Au Musée des Beaux Arts de Lyon, jusqu’au 3 mars : une réflexion profonde sur les formes de la ruine. Pour la deuxième fois, je parcours cette exposition. Ruines de notre monde, ruines des anciens mondes, que nous renvoient-elles ? Nos lointains descendants qui parcourront les espaces d’un monde qui sera alors en ruine et probablement remplacé par un autre, lequel ne sera peut-être pas construit sur les mêmes bases que le nôtre (cf. la nouvelle publiée ici jusqu’à la semaine dernière), que ressentiront-ils ? Penseront-ils utile de conserver les traces d’un monde défunt ? En avons-nous envie ? Souhaitons-nous faire connaître des mœurs, qui, à nos descendants, sembleront si étranges ? (ces écarts de fortune, ces dépenses excessives, ces guerres abjectes, ces gouffres de malheur?).
En quoi les ruines sont-elles associées à la mémoire et à l’oubli ?
Comment ne pas oublier ? En édifiant d’immenses constructions, comme ont semblé le penser certains peuples antiques voire même des humains de la Préhistoire – on pensera aux alignements de menhirs et aux pierres de Stonehenge – pour que des millénaires plus tard il en reste encore des traces.
Traces et ruines se complètent, elles ne signifient pas la même chose. La trace est muette, trace de quelque chose mais de quoi ? On a oublié la fonction de ces pierres et de ces masses dressées vers le ciel. En revanche, la ruine parle, elle porte son lot d’inscriptions, volontaires ou non, traduites en écriture stable et reconnue, ou bien en incisions qui résultent d’activités diverses.
Les Grecs, les Romains adoraient leurs ruines, comme si elles étaient les piliers intangibles de leur histoire.
Les civilisations extrême-orientales en font moins de cas, c’est que les édifices sont construits en bois et en chaume, alors apparaissent des cycles de construction : un deuxième édifice naît après qu’un premier a été édifié, puis remplace ce dernier, et à son tour un autre édifice voit le jour et ainsi de suite. Il se crée matériellement une chaîne d’histoire. Préfiguratrice des chaînes qui se créent par les textes, depuis les palimpsestes jusqu’aux hypertextes contemporains.
En Mésopotamie, trois mille ans avant notre ère, l’écriture cunéiforme vient à point nommé pour suppléer le manque de constructions durables afin de laisser à la postérité le rappel d’une civilisation. A croire que l’écriture est d’abord faite pour cela.
Chez les peuples mélanésiens comme les habitants des îles Malagan, on fabrique des objets transitoires qui ne subsistent que pour honorer les disparus.
Les débris des civilisations passées sont objets de musée mais il advient que les musées soient pillés, comme le musée archéologique de Bagdad au moment de la guerre en Irak, alors un artiste archéologue américano-irakien a l’idée de reconstruire les objets volés à l’aide de papier mâché. Chacun a sa notice, on sait s’il a disparu, a été volé ou bien détruit, on les appelle des objets-fantômes.

Les ruines sont attachées à des destructions, celles-ci peuvent provenir de guerres, ou de catastrophes naturelles. Elles sont en général minérales, mais ces cadavres aussi, gravés par Goya, ne font-ils pas partie des ruines, en tant que corps qui se fondent au paysage comme se fondent à lui les pierres recouvertes de lierre et de buissons épineux ?


Je ne sais plus très bien comment on en vient à exposer des toiles modernes et contemporaines, Dali par exemple, mais aussi Sutherland, Dix, Grosz, Desgrandchamps, Kiefer.
Dali est présent par sa Gradiva, inspirée du texte de Jensen, ayant lui-même donné lieu à l’essai fameux de Freud. Il s’agit ici, sans doute, de dire qu’il en est des ruines et de leur interprétation comme des rêves et de l’inconscient.


Otto Dix, Graham Sutherland se rattachent à la tradition guerrière, qu’ils dénoncent. Tout comme le font les photographes comme Shomei Tomatsu qui est allé à Nagasaki quelques mois après le bombardement nucléaire et en a ramené des photos d’objets fondus (une bouteille de bière par exemple), des corps lacérés dont l’épiderme reste imprégné de tissus enflammés. Ou bien Mathieu Pernot, qui retrouve l’appartement qu’occupait son père à Beyrouth, aujourd’hui détruit par l’explosion d’un entrepôt de nitrate.

Une question lancinante : si pour les Anciens (Epicure et Lucrèce), il allait de soi qu’un jour le monde se terminerait et ne serait plus qu’un champ de ruines dans lequel plus personne ne vivrait, pour les Modernes, il semble que l’on se fasse à l’idée que nous continuerons à vivre au sein des ruines. Alep reste un lieu de vie, et, a-t-on peur de dire, Gaza aussi, qui se confond avec les émotions ressenties lorsque nous visitons Pompéi ou Herculanum. D’ailleurs pourquoi jamais personne n’a pensé aller revivre en ces cités détruites.
Vie et mort se mélangent comme corps et pierre. L’artiste américano-cubaine Ana Mendieta s’est faite filmer nue enfouie sous des herbes et des amas de terre, son souffle soulevant sa poitrine qui, peu à peu, écarte les monceaux terreux et herbeux. Elle me rappelle l’Ophélie de Millais. Ana-Eva Bergman en parcourant l’Allemagne à la recherche de traces du nazisme, concentre son attention sur des galets qu’elle reproduit en grand format. Anselm Kiefer confond des temples antiques en ruines avec des montagnes de briques trouvées au bord des routes de Chine comme si deux mouvements se répondaient d’un bout à l’autre de l’histoire. Eva Jospin expose des simulacres de ruines : temples de carton aux circonvolutions multiples, gradins et terrasses où jamais personne ne grimpa, ces villes fantômes sont faites pour s’étendre et nous faire rêver comme aussi, d’ailleurs, les magnifiques planches dessinées de Schuiten.
Des ruines contemporaines sont aussi les traces d’un avenir, peut-être d’un avenir non advenu et qui n’adviendra plus jamais : projets industriels abandonnés, restes des dégâts causés par les accidents nucléaires comme la ville abandonnée de Pripiat. La notion de ruine se libérerait ainsi de la direction de l’histoire. Seules les ruines du présent nous semblent au premier abord absentes. Mais ne sont-elles pas les ruines du corps qui se font sentir au moment même où nos pulsions s’éteignent ?

Nous sommes en ruines, nos corps tombent en ruines avec l’âge, la vieillesse, et la forêt bientôt les recouvrira comme elle a su le faire déjà pour les traces de massacres ou de tortures au Rwanda ou au Cambodge.