Jeux Olympiques et forme fétiche : l’exception et la norme

Il y a trois mois environ (le 10 et le 11 mai), j’assistais à un séminaire passionnant donné dans un lieu dévolu au débat critique en matière de société : La Générale, « Laboratoire artistique, politique et social », dans le 14ème arrondissement. C’était deux mois avant l’ouverture des Jeux Olympiques. Cette remarque n’est pas innocente car le thème général était : des origines du capitalisme à l’état d’exception permanent, or, justement les JO qui s’annonçaient avaient été pris comme exemple de cette manière d’instaurer, au nom de la sécurité et de l’exceptionnalité d’un événement, un type de régime très spécial où les contrôles dans l’espace public sont exacerbés. Un type de régime où finalement chaque instant, parce qu’il doit être considéré comme « exceptionnel » (et qu’en un sens, il l’est effectivement!) devient un instant où l’on accepte le contrôle social au nom de cette exceptionnalité, avec bien sûr, l’idée en filigrane que le régime d’exception est destiné à durer et à se perpétuer même lorsque l’événement qui l’a justifié aura disparu depuis longtemps. Le tour de force est évidemment que cette exceptionnalité soit revendiquée, applaudie, chérie. Efface tout ce qui pouvait paraître auparavant comme sentiment d’oppression, d’abandon ou de soumission dans une société qui souffre de ces maux au plus haut point. Le tour de force est que les individus collaborent tous (plus ou moins, mais rarement moins) à cette « réussite », et l’auteur de ces lignes serait un menteur s’il cachait avoir été lui aussi séduit par ces manifestations grandioses, auxquelles ont participé des penseurs et créateurs reconnus pour leurs qualités intrinsèques d’historien, de romancière, d’artiste, de metteur en scène etc. et par ces prouesses sportives inouïes où, en effet, des gens – les « athlètes » – se sont surpassés pour atteindre des records de vitesse ou de hauteur de saut inimaginables. L’exceptionnalité gouvernait nos vies et nous en étions heureux tellement nous sommes avides de moments où l’on pourrait oublier la réalité sociale et détacher nos regards des ressorts très concrets de l’idéologie (pour ne pas dire « la forme-sujet du capitalisme »). Ce genre de moment marque un sommet du régime d’ambiguïté auquel nous sommes soumis en permanence, non pas du fait de quelque aréopage malin qui gouvernerait nos vies à notre insu (selon une thèse complotiste abondamment répandue « à gauche »), mais de notre propre fait, en tant que participant à cette machinerie globale qui ne parvient jamais à s’arrêter depuis qu’elle a été lancée au début de l’ère du capitalisme. Ambiguïté bien sûr parce que nous ne savons pas interpréter les faits de manière univoque, que nous ne sommes jamais vraiment sûrs de la validité de l’appareil conceptuel que nous appliquons : et si, après tout, nous ne devions pas tout simplement accepter ce qui vient, et si les schémas que nous appliquons pour tenter de comprendre n’étaient que l’émanation d’une sorte de paranoïa critique ? Evidemment je ne crois pas en ce deuxième pôle de l’alternative, il me semble encore aujourd’hui nécessaire d’analyser au moyen de concepts adéquats ce qui se produit sous nos yeux, même si dans ce « ce qui se produit sous nos yeux », je trouve du plaisir (après tout la notion de plaisir est indépendante de notre notion de rationalité). Adoptant ce point de vue, je me dis que ce que je suis en train de décrire ici est tout simplement l’illustration de ce que les conférenciers du 10 mai (en particulier Johannes Vögele et Clément Homs) caractérisaient comme « fétichisme » : le fait qu’il y ait une matrice a priori autonomisée sur la base de laquelle fonctionne la société et qui est perçue comme quasi naturelle ou métaphysique. « Le fétiche est créé par les humains eux-mêmes mais n’apparaît pas comme tel. On n’est pas conscient du rapport qui s’établit à travers lui mais c’est toujours un rapport de domination, reproduit quotidiennement par les individus au travers de leurs actes, sans qu’il y ait jamais un geste créateur en soi, mais apparaissant de manière contingente dans les rapports sociaux et le métabolisme avec la nature ». Les rapports sociaux sont en effet toujours régulés par un médium métaphysiquement constitué. Dans le cas de Dieu, la matrice était personnelle, la représentation de Dieu était personnifiée. Dans la société moderne, le medium est anonymisé, dépersonnifié, se manifeste dans la forme argent mais n’en est toujours pas moins « métaphysiquement constitué ». Par exemple l’idée que la compétition est une valeur en soi, que le monde, à l’instar de la communauté sportive qui en est un modèle réduit embelli, est une communauté de vainqueurs et de vaincus, ou bien l’idée qui semble aller de soi que les « victoires » des athlètes appartiennent à une communauté nationale et qu’il est légitime d’établir entre les nations une hiérarchie calculée sur le nombre de leurs victoires. Ce n’est pas tant le contenu de ces idées qui soit critiquable directement, mais le fait qu’elles soient considérées comme naturelles (c’est ce que les auteurs susnommés appellent la « métaphysique réelle », autrement dit des connaissances au-delà de la physique qui sont admises comme telles sans que l’on n’ait jamais conscience qu’elles ont été créées par les humains, au même titre que l’idée de Dieu). En somme, on peut dire aujourd’hui, après quinze jours d’exploits sportifs myrifiques, et sans que cela ne nuise à ces derniers, que nous sommes dans une forme-fétiche de la société où le sport occupe une place de divinité. Et il va de soi que les grands champions sont adorés à l’égal des divinités d’autrefois, bien qu’étant ravalés au rang de dieux immanents (au même niveau donc que l’argent et la valeur d’échange).

Considérant ces questions sous l’angle historique, on en vient à conclure, comme le faisaient les conférenciers du 10/11 mai, que l’histoire est avant tout celle des rapports-fétiches : on serait par exemple passé à un certain moment de la société féodo-ecclésiale caractérisée par le fétiche Dieu à la société capitaliste caractérisée par le fétiche argent (et peut-être aussi d’autres fétiches comme le fétiche sport). Cette conception implique une aporie, justement signalée par Vögele et Homs à la suite de Robert Kurz, qui consiste en ce qu’il est contradictoire de prétendre expliquer les formes du passé (lesquelles appartiennent à une forme fétiche particulière) à partir de nos rapports aux fétiches actuels : nos interprétations du passé ne sont-elles pas des rétroprojections de nos propres catégories? (On peut dire de même à propos des études ethnographiques bien entendu). D’où le caractère particulièrement ardu de questions comme celle que posait au cours de ce séminaire l’historien Jérôme Baschet : Quand commence le capitalisme ? reprenant le titre du petit livre qu’il a publié aux éditions Crise & Critique en avril de cette année (sous-titré : de société féodale au monde de l’Economie), et sur lequel je reviendrai bientôt, et dont je dirai juste ceci : il y a aporie de l’histoire certes, mais comment ne pas se poser la question si on veut progresser sur des voies qui pourraient nous sortir du capitalisme, auquel cas il serait utile de savoir comment on passe d’un système à un autre, non que cela donnerait automatiquement une solution pour en sortir (et alors aller vers quoi?) mais parce que l’on réaliserait ainsi que le capitalisme n’est pas une fatalité et encore moins un aboutissement. Après tout, il pourrait bien être une anomalie dans l’histoire. En tout cas déjà en lui-même… un régime d’exception.

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1 Response to Jeux Olympiques et forme fétiche : l’exception et la norme

  1. Avatar de Girard A Girard A dit :

    C’est vrai il est peu évident de distinguer le toujours plus du mieux, comme si la performance, le souci de faire plus, souvent dans une concurrence exacerbée, était associée au mieux.Albert Jacquard avait dénoncé les JO, évènement qui trouve de moins en moins de candidatures.

    Et hormis le débat du départ du capitalisme, il y a cette phrase qui date et qui semble avoir sa fonction: détourner le regard des grands enjeux complexes, comme une méthode de gouvernance »Du pain et des jeux »

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