Seoul possède l’un des plus beaux musées du monde, si ce n’est le plus beau. Le Musée National de Corée. Beau d’abord par son architecture, long rectangle avec des ouvertures vers le ciel, hall central large comme une avenue et de part et d’autre, sur trois étages, des salles où sont exposées trouvailles archéologiques et œuvres splendides, suivant, au premier étage, le cours de l’histoire, depuis le paléolithique jusqu’aux années 1910, époque où la Corée que ses habitants appelaient alors Chôson du nom de la dynastie régnante, perdit son indépendance et tomba sous l’occupation japonaise. C’est l’occasion de retrouver le bout d’histoire que nous avons observé au Japon, à Asuka, lieu où s’était implantée la première capitale, Fujiwara-kyô, en plein VIIème siècle, dont le plan et toute la tradition culturelle venaient justement de Silla, l’un des anciens royaumes composant la péninsule, avec Koguryo et Paekche. C’est comme si deux bouts de notre voyage se recollaient. Avec en amont le paléolithique symbolisé par une pièce rare, un biface de l’âge de pierre récolté là où l’on pensait que l’on n’en trouverait pas, car on croyait en une dichotomie de l’espace préhistorique qui aurait séparé (c’est le carton d’exposition qui le dit) les cultures de l’âge de pierre d’Europe et d’Afrique de celles de l’Asie du Sud et de l’Est, les premières étant celles du biface (handaxe) et les secondes du galet aménagé (chopping tool). Ce genre de détail me fait toujours jubiler, il ne sert pas à grand chose de les connaître, mais ils ont ceci de particulier de nous plonger en une fraction de seconde dans un univers de recherche. Le temps, le plus de cent mille ans, et jusqu’à trois millions d’années, s’annule et nous devient proche, nous pourrions pour un peu tenir entre nos mains ces témoignages de nos origines communes. Ces trouvailles qui renversent les fausses certitudes m’enchantent aussi, montrant que toute classification, toute séparation est destinée un jour à être subvertie.








Avec les premiers temps historiques, viennent les premières grottes. Les parois de l’une sont reproduites, peintures d’une grande finesse et d’une grande expressivité, reliées à des légendes et des croyances religieuses, ici les Dragons protecteurs des tombeaux, gardiens des quatre points cardinaux, assurant à l’espace l’harmonie du yin et du yang, à l’heure où s’implante l’antique royaume de Koguryo. Le royaume de Paekche (ou Baekje, selon les translittérations) n’est pas en reste, il est le siège d’un important développement artistique et artisanal à partir du premier siècle. Silla vient un peu après, et a ceci de notable qu’outre le fait d’avoir été baptisé le « pays de l’or » en raison de ses ressources et de sa spécialisation dans le travail du métal précieux, on voit s’y répandre l’écriture, donnant naissance à une vraie « littérature », consistant au début dans des inscriptions sur des stèles, avant de déboucher sur des feuillets manuscrits quelque peu analogues à ceux que nous avons vus à Asuka, au musée de la Man.yôshû. Les conflits entre les royaumes sont nombreux au cours de cette période, certains disparaissent, d’autres prennent leur place, comme Palhae (entre 700 et 926), baptisé « le Pays de l’Est Florissant» qui se place sous l’autorité conjointe du confucianisme et du bouddhisme, avant d’ouvrir la voie à une première unification des royaumes (Silla unifié), au cours de laquelle l’art combine les styles de Paekche, de Koguryo et des Tang chinois pour donner lieu à de colossales images de Bouddha parfois ensevelis sous des dômes au sommet de montagnes (près de Gyeongju, grotte de Seokguram).
En 1392, un général aventureux, du nom de Yi Seonggye, renverse le pouvoir et repousse les conquérants japonais, s’installe en maître sur la péninsule, entre temps devenue Goryeo (d’où viendra le nom donné en Occident de Corée) et fonde la dynastie de Joseon (ou Chôson)(nom dérivé de la dénomination donnée au tout premier peuple ayant vécu sur la presqu’île, de Gojeoson) qui va se perpétuer au pouvoir jusqu’en 1910 (et aura des descendants encore bien après, qui vivront dans le palais de Seoul de Changdeokgung jusque vers les années 1960), date à laquelle l’empereur capitulera face aux forces japonaises.
Le Musée National de Corée ne se contente pas de retracer toute l’histoire d’un pays, mais il la situe en contexte : le troisième étage est consacré à toutes les autres cultures du monde, Mésopotamie, Grèce antique, Rome, Inde, Amérique centrale, toutes représentées par des œuvres ou des reproductions d’oeuvres de premier plan. On rêve d’un équivalent pour nos propres cultures, qui exposerait en un seul lieu les vestiges de la Gaule, la colonisation romaine, les Francs, Clovis, Hugues Capet, le Grand Siècle et la Révolution, unis dans un parcours didactique qui nous montrerait aussi bien les premiers textes de loi que les sceptres des rois, les reliques du Moyen-Âge, ou l’uniforme des sans-culotte, mais il est vrai que telle entreprise donnerait lieu à tant de querelles d’historiens que sans doute vaut-il mieux ne pas y songer.
Nous sommes encore au coeur de la société coréenne et de ses croyances, avec ses rites funéraires, ses cérémonies de mariage et ses rites de passage à l’âge adulte dans le Folk National Museum, tout près du palais Gyeonbokgung. C’est là que regardant avec étonnement un film sur les rites encore actuels sur l’île de Jeju, de glorification de la nature, inspirés du shamanisme, je rencontre ce coréen âgé qui me parle de ses craintes pour l’avenir de son pays.


L’art contemporain coréen s’expose au MMCA, on y trouve notamment The More The Better, de Paik Nam June (1988), première œuvre video jamais réalisée : Paik Nam June, dit-on sur l’affiche, a créé l’art communiquant avec le monde à travers la télévision à une époque où Internet n’existait pas encore. The More The Better est une installation video à grande échelle basée sur 1003 moniteurs conçue comme faisant partie de la célébration des JO 1988, le système, arrêté entre 2018 et 2022 a été restauré. En faisant cette opération, les conservateurs ont réalisé que « toutes les œuvres ne pouvaient durer éternellement, la technologie et l’environnement changeant sans cesse ». On conclut sur l’affiche que cette œuvre est « l’épitome d’une collection variable ». Amusant, ce moment d’une prise de conscience d’une caractéristique fondamentale de l’art qui est d’être, quoiqu’on en pense, voué à disparaître (combien de chef d’œuvres de la Renaissance ont péri dans les flammes). Gim Hongsok réfléchit sur les conditions de production et de réception de l’art au moyen d’une installation qui comprend divers environnements pour les mêmes objets. Mais Lee Hyein me touche davantage. Elle est résolue à partir sac au dos, équipée d’une tente bivouac et de son matériel de peintre pour saisir sur le vif des fragments de nature en faisant ressentir sur la toile tous les inconforts, toutes les imperfections dues à sa situation. Cela donne des séries de petites toiles dont l’ensemble s’intitule La Seconde Vie, j’aime cette peinture modeste, de fruits tombés sur le sol parmi des feuilles séchées, de bêches et de brouettes abandonnées contre les murs de cabanes de jardiniers, de poteaux électriques qui surgissent au milieu d’un champ de betteraves. On peut aussi parler de Jung Jaeho qui se concentre sur la période où la Corée se reconstruisait et vivait une sorte de période des trente glorieuses un peu décalée, toile gigantesque qui pourrait sembler triomphante si une menace ne planait dans l’air, celle d’une rocket immobilisée dans le ciel. Et puis de Jung Youngsun, pionnière de l’art paysagiste, à qui l’on consacre une retrospective. En photographie, je rêve de voir un jour une exposition consacrée à Han Youngsoo dont les photos noir et blanc dignes de Doisneau et de Cartier-Bresson nous plongent dans la Corée des années soixante.


Arrive un moment où il faut quitter Seoul, il faut savoir terminer un voyage. Un 16 avril, le bus 6002 nous prend de bon matin au coin de la sortie 4 de la station de métro, fonce dans le brouillard et la pluie vers Incheon, laissant dans l’inconnu tout ce que nous n’avons pas vu, que nous ne verrons peut-être jamais, les lieux que nous n’avons pas parcourus s’empilant dans nos têtes comme les contre-images de ceux que nous avons visités, les bousculant, les compressant, leur conférant finalement l’éclat furtif des visions que nous n’aurons su fixer ni sur la pellicule ni en notre mémoire. Nous partons toujours en nous disant que nous ne reverrons jamais ce que nous avons vu une fois, résignés à penser que rien ne demeure fixe et que quand bien même nous reviendrions, nous ne retrouverions jamais la même impression ni la même joie, mais peut-être une autre impression, une autre joie, tout dans ce peut-être nous incitant à rêver de nouveaux départs, le voyage étant la seule chose en ce monde qui nous libère des attaches matérielles et nous rende à ce point légers que nous oublierions presque notre corps et les douleurs qui l’assaillent par le fait des ans qui s’accumulent.
Quel beau voyage ! Merci de partager 😉
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merci à vous de passer par là et de me lire et… de commenter!
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Un beau musée, un beau récit, merci.
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Merci du compliment!
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