émanent d’un artiste-reporter qui a tenu à nous montrer une situation unique ou très éloignée de nous, que nous ne connaîtrions pas sans lui, et pour lequels sans doute, il a risqué sa vie ou en tout cas a payé de sa personne, où il s’est exposé lui-même s’en tirent bien. On ne saurait reprocher à Duroy de nous montrer une vieille misérable poussant une cariole sur la route qui longe le camp d’Auschwitz car il nous montre là un état de fait que nous ne pourrions pas soupçonner, il tient son rôle d’informateur, tout comme lorsqu’il photographie l’écroulement du mur de Berlin avec une prise de vue saisissante qui nous fait sentir le poids des matériaux qui s’effondrent. La photo de Mark nous semble être d’une autre catégorie, en première approximation, elle s’est contentée de faire une photo « émouvante » et belle d’une famille dans la précarité, mais à y réfléchir, cela est une impression superficielle : il faut bien sûr entrer davantage dans la démarche de la photographe pour la comprendre. Après tout, elle a fait cette photo après avoir suivi longuement cette famille, avoir presque partagé sa vie, ce qui fut une épreuve longue et exigeante. D’ailleurs presque toutes les photos que nous voyons exposées des plus grands photographes sont issues de tels labeurs et de périodes très longues où il leur aura fallu se rendre familiers des uns et des autres, se confondre avec la nature ou avec le paysage urbain afin de prendre parfois une seule photo, mais qui sera faite de toute cette concentration. Ainsi n’en voudrons-nous pas trop à Mary Ellen Mark. IL en va de même pour Valérie Léonard, rencontrée alors qu’elle gardait la galerie où étaient exposées ses photographies d’un monde qui nous est complètement inconnu. Les baduys de l’Indonésie ne permettent à aucun visiteur de passer la nuit chez eux, s’ils veulent les voir, ils doivent venir de très loin puis repartir de là où ils sont venus le soir même, il devient difficile alors de faire un reportage photo ! Et pourtant, avec patience, avec les années où elle est revenue de manière inlassable, Valérie Léonard a réusii à obtenir leur confiance, elle a pu faire des séjours de plus en plus longs qui lui ont permis de réaliser ces reportages qui, à nous, si nous n’y prenons pas garde, sont peu de choses, un reportage de plus parmi tous ceux que nous pouvons lire dans les revues spécialisées, mais c’est nous qui sommes à incriminer, pas les auteurs et autrices de ces photos, à nous de recevoir un peu de ce respect et de cette attention qu’ils/elles ont témoigné. Ce que nous occultons aisément lorsque nous regardons des photographies, ce sont leurs conditions de production. Benjamin, encore lui, disait en parlant de littérature, qu’il y avait une tâche urgentissime de l’écrivain actuel (il disait cela en 1932) : « la conscience de la pauvreté qui est la sienne et qui doit être la sienne pour qu’il puisse commencer à neuf ». Son « travail » ne doit pas être seulement « travail sur des produits, mais toujours en même temps un travail sur les moyens de production ». Ce qu’il voulait dire par là, et qui semble plus vrai aujourd’hui pour la photographie que pour la littérature (malheureusement), c’est que le processus de production fait partie du produit, et que sans doute, c’est celui-là même que nous devons tâcher de percevoir, nous, pauvres regardants qui pourrions vite être happés par la paresse du regard.

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