Lire la poésie en des temps mauvais

En ces sombres temps que nous traversons, il peut toujours être un peu consolant de se reporter à des périodes et à des lieux où les temps furent encore plus sombres pour les gens qui y ont vécu. La Révolution russe et le régime de terreur qui l’a suivie ont été de ceux-là. On aura donc une pensée émue pour Anna Akhmatova, dont la romancière Geneviève Brisac a écrit un émouvant portrait, paru récemment chez Seghers(1). Anna était née Gorenko, mais avait décidé de prendre un autre nom après que son père lui eut dit qu’en aucun cas il ne voulait que son nom ne soit souillé par des vers décadents comme pouvait, selon lui, en produire sa fille. Elle se pencha alors du côté de sa grand-mère maternelle qui était d’origine tatare et descendante d’Akhmat Khan, pour choisir le beau nom d’Akhmatova. En voyage de noce à Paris avec son premier mari, en 1910, elle y rencontre Amedeo Modigliani, qu’elle retrouvera l’année suivante. L’artiste fait son portrait et de nombreuses esquisses d’elle dont elle arrivera à garder l’une malgré toutes les vicissitudes de son existence, jusqu’à la fin de celle-ci. Anna et Amedeo, assis les jours de pluie au jardin du Luxembourg sous un grand parapluie, se récitent l’un à l’autre des vers de Verlaine qu’ils connaissent par cœur.

Akhmatova a traversé la révolution russe sans y prendre une part active, c’est bien ce qui lui fut reproché, notamment par Maïakovski (avant que lui-même ne sombre et ne se suicide) puis par les divers « responsables » de la culture en milieu soviétique, et elle a traversé donc aussi toute la période stalinienne, puisqu’elle mourut à Saint Petersbourg en 1966. De sa confrontation avec Maïakovski, le poète et critique de cette époque, Tchoukovski, retire qu’il était la foule et elle la solitude (d’ailleurs, dit le critique, il ne sait pas compter en-dessous d’un million!). Mieux vaut ne pas être un ou une solitaire en période révolutionnaire…

Mariée avec un certain Nikolaï Goumiliov, également poète, qui la courtise depuis qu’elle a quatorze ans et qui se désintéresse d’elle dès qu’il est parvenu à ses fins, elle a, de ce mariage, un fils, Liova, qui jouera un rôle essentiel dans sa vie jusqu’à sa mort, leurs rapports n’étant pas facilités par le contexte (lui reprochant à sa mère de quasiment l’abandonner lorsqu’il est interné alors que bien évidemment, c’est l’administration qui met un obstacle à leur échange de lettres).

croquis de Modigliani représentant Anna Akhmatova en 1911

Si, bizarrement, le régime épargna relativement la personne même d’Anna, il s’acharna sur ses proches. Goumiliov est fusillé en 1921, accusé d’avoir trempé dans un complot monarchiste. Ses amants sont souvent arrêtés (Nikolaï Pounine mourra au Goulag en 1949), et son fils aussi bien entendu. La première fois elle obtient sa libération grâce à une lettre adressée à Staline, la seconde fois, en 1938, ce sera plus difficile et ce sera le Goulag jusqu’aux années cinquante : il a osé protesté en cours contre son professeur de littérature qui avait dénigré son père. A certains moments toutefois, elle est relativement bien vue du régime, d’autant qu’elle accepte de s’adresser à la population lors du siège de Leningrad, et vers la fin de sa vie, elle est encensée comme grande poétesse, il ne faut pourtant pas trop se réjouir pour elle : sa liberté ne tient qu’à un fil. Il suffit qu’elle reçoive Isaïah Berlin, membre de la diplomatie anglaise, qui l’admire beaucoup, chez elle, pour qu’aussitôt, Staline s’émeuve, voilà que notre grande poétesse s’acquoquine avec des espions occidentaux… il en résulte expulsion de l’Union des écrivains et problèmes administratifs. Parmi ses amis, on notera bien sûr Alexander Blok, Marina Tsvetaïeva et Ossip Mandelstam. Marina réfugiée en Asie centrale pendant la guerre qui ne trouve plus à se nourrir et se suicide. Mandelstam envoyé au Goulag et qui en meurt. Anna seule mourra de maladie et chez elle. La seule fois où je suis allé à Saint-Petersbourg, j’aurais pu voir la maison d’Anna Akhmatova. Dommage, je n’en ai pas pris le temps. Je ne crois pas qu’il y aura une prochaine fois… quand je lis l’affirmation de Dostoïevski selon laquelle « être un vrai Russe c’est devenir le frère de tous les hommes », mon coeur se serre en pensant à ce qu’est devenue la Russie aujourd’hui, sous Vladimir Poutine.

La poésie d’Akhmatova est fluide et lyrique, simple en apparence. Au départ tournée vers l’intime et les sentiments éprouvés (c’est bien ce qui lui fut reproché par les « révolutionnaires »), elle devient par la suite une expression universelle des souffrances et des malheurs des gens du peuple. En 1957, à Leningrad, elle écrit dans « en guise de préface [à Requiem, son œuvre maîtresse] » :

Dans les années terribles de la « Iejovchtchina », j’ai passé dix-sept mois à faire la queue devant les prisons de Leningrad. Un jour, quelqu’un a cru m’y reconnaître. Alors, une femme aux lèvres bleuâtres qui était derrière moi et à qui mon nom ne disait rien, sortit de cette torpeur qui nous était coutumière et me demanda à l’oreille (là-bas, on ne parlait qu’en chuchotant) :

– et cela pourriez-vous le décrire ?

Et je répondis :

– oui, je le peux.

Alors, une espèce de sourire glissa sur ce qui avait été jadis son visage.

Les dates d’écriture des poèmes qui composent le Requiem s’échelonnent entre 1930 et 1957.

Non, ce n’est pas moi, c’est quelqu’un d’autre qui souffre.
Souffrir ainsi, je ne l’aurais pas pu. Et que les draps noirs recouvrent
Ce qui est arrivé.
Et qu’on emporte les lanternes…


Il fait nuit.

(1) il faut noter ici que ce n’est pas le premier livre paru chez Seghers sur Anna Akhmatova, il y eut, publié en 1968, dans la collection Poètes d’aujourd’hui le très beau livre de Jeanne Rude, bien plus complet et documenté que celui de Brisac. J’ai la chance d’avoir redécouvert cet ouvrage au fond de ma bibliothèque, il fait davantage référence à mon avis que la récente publication.

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