Avignon deuxième semaine : la mort, le sexe, l’autisme et la science

Deuxième semaine. Un chroniqueur dit fort justement, sur la revue en ligne AOC que cette première semaine du Festival d’Avignon a été principalement dédiée à la vieillesse, au sexe et à la mort (1). Nous n’avons pas vu la pièce de Mohamed El Khatib, La vie secrète des vieux. Regrets (nous avons peut-être pensé que nous étions suffisamment au fait de la question). On y a mis en scène, paraît-il, d’authentiques personnes âgées, voire très âgées, parfois en fauteuil, pour briser le tabou du sexe chez les vieux. Certains dépassaient les cent ans. Est-ce encore du théâtre ? Sûrement, si j’en crois mon ami Jean qui a écrit un livre intitulé « Faire théâtre de tout », montrant donc qu’on peut, effectivement, faire théâtre de tout. Le sexe, je l’ai dit la semaine dernière, était aussi présent et presque obsédant dans le spectacle proposé par Angelica Liddell. Elle ne se faisait d’ailleurs pas faute de montrer sexes et nichons et, déjà, chez elle, on pouvait voir ces rangées de fauteuils pour des vieillards en rang, attendant leur petite satisfaction du jour. On sentait bien là, du reste, l’influence d’Ingmar Bergman. Citations de Persona et de Sarabande à l’appui. Quand le monde s’effondre comme il s’effondre en ce moment, on interroge l’essentiel. Comment allons-nous mourir, comment allons-nous vieillir, nous reste-t-il encore une dernière étreinte à partager ?

L’auteur de la chronique reliait à ces deux spectacles celui que nous avons vu aussi : Absalon, absalon, d’après le roman de William Faulkner, adaptation qui dure cinq heures, donnée à la Fabrica, un lieu construit il y a seulement une dizaine d’années, pour des expérimentations théâtrales. La mise en scène est de Séverine Chavrier, qui dirige le théâtre de Genève. Spectacle débordant de tout, de musique (très forte), de cris de rage et de folie, de video et de clair-obscur. Les deux premières heures sont éprouvantes, trop « saturées » comme dit l’article auquel je me réfère. Les personnages, dont un père de famille en lutte pour sa survie, se voient autant sur l’écran que sur scène où ils sont confinés dans des espaces restreints, comme une voiture. Il y a deux voitures sur scène qui, de temps en temps, se mettent à avancer ou bien à reculer, cela rappelle certains films où l’on avait pris l’habitude de filmer les héros derrière un volant, on a ça dans Pierrot le Fou par exemple. C’est fou ce qu’un pare-brise paraît le cadre idéal d’une mise en scène. De longues séquences dans la pénombre nous font sentir la moiteur et l’opacité des marécages du Mississipi. Plus la narration avance, plus les plans se mettent en place, il s’agit d’une saga du Sud américain, mais elle n’est pas présentée dans un ordre chronologique. Certaines séquences sont contemporaines, un descendant assis dans un rocking-chair raconte à un ami le passé familial, les mésalliances, les atmosphères de scandale, les épisodes de la guerre. Mais quelle guerre ? On pariera bien sûr pour la guerre de Sécession, même si parfois sont évoqués les soldats américains partis « sauver l’Europe ». L’heure finale est apaisée, une jeune femme noire raconte le racisme subi. Elle dit avoir appris un jour à une cousine qu’elle était « métisse », toute au plaisir d’utiliser une expression qu’elle venait d’apprendre, et que son père s’en était fâché car, disait-il, il n’y a pas de « métisse », ou on est l’un ou on est l’autre, ce en quoi on voyait bien qu’il se trompait. Interrogée plus tard, la cousine disait se rappeler très bien cet épisode, où elle avait enfin compris qui elle était. Dans la dernière partie du spectacle, la fragile toile (du papier?) sur laquelle sont projetées les images, se déchire. Des bouts entiers tombent sur la scène, révélant une architecture de tubes et de cases où par moment se sont réfugiés les personnages, comme si l’espace scénique, essentiellement vertical, était organisé en cases comme les cases de la mémoire. C’est donc à la mise à nue d’une mémoire que nous assistons. Dans un entretien, Séverine Chavrier dit qu’elle a voulu aborder surtout la question de l’héritage, les relations fraternelles et le rapport des jeunes à l’autorité parentale. On voit ainsi l’un des fils qui, contrairement à son frère et à sa sœur, s’engage dans des études, le premier de la famille à accéder à l’université, objet de quolibets et de colères de la part du père qui, lui, n’a jamais eu cette chance. Elle dit aussi avoir voulu interroger les fondements de la nation nord-américaine : vaste programme. On se demande tout au long du spectacle en effet comment peuvent faire corps et vivre ensemble des fragments si disparates, venus de tant d’horizons différents, à la base de tant de répressions et de massacres. On devine que j’ai un peu de mal à parler de ce spectacle, c’est qu’il reste en ma mémoire comme un rêve de la nuit dont j’essaierais de retrouver les moments et la signification. Sûrement est-ce un spectacle qu’il faudra retourner voir lorsqu’il passera, notamment à Paris, à l’Odéon (du 25 mars au 11 avril) ou bien à Genève (du 17 au 29 janvier).

HECUBE PAS HECUBE Festival d Avignon Texte et mise en scene Tiago Rodrigues Traduction Thomas Resendes Scenographie Fernando Ribeiro Costumes Jose Tenente Lumiere Rui Monteiro Musique et son Pedro Costa Collaboration artistique Sophie Bricaire Avec les interpretes de la Comedie Francaise : Eric Genovese, Denis Podalydes, Elsa Lepoivre, Loic Corbery, Gael Kamilindi, Elissa Alloula, Sephora Pondi


Curieusement ou… significativement, l’autisme est également un thème souvent abordé ici. Deux exemples, si éloignés l’un de l’autre qu’on pourrait dire qu’au plan théâtral, ils n’ont rien à voir : le « seule en scène » En tongs au pied de l’Himalaya, de Marie-Odile Weiss, au théâtre du Chêne Noir (donc dans le « off »), et le grand Hécube pas Hécube, écrit et mis en scène par Tiago Rodrigues à la Carrière de Boulbon (donc dans le « in »). On peut deviner que c’est, pour moi, le second qui l’emporte (rien à voir, vous dis-je!) même si le premier n’est pas négligeable : après tout, tenir en scène une heure et demie en racontant son parcours de mère d’enfant autiste ne doit pas être regardé avec condescendance. C’est du vécu. Rien ne saurait être reproché à l’actrice qui étale ses tripes en public en nous montrant les multiples embûches et obstacles à gravir, bien sûr encore et toujours les sempiternelles accusations des (mauvais) psy à l’encontre des mères taxées de frigidité, les remarques maladroites des amis qui ne vous veulent que du bien, la désertion des mâles qui, lorsqu’ils voient l’étendue du désastre préfèrent partir à toutes voiles. Mais rien à voir bien sûr avec les accents tragiques que sait y mettre le metteur en scène portugais en s’appuyant sur une tragédie antique, en l’occurrence Hécube d’Euripide. Magie du verbe et de la scène, la situation mise en scène par la troupe de comédiens qui sont réunis au début de la pièce, qui est celle d’une mère (Hécube), la femme du roi Priam, devenue captive et qui a vu son propre fils tué par celui qui devait le protéger et pour cela implore vengeance, se confond admirablement avec celle de la comédienne qui joue Hécube et qui, elle, a à faire face à la manière dont son fils a été maltraité dans une institution dédiée à l’accueil des autistes, et pour qui, elle aussi, demande réparation. Elsa Lepoivre joue Hécube, elle est sublime, tout comme l’est celui qui joue à la fois le rôle du procureur et celui d’Agamemnon, Denis Podalydes. Ce qu’on admire le plus dans ces réalisations mettant à contribution les comédien.ne.s de la Comédie Française, c’est l’extraordinaire justesse du ton, l’excellence de la diction qui fait que même par fort mistral, il n’y aurait aucune difficulté à suivre le propos.
De plus, le texte et la mise en scène de Rodrigues sont d’une grande limpidité, les mots sortent de la bouche des comédiens tout naturellement comme plusieurs sources qui s’écoulent, tout en restant dans la tragédie, le spectacle fait des écarts vers l’humour, voire même l’auto-dérision. On a le décordit un des personnages et en effet quel beau décor que celui de la carrière de Boulbon, on ne sait pas trop à quoi il sert.On a les costumes ils sont un peu monotones, mais ils sont faits sur mesure… Le fils autiste a pour prénom Otis, jeu de mots ? Non puisque les parents ne pouvaient pas deviner au départ, mais un hommage à Otis Redding dont la musique fait vibrer les murs de craie. Seul élément « rajouté » du décor : un chien géant parce que le film préféré d’Otis qu’il regardait en boucle est un dessin animé avec une petit chienne, et la mère, Nadia, comme la mère Hécube, seront prêtes à aboyer tant qu’il le faut jusqu’à ce qu’on leur rende justice…

Elisabeth Bouchaud


Autre chose encore, d’un peu éloigné des spectacles qui précèdent mais qui, pour d’autres raisons que celles évoquées jusqu’ici me touche beaucoup : les trois pièces (dans le « off ») regroupées sous le titre commun les Fabuleuses, qui sont données au théâtre Avignon-Reine Blanche. Ces pièces me touchent parce qu’il y est question de science, ce qui est suffisamment rare dans le domaine théâtral pour qu’on le signale. Et plus spécifiquement : de la place des femmes dans la science. Leur autrice est une scientifique elle-même : Elisabeth Bouchaud, qui réussit cet exploit de mener de front deux carrières, une de scientifique (elle a été encore récemment directrice des enseignements de l’Ecole Supérieure de Physique et de Chimie de Paris, elle a travaillé dans le domaine de la physique des matériaux, sur les phénomènes de rupture – utilisant en cela la théorie des fractales de Benoit Mandelbrodt) et une autre de comédienne / metteuse en scène / directrice de théâtre. Un pur littéraire craindra sûrement ce rapprochement : comment une scientifique peut-elle exprimer les subtilités des passions humaines, les rapports ambigus, les désespoirs et les joies ? Et bien qu’il se détrompe. Ces pièces font appel autant à la sensibilité du spectateur qu’à sa capacité de compréhension des théories de la matière. La première pièce est Exil intérieur, exploration du cas de Lise Meitner (dont j’ai déjà parlé ici), véritable découvreuse de la fission nucléaire, qui se fit ravir le fruit de son travail par Otto Hahn, le physicien allemand qui reçut le Prix Nobel en 1948 justement pour cette découverte. Lise Meitner était juive. Le régime hitlérien sut lui rendre la vie impossible jusqu’à ce qu’elle se décide enfin à partir, pour le Danemark d’abord (afin d’y rejoindre Niels Bohr) puis, au moment où ce pays fut mis à son tour sous la botte nazie, vers la Suède. De retour en son pays après la guerre, avec son neveu Otto Frisch qui l’avait beaucoup aidée, elle se heurte au déni des savants allemands. Ils espèrent se dédouaner de leurs crimes en insinuant que ceux qui ont réalisé la bombe atomique ont été aussi des criminels. La deuxième pièce, No Bell, est consacrée à Jocelyn Bell, jeune étudiante dans les années soixante qui prépare sa thèse à Cambridge au sein d’un observatoire dirigé par Antony Hewish, et à qui est dévolu le rôle de rassembler les données délivrées par un radio-télescope géant. C’est là qu’elle voit un jour un événement qui se reproduit systématiquement tous les 23h56, inexplicable jusqu’à présent, mais dont elle maintient mordicus la réalité, elle vient de découvrir le premier pulsar, mais là encore, les us et coutumes de la science vont faire que c’est son patron et lui seul qui sera gratifié de cette découverte, qui lui vaudra, à lui aussi, un prix Nobel. On retrouve Jocelyn Bell sur la fin de sa vie, lorsqu’elle a quand même réussi à faire valoir ses droits de grande scientifique. On la questionne sur ses regrets. Le point commun entre Lise Meitner et elle est de n’en avoir aucun, elles ont gardé de l’estime (peut-être de l’amour dans le cas de Lise) pour leur tuteur, même si celui-ci a quelque peu abusé d’elles. La troisième pièce sera consacrée à Rosalind Franklin, la vraie découvreuse de la structure en hélice de l’ADN. Je ne l’ai pas encore vue. Mais bientôt !


Ici aussi, les comédien.ne.s sont excellent.e.s. Dans la première pièce, Elisabeth Bouchaud elle-même tient le rôle principal. Elle est bouleversante. Mise en scène d’une grande rigueur, avec peu de moyens, mais suffisants. Souvent un tableau noir suffit à faire naître de grandes émotions ! (on se souviendra du très beau film : Le Théorème de Marguerite, sorti cette année, sur une (pseudo) découverte d’une démonstration pour la conjecture de Goldbach).

(1) cf. Vieillesse, mort et sexualité – premier retour sur Avignon 2024 Par Hugues Le Tanneur paru dans AOC – vendredi 12 juillet

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