début de troisième semaine, ce devait être une sorte d’apothéose, j’avais eu des billets de haute lutte pour obtenir une place dans la Cour d’Honneur pour Elisabeth Costello mis en scène par Krzysztof Warlikowski, et je me réjouissais. Certes ma place était loin de la scène, rang ZH… autrement dit le dernier… mais je ne m’attendais pas à cette désertion, les grappes de spectateurs quittant le navire au bout d’une heure, au point que je me retrouvai seul dans mon coin (donc évidemment susceptible d’améliorer mon score encore que limité dans mon déplacement par les gardiens de l’ordre spectatorial…). Il y avait du vent ? Oui, certes, un peu. C’était tout en polonais ? Oui, bien sûr, ça n’arrangeait pas les choses d’autant que les surtitres placés trop haut obligeaient à ce dilemme permanent : ou je les lis, mais ils se succèdent à toute vitesse, et je ne fais plus que lire, oubliant de regarder le spectacle… ce qui est quand même gênant ! Ou au contraire, je regarde les images, les gesticulations scéniques (grossies nécessairement puisque nous sommes dans ce lieu marqué par le gigantisme) et je saute donc des phrases, et je ne comprends rien ! Lorsque me revenaient des souvenirs de lecture (car j’avais lu en son temps le roman de Coetzee), les choses s’arrangeaient un peu, plus besoin de trop déchiffrer, je me reposais sur la vision des images. Mais il n’y avait pas que cela. Il y avait aussi un certain ennui dû au fait que tout cela paraissait bien académique. Belles images, oui. Par exemple, quoi de plus naturel lorsqu’on attaque le sujet de l’environnement que voir des glaciers de l’antarctique qui s’effondrent… mais c’est un peu convenu quand même ! Et quand on évoque la condition animale de montrer des champs plein de moutons bêlant… Introduire des comédiens grimés en chimpanzé… est-ce de l’audace ? Transformer les débats du roman de Coetzee en tables rondes où ils interviennent est un peu cocasse, certes, mais il n’y a pas de quoi s’extasier et crier au génie. La pauvre Elisabeth Costello est bringuebalée, est-ce une furie, une femme légendaire, une mère abusive, une conférencière qui s’égare ? Un peu de tout cela. Evidemment, on ne saurait être indifférent au personnage même si on aimerait être mieux capable de suivre ce qu’elle a à nous dire. Les scènes sont ponctuées d’indications sur les sujets qui vont être abordés. La première : REALISME. J’avoue : je n’ai pas été capable de comprendre ce qu’était le message, cela s’est perdu dans la nuit d’Avignon (oui, je sais, j’aurais dû relire le livre avant de venir, mais enfin, un spectacle devrait se suffire à lui-même, non?). La scène où il a été question de notre rapport aux animaux, là où Coetzee a fait débat il y a maintenant vingt ans, elle, est vite identifiée : elle y comparait nos habitudes alimentaires et l’abattage des animaux aux massacres de la Shoah. C’est en général ce qu’on retient le plus facilement du livre du Nobel sud-africain, et d’ailleurs ce dont tous les critiques officiels parlent à titre d’exemple d’un thème « dérangeant » qui expliquerait la fuite des spectateurs (les pauvres, ils n’auraient pas supporté, quel mépris, entre parenthèses, pour lesdits spectateurs), à se demander si lesdits critiques ont bien regardé la pièce car enfin, cette séquence n’en occupe pas toute la durée ! Autre thème identifiable : le commentaire sur le livre de Paul West concernant von Stauffenberg et le supplice auquel le condamna Hitler : l’étrangler avec des cordes suffisamment fines pour qu’il se sente mourir, Costello l’interpelle sur sa légitimité à imaginer de tels détails, la question de la responsabilité de l’écrivain est ici abordée (ou plus précisément, voir (1) ci-dessous, la question de la limite dont il doit avoir conscience dans le domaine de la compassion), et c’est bien. Mais ce que je livre là ce sont quelques éclairs, on pourrait dire « mes éclairs de lucidité », lorsqu’enfin j’arrivais à faire se correspondre le texte et l’image. Mais dans un nombre incalculable de cas, les éclairs que j’espérais encore se sont dissous dans le bruit et l’incompréhension. Après que mes amis eurent déserté les lieux car ils avaient une dernière navette à prendre pour rentrer chez eux, je restai jusqu’à l’entracte. Celui-ci arriva sur le coup de minuit et demi, annoncé par un cycliste interpellant l’écrivaine comme pour lui dire que cette fois elle était bien dans le réel, qu’il fallait éteindre les lumières (ça, c’était plutôt drôle), et les lumières s’éteignirent et les rangs se vidèrent. Je me dirigeai vers la sortie : là, les placeu.r.ses clamaient qu’il y avait deux voies, l’une pour ceux et celles qui sortaient définitivement et qui passait derrière eux, et l’autre pour ceux et celles qui avaient l’intention de revenir, dirigeant vers une placette, eh bien, je vis avec un léger pincement au coeur mais beaucoup de compréhension, presque tout le monde prendre la première voie. Me disant que sans doute je ne gagnerai rien de plus à rester une heure et demie supplémentaire dans cette confusion des textes et des images, je leur emboîtai le pas pour me retrouver bien vite au calme de ma chambre d’hôtel. Il est dit dans le programme (que je n’ai lu qu’après, les placeurs ayant oublié de le distribuer avant le spectacle! Bon, je sais, ce sont des bénévoles, je ne vais pas leur taper dessus…) que la seconde partie est différente, qu’elle évoque davantage le vieillissement du personnage qui, alors, est joué par une comédienne âgée très populaire en Pologne, ayant joué dans les films de Wajda. On y évoque aussi paraît-il la fragilité, en notre monde technique, de nos vies, et plus encore, de la vie en général, symbolisée par un poussin qui va disparaître entre les mâchoires d’une broyeuse. Je n’aurai rien vu de cela, peut-être est-ce dommage, j’observe que les critiques « officiels » n’en disent pas grand-chose non plus, me laissant penser que peut-être eux aussi ont regagné le calme de leur chambre d’hôtel au moment du grand départ…
la vie… la voici bien évoquée, et même portraiturée, dans cette petite pièce chef-d’oeuvre d’Elisabeth Bouchaud : l’Affaire Rosalind Franklin, à la Reine Blanche, dernier volet des « Fabuleuses ». Qu’est-ce que la vie, cette vie si bafouée, négligée, engloutie par les mâchoires de la technique ? Quelques scientifiques ont posé la question et l’ont, d’un certain point de vue, résolue au cours du siècle passé lorsqu’ils ont mis à jour la responsabilité de l’ADN dans l’histoire, et plus encore de sa structure en double hélice. Est vivant tout ce qui contient de l’ADN. Point. Encore fallait-il le découvrir, et l’histoire a inscrit à ce registre les noms de Crick, Watson et Wilkins, Watson étant américain et les deux autres anglais qui, tous, travaillaient à Londres ou à Cambridge, mais ce n’est que récemment que l’histoire a ressorti le nom de Rosalind Franklin. Pourtant c’est bel et bien elle qui a fait les observations et les photographies décisives et qui a su, la première, en tirer les conséquences. L’oeuvre d’Elisabeth Bouchaud est autant une pièce de théâtre qu’une enquête d’histoire des sciences. Celle-ci est magistrale. Il aura fallu explorer les archives, retrouver les épreuves photographiques, entrer dans le détail des appareillages. C’est aussi une œuvre de pédagogie scientifique : qui pourrait ne pas comprendre le mécanisme de l’ADN après avoir vu cette scène où, pour expliquer comment fonctionne la reduplication à son collaborateur, elle utilise simplement ses avant-bras, ses deux avant-bras au départ se nouant sur eux-mêmes avant qu’ils se séparent pour se nouer à ceux du comparse dans le même mouvement et ainsi de suite à l’infini ? Terrible portrait que celui de cette jeune anglaise, d’abord attirée par la vie parisienne au moment des caves de jazz de St Germain des Près puis retournant dans son pays où lui est promis la direction d’un groupe à King’s College, où elle devra s’occuper de la structure des protéines. Quand elle arrive à Londres, elle y est accueillie par un hurluberlu timide et coincé qui sera son collaborateur, elle tarde à rencontrer le chef du laboratoire, un certain Wilkins, qui est secrètement séduit, mais qui cherche à exercer son autorité sur la jeune recrue. Elle voudrait bien parler avec lui, surtout des équipements, qui s’avèrent tous défaillants, mais il a plus pressé à faire : se réunir au club avec ses amis, qu’à cela ne tienne je pourrais y venir avec vous, mais vous n’y pensez pas… nous sommes en Angleterre dans les années cinquante et les clubs sont réservés aux hommes (vous voulez dire interdits aux femmes… et aux chiens sans doute ? Oui, oui, évidemment Dr Franklin, aux chiens aussi). La pauvre Rosalind a ensuite à faire face aux assauts grossiers d’un certain Watson aux manières bien peu britanniques, qui n’est là que pour réussir au plus vite, bousculant le directeur du labo qui, au début, n’en veut pas. Crick un peu plus sympa mais tout autant avide de réussite à peu de frais. Ils s’arrangent tous ensemble (Wilkins, Crick et Watson) pour dérober les clichés uniques pris par Franklin, où, pour la première fois elle sépare deux formes de l’ADN, la A et la B, l’une sèche l’autre plus humide, séparation qui fait apparaître avec netteté sur l’un des clichés la forme d’une sorte d’hélice vue du dessus. Les potaches Watson et Crick vont s’en emparer de manière brouillonne, mais c’est Rosalind, pardon, le Dr Franklin, comme elle tient à se faire appeler, qui en donne le modèle. Terrible portrait disais-je car c’est celui d’une femme intransigeante, sur ses droits bien sûr et sur l’exigence de vérité : les conventions britanniques passent au second plan, ainsi malheureusement que la plus élémentaire prudence : sa manipulation excessive des rayons X va altérer sa santé, elle mourra jeune tout en ayant accumulé des découvertes dans le domaine des virus sans toutefois atteindre la gloire de ses comparses, récompensés par le Nobel en 1962 (elle était déjà morte en 1958)… mais qui ne firent plus jamais rien par la suite ! Comme pour Exil Intérieur et pour No’Bell, la mise en scène est d’une rigueur impeccable, les instruments sont convoqués sur scène, les comédiens, tous jeunes, sont excellents, le texte coule dans nos oreilles comme du miel. On ressort de là gonflé à bloc, enthousiaste, ému par l’existence de la science elle-même, et de quelques héros et héroïnes qui ont su (et savent encore) la porter. J’attends maintenant que madame Bouchaud se penche sur la sismologie, domaine où quelque chercheuse que je connais a connu le sort des Meitner, Bell, Franklin et consorts…

Celle qui, dans No’Bell justement, joue le rôle de Jocelyn Bell, on la retrouve à la Chapelle des Antonins (l’un des pôles de la Factory) dans le rôle d’Anna Politovskaïa pour une pièce qui s’intitule : Femme non rééducable (le texte est de Stefano Massini, trad. Pietro Pizzuti). Elle joue avec son comparse, un homme avec qui elle forme la compagnie La Portée. Ils sont tous deux remarquables. Il faut là aussi louer le travail de préparation, de recherche documentaire sur le cas de cette journaliste russe assassinée par la sbires de Poutine en 2006, un 7 octobre. Une paire de lunettes en plus, et Roxane Driay se métamorphose en la journaliste russe, dont on prend connaissance des reportages effectués en Tchétchénie au début des années 2000, où, déjà, le dictateur russe envoyait ses troupes massacrer les civils, au départ des jeunes comme d’autres, puis des orphelins (pour éviter les reproches des mères!), puis enfin, comme en Ukraine, des repris de justice. Anna interviewe un jeune soldat russe. 19 ans. Satisfait de rentrer dans les normes imposées : tuer au moins trois ou quatre personnes par jour, avec une préférence pour la technique du fagot (on entoure un groupe de personne par un cordage bien serré, puis on balance là-dessus un bon explosif, et le tour est joué). Il n’a tout simplement pas conscience d’âtre un meurtrier, car, dit-il, ce sont des Tchétchènes, pas des hommes. 19 ans. Ce pourrait être mon fils. Et pas d’autre envie que celle que la guerre dure le plus longtemps possible. La journaliste se perd dans les cloaques de sang et de boue, elle est rudoyée chaque jour par les soldats russes, arrêtée et torturée à maintes reprises, elle n’en continue pas moins d’envoyer ses articles à la Novaïa Gazetta, seul journal restant de libre mais qui ne tardera pas à être supprimé (c’est son directeur, Dimitri Muratov, qui a obtenu le Nobel de la Paix en 2021). Des officiers écrivent pour la dénoncer, l’injurier. Une première tentative d’assassinat se solde par la mort d’une dame dans son immeuble qui n’avait pour seul tort que celui de lui ressembler vaguement, elle sait à partir de là que son sort est scellé et effectivement, quelques jours après, on ne la rate pas, elle est exécutée froidement dans le hall de son immeuble. Nous sommes dans cette pièce bien au coeur de l’infamie : le régime russe dans toute son horreur, tel qu’il sévit aujourd’hui en Ukraine bien sûr, avec les mêmes méthodes, les mêmes crimes et assassinats de journalistes, d’opposants etc. On songe bien sûr à Navalny en voyant cette pièce. Mais la Russie poutinienne s’effondrera. Bien sûr. Ses ressources ne sont pas inépuisables. On voit son armée piétiner aujourd’hui dans l’est de l’Ukraine. Mais après quels soubresauts terribles encore ? Et après combien de morts, qu’ils soient russes ou d’autres nationalités ? La métaphore de Coetzee, du petit poussin destiné à la broyeuse, s’impose toujours plus : qu’est-ce qu’une vie, non plus au sens scientifique mais au sens éthique, si n’importe laquelle de ces vies peut être fauchée en un instant par la barbarie dont l’humanité est capable à tout instant ?
Avignon est formidable : chaque année, nous sommes baignés dans un océan de réflexion, de culture, d’outils pour la prise de conscience et de lucidité face à un monde en terrible danger. Avignon, dû à Jean Vilar qu’il ne faut jamais oublier, est la plus grande conquête au niveau de la culture que nous ayons eue depuis 1945. Puisse cette conquête jamais ne disparaître !
(1) On lira ceci sous la plume de Tiphaine Samoyault dans « au lieu du passage » paru dans la revue Vacarmes en 2009 : « Dans Elizabeth Costello, la sixième conférence, intitulée « Le problème du mal », évoque la question à propos du livre de Paul West, les Très Riches Heures du Comte von Stauffenberg, qui applique strictement le principe selon lequel il faut parler « du dedans » de l’expérience extrême. Décrivant sans rien omettre l’exécution des conjurés après la tentative d’assassinat manqué contre Hitler, il atteint, selon la lectrice et conférencière, les limites du lisible : « Certaines choses ne sont pas bonnes à lire ou à écrire. En d’autres termes : je prends tout à fait au sérieux ceux qui affirment que l’artiste risque gros à s’aventurer dans les lieux interdits ; il risque en particulier lui-même ; il risque peut-être tout. » (Elizabeth Costello, p. 234) La limite de la compassion est ainsi le point où la souffrance ne peut plus être endurée sans être elle-même une torture et transformer l’écrivain en bourreau ».



