« Quand commence le capitalisme? » se demande Jérôme Baschet dans un petit livre passionnant paru aux éditions Crise & Critique. Les historiens ne sont pas tous d’accord, ils se répartissent en plusieurs écoles, la thèse la plus courante ferait remonter le capitalisme à l’époque dites « des grandes découvertes », que l’on appellerait plutôt aujourd’hui, à juste titre, celle de l’expansion coloniale. 1492. « Découverte » de l’Amérique. Ou plutôt invasion des Européens, Gênois, Portugais, Espagnols sur les terres où vivaient ceux qu’ils appelleront Indiens puisqu’ils croyaient avoir trouvé une nouvelle route vers l’Inde. Et puis après, Magellan… ouverture des routes des épices, extension des échanges marchands. On frappe la monnaie. Je me souviens d’un voyage à Potosi. Les colons y avaient trouvé les plus colossales mines d’argent et pour l’exploiter immédiatement, avaient inventé de construire en cette ville des fabriques de monnaie, à coup d’asservissement des peuples autochtones à qui on ne laissait aucun choix et qui devaient trimer sans arrêt et sans jamais voir le jour. Quand tous furent morts d’épuisement, on fit venir les esclaves africains pour remplir la même tâche et ainsi de suite… La monnaie ainsi coulée et frappée remplissait les galions à destination de l’Europe et enrichissait les rois de l’époque, celle de la grandeur de l’Espagne. D’autres historiens font remonter les début du capitalisme bien plus loin dans le temps… les Phéniciens, déjà, ne pratiquaient-ils pas l’échange le long des côtes ? Ces historiens-là défendent donc « l’hypothèse haute » par rapport à la première. Mais il en est aussi qui défendent « l’hypothèse basse », et Baschet est de ceux-là. Le capitalisme aurait commencé aux alentours de 1750, et particulièrement en Angleterre. D’où viennent ces différences ? Du fait, défendu ici, que l’existence d’un capital ne crée pas automatiquement le capitalisme. Le commerce n’est pas le capitalisme. Les capitaines à bord de leurs voiliers échangent des biens, parfois entre eux et parfois contre de l’or ou de l’argent, mais globalement, la valeur demeure constante, chaque fois que je vends ou que je troque un objet, c’est en échange d’un objet ou d’une somme de monnaie qui est censé avoir la même valeur. Rien ne s’accroît. Seules changent les répartitions. Il faut juste que des gens extraient une valeur qui était déjà là, et comme ce sont des esclaves qui s’en chargent, on pourra dire cyniquement que ça ne compte pas, leur travail n’ajoute pas de valeur puisqu’il est considéré comme ressource inépuisable. On a trouvé l’art et la manière de faire circuler des biens en s’enrichissant au passage : les rois et la noblesse sont les premiers à recevoir et à pouvoir stocker l’or et l’argent venus des contrées lointaines. Ils en font ce qu’ils veulent. Ils achètent de somptueux objets, des colliers, des vêtements d’apparât (fabriqués par des artisans qui se font bien rémunérer leurs efforts, on les voit devenir eux-mêmes riches au sein des villes italiennes qui sont de plus en plus belles, ces artisans ont des aides, bien sûr, mais ce sont ou bien de futurs riches artisans eux-mêmes, ou bien des serviteurs attachés à la famille). Il faut attendre le milieu du XVIIIème siècle pour que la machine s’emballe : désormais, les biens deviennent marchandises, ils voient leur origine dans de vastes fabriques où se concentrent des masses de gens qui les produisent. Les propriétaires voient le parti à tirer de la force de travail développée par ces producteurs, ce ne sont plus des esclaves, ils sont « libres » et sont rémunérés pour pouvoir continuer à vivre, mais leur force de travail est vue elle-même comme une marchandise et c’est même la seule avec laquelle les producteurs peuvent réaliser un véritable bénéfice. Autrement dit, grâce à elle, la valeur s’accroît. La formule marxienne A-M-A’ peut s’appliquer : avec de l’argent on achète une marchandise, la force de travail, qui peut être revendue à un prix supérieur, simplement parce que l’on ne paie pas la force de travail à son juste prix.

Mais s’il y a décalage entre existence d’un capital et amorce du capitalisme, s’il se passe au moins deux siècles et demi entre les deux, comment occuper cet intervalle ? Jusqu’ici on a pensé que le capitalisme mettait un terme au féodalisme, ou comme dit Baschet, au « système féodo-ecclésial », c’était dire qu’il n’y avait rien entre les deux. On serait donc amené à considérer que la féodalité a duré beaucoup plus longtemps que ce que l’on a cru, ceci est la thèse du « long moyen-âge », qu’il convient évidemment d’étayer. Que faisait-on du capital entre 1450 et 1750 ? (et même bien avant). Les riches marchands de la Renaissance avaient « du capital », autrement dit « une somme d’argent investie dans le but d’obtenir davantage d’argent », et il y avait des « activités du capital », mais ces activités ne visaient pas l’accroissement à tout prix. Les activités d’enrichissement étaient fortement contrôlées : l’Eglise médiévale diffusait une vision largement négative des activités liées à l’argent, et le but avoué des plus riches marchands était d’intégrer la noblesse qui regardait avec mépris la sphère des échanges commerciaux. Le commerce médiéval visait à acquérir, le commerce capitaliste visera, lui, à écouler ses marchandises.
La thèse de Baschet met à mal la conception marxiste classique qui aurait voulu que, partant vers les Indes et trouvant « l’Amérique », Christophe Colomb, déjà animé d’un esprit de lucre, y allât uniquement pour ramener des biens et de la fortune (primat de l’infrastructure sur la superstructure : le vrai fondement des actions serait dans le pur intérêt économique, la « spiritualité » n’étant là que comme façade, justification a posteriori d’une action). Cela ne se passe pas tout à fait comme cela, pensent certains historiens comme Baschet, car nous sommes en plein Moyen-Âge encore, c’est-à-dire une époque régie par l’ordre féodal et ecclésial. Si l’on part, ce n’est pas que pour rapporter des richesses (un peu aussi sans doute quand même!), mais c’est surtout pour accomplir un devoir sacré, celui d’évangéliser, ramener non seulement de l’or mais des esprits évangélisés (l’un des hommes de Vasco de Gama dit en 1498, en arrivant près de Calicut : nous venons chercher des chrétiens et des épices). Le marxisme classique voyait toute l’histoire comme animée par la lutte des classes et déterminée par des causes purement économiques, c’était un économicisme, si les idéologies et les artefacts culturels étaient perçus, c’était au travers de ce que l’on nommait la superstructure, et, c’est bien connu, c’était toujours l’infrastructure qui était déterminante, même si (comme disait Althusser) en dernière instance. L’analyse critique du marxisme opérée par Postone et Kurz a abouti à remettre en cause cette dichotomie facile et arbitraire. Il n’y a pas de différence fondamentale entre une infra- et une super-structure, c’est une forme-sujet globale qui fait avancer le capital, laquelle contient ses éléments matériels et ses éléments idéels. Cette forme-sujet est dominée à tout moment de l’histoire par une certaine conception de celle-ci et des rapports entre le sujet et le monde, définie déjà par Marx autrefois, comme forme de fétichisme. La religion est la première et la plus spectaculaire forme-fétiche que nous connaissons et qui a dominé fortement la civilisation occidentale pendant tout le Moyen-Âge, c’est même de cette manière qu’on pourrait définir le Moyen-Âge : la période de domination du fétiche religion, s’incarnant en Occident principalement par le catholicisme et la prééminence de la papauté. Si donc, à un moment donné, il y a apparition du capitalisme, c’est, selon la thèse de Baschet, sous la forme d’une transition : transition d’une forme-fétiche à une autre, la première étant associée au fétiche Dieu et caractérisée par la transcendance, et la seconde par une toute autre forme de fétiche, ramenée à la pure immanence, qu’on peut symboliser par le terme argent (Walter Benjamin avait déjà défini le capitalisme comme religion de l’argent). Cette transition ne s’exerce pas sous la forme d’une continuité : on ne saurait dire que le capitalisme était déjà en germe sous le régime féodal et qu’il s’est développé de façon progressive jusqu’à occuper la place universelle qu’il occupe aujourd’hui, mais que le changement se serait produit sous la forme d’un basculement. L’image qui vient à l’esprit spontanément et avec laquelle sûrement Baschet serait d’accord, est celle de catastrophe au sens de la Théorie des Catastrophes de René Thom (dont j’ai déjà parlé souvent sur ce blog, cf.). Autrement dit un changement de forme qui évolue sur une surface marquée par un cusp : un trajet s’effectue continûment dans un espace de contrôle (l’évolution d’un ou plusieurs paramètres dont dépend le phénomène étudié), mais sur l’espace substrat figure une singularité (un pli) qui fait que, franchissant une certaine zone, le phénomène bascule tout à coup dans un autre état que son état antérieur. Les paramètres d’évolution selon Baschet ne concernent pas que les changements objectifs qui se seraient produits dans la production et la répartition des biens (Baschet situe l’apparition du capitalisme en Angleterre en grande partie à cause de deux phénomènes très tangibles dans l’ordre matériel : la possession de colonies éloignées qui permettent à la puissance coloniale d’exploiter le coton nécessaire à l’industrie textile et la proximité des sources d’énergie, en l’occurrence le charbon qui permet de faire tourner les usines), mais aussi les évolutions mentales qui se sont produites au cours du Moyen-Âge sous l’influence de la Religion toute puissante, et particulièrement du rôle de la Papauté (on notera bien entendu que ce modèle catastrophiste laisse la place à l’idée que les anciens fétiches ne sont jamais totalement abolis, nous en voyons suffisamment d’exemples autour de nous, le fétiche argent faisant bon ménage avec le fétiche-Dieu, particulièrement aux Etats-Unis où il semble que l’un n’aille pas sans l’autre). Chapitre passionnant du livre de Baschet, que je ne saurais reproduire ici : il y analyse comment on peut passer d’une ontologie analogiste (au sens de Descola) à une ontologie naturaliste (toujours dans le même sens) qui est nécessaire à l’instauration du capitalisme (Descola dit exactement la même chose dans Ethnographie des mondes à venir).
A la fin, sommes-nous sûrs qu’un passage d’un autre ordre puisse se produire, marquant la transition vers un après-capitalisme ? Il serait en tout cas vain de croire qu’il s’agirait d’un passage symétrique par rapport à l’avènement dudit système. Les partisans optimistes de l’émancipation dans l’histoire parient sur un affranchissement par rapport à toute forme de fétiche, la sortie du capitalisme étant le passage d’un régime régi par un fétiche dominant vers un abandon de tout fétiche. Belle vue de l’esprit, dont, hélas, on peut douter. L’esprit humain peut-il vivre hors fétichisme ? Est-ce compatible avec la structure même de son inconscient ? Ces questions se posent plus que jamais, alors que, comme nous l’avons vu avec le phénomène sportif, le capitalisme prouve toujours plus son énorme capacité à engendrer de nouveaux fétiches ou à en régénérer de nouveaux. Loin de s’affranchir de tout fétiche, l’humanité pourrait fort bien retourner vers des fétiches anciens, comme l’illustre ce que certains penseurs d’outre-Rhin appellent le « religionisme », façon de se réfugier dans des moules anciens face à l’angoisse que suscite un avenir dominé par les risques liés aux changements climatiques et à la perte de biodiversité. Des formes d’hybridation tout à fait étonnantes pourraient apparaître entre rejet du fétiche-argent (peut-être) et adoption de nouveaux fétiches religieux.

