Où allons-nous? Vers le pire

Un article de l’Obs rappelle opportunément qu’il y a cinquante ans, juste cinquante ans, aux présidentielles où Valéry Giscard d’Estaing fut élu, le représentant du Front National, Jean-Marie Le Pen faisait… 0,75 % des voix. Nous en sommes aujourd’hui à admettre de façon résignée sa prochaine arrivée au pouvoir. Comment cela a-t-il été possible ? Les chroniqueurs habituels incrimineront comme d’habitude les petits jeux tactiques, toujours jeux dangereux, comme lorsque Mitterrand trouvait malin de porter en avant la voix du Front National parce que cela permettait de diviser la droite et ainsi, de pouvoir à bon compte assurer une majorité au second tour des législatives à la gauche de gouvernement, grâce à des triangulaires, ou bien, plus récemment, quand l’actuel président pensait qu’avec un tel adversaire il serait toujours facile de l’emporter, vue l’aisance avec laquelle il avait triomphé en apparence de MLP lors des débats télévisés. « Ils sont si nuls ». Bêtise de qui croit l’autre éternellement plus bête que soi. Ces stratagèmes et ces calculs à deux balles ne sont cependant que des causes superficielles, la traduction du fait que la politique se révèle à jamais comme un jeu de masques, qui amuse la galerie pendant qu’en dessous s’agitent des mécanismes autrement plus déterminants. Les historiens, à la différence des journalistes, ont souvent dégagé les grandes tendances sous-jacentes à ce qui peut sembler n’être que les remous de l’histoire. Les recherches sur l’histoire du capitalisme montrent que les courants politiques sont pour l’essentiel l’expression de visions en apparence distinctes mais qui finissent par se rejoindre de la lutte pour la survie d’un système qui les a vu naître et dont ils sont les enveloppes plus ou moins trompeuses. En posant la question « Quand commence le capitalisme ?», l’historien Jérôme Baschet met à jour un espace de temps, situé entre 1450 et 1750, où les choses se sont faites progressivement pour aboutir à un basculement à la deuxième de ces dates : il avait beau y avoir avant des sommes d’argent colossales (provenant notamment de l’extraction d’argent dans les mines de Bolivie, mais aussi du commerce international), il fallut attendre les alentours du milieu du XVIIIème siècle pour qu’apparaisse réellement le capital en tant que tel, c’est-à-dire en tant que rapport social, avec la construction des fabriques, l’apparition du salariat et le passage de la production par la forme marchandise. Parmi les facteurs décisifs qui ont conduit à cette « révolution », Baschet en indique un qui paraît fondamental et doit nous faire réfléchir : l’abolition des lois qui, en Angleterre, jusqu’à cette date, régissaient encore la charité publique et faisaient que la valeur « solidarité » était un impératif qu’il n’était pas question de remettre en cause. En supprimant l’Edit de Speenhamland(*), les gouvernants anglais, suivant en cela les recommandations de Burke et de Bentham, voulaient obliger les pauvres à entrer dans le régime du salariat, à se joindre ainsi à la grande armée des ouvriers qui allaient bâtir notre monde, fait uniquement de production, de commerce, d’égoïsme et de cynisme. Le règne de l’individualisme s’instaurait. La réalisation de profit et les gains de valeurs étaient plus fondamentaux que la cohésion sociale. Les guerres les plus atroces pouvaient bien avoir lieu, opposant les impérialismes les uns aux autres, elles ne faisaient qu’alimenter la machine de guerre en accroissant les bénéfices de l’industrie. Les formes religieuses antérieures, qui avaient maintenu, il faut bien le reconnaître, une idée globale de charité profitable à la cohésion sociale, laissaient la place à des visions fétichistes du réel momentanément utiles pour assurer la part subjective du fonctionnement du capitalisme : antisémitisme, racisme, xénophobie. Une idéologie dite « libérale » se mettait ainsi en place, prétendant apporter le bonheur individuel essentiellement par la consommation des biens, elle pouvait avoir un aspect chatoyant mais gardait toujours sous le coude sa variante terrifiante : le recours brutal aux idéologies que nous venons de mentionner. Nous sommes aujourd’hui dans une phase qui correspond à ce dévoilement brutal. Les philosophes et historiens Robert Kurz et Roswitha Scholz, à la suite d’Horkheimer, ont plusieurs fois affirmé que libéralisme et fascisme constituaient les deux faces d’un même processus visant à « la socialisation par la valeur ».

L’individu que je suis, qui essaie modestement de penser mais n’y arrive pas toujours, n’en croyait pas ses yeux et ne voulait pas le croire : ces théoriciens exagéraient. Eh bien non, puisqu’aujourd’hui nous avons sous les yeux la preuve que cela existe : un agent de l’idéologie libérale qui donne en public et en direct le pouvoir à l’aile fascisante du système. Comment caractériser autrement le geste de Macron dissolvant l’Assemblée Nationale, en réponse à la demande formulée par le RN, en sachant très bien que son soi-disant « adversaire » est en ordre de marche et prêt à ravir la majorité des circonscriptions françaises, alors que ceux qui seraient théoriquemzent à même de lui damer le pion, à savoir les partis de la gauche parlementaire sont, eux, au contraire, empêtrés dans des contradictions insurmontables ?

(*) Au dire de Jérôme Baschet, l’édit de Speenhamland de 1795 était une loi qui « manifestait la permanence d’une ancienne logique (féodale) de fixation locale des populations et la persistance d’une économie morale traditionnelle selon laquelle tout être humain doit être aidé à ne pas mourir de faim ». Il fut aboli en 1834 et cette abolition « a joué un rôle décisif dans l’accélération de l’exode rural et la formation d’un véritable marché du travail. De fait, les penseurs libéraux qui militaient contre Speenhamland avaient parfaitement conscience que le nouveau monde qui se mettait alors en place, et notamment la généralisation de la discipline du salariat industriel, passait par la destruction du principe de charité, soit ce qui, sous le nom de caritas, avait été le principe constitutif du monde social dans le système féodo-ecclésial. In Quand commence le capitalisme ? De la société féodale au monde de l’Economie, ed. Crise et Critique. p. 56

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3 commentaires pour Où allons-nous? Vers le pire

  1. Girard A dit :

    Il semble in fine que ce ce président n’ait jamais été connecté à sa population ,n’ait pas beaucoup de sens politique, qu’il se fout de ses propres ministres dont le premier, de ses députés, qu’il ne pense qu’a lui et qu’il gère la France comme un trader.

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  2. Matatoune dit :

    Où allons-nous ? En tout cas, le ciel est ⚫️ ! Et ce président en est responsable , si ce mot à encore un sens pour lui !

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  3. alainlecomte dit :

    Oui, bien sûr, Macron en est « responsable » mais pour autant qu’on puisse attribuer une responsabilité à des individus qui se meuvent dans un monde où les comportements sont forcément induits par la logique d’un système « sans sujet » basé sur les formes sociales de la marchandise, de l’argent et du capital.

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