Une société sans valeur marchande

3 – Toute vie sera multiple

Les biens matériels étaient de plusieurs types. Physiques certes, la plupart du temps, mais aussi « informationnels » : livres, spectacles vivants, films. Un livre par exemple était à la fois « physique » et « informationnel ». Sa composante physique l’apparentait à n’importe quel objet, alors que sa composante informationnelle faisait de lui un objet particulier. L’œuvre littéraire, artistique ou filmique alimentait nos rêves et nos pensées, fabriquait notre noosphère. Produire une telle œuvre s’accompagnait de gains en statut (dont on ne savait plus si on devait le qualifier de social, d’émotionnel ou de réflexif) et tout un chacun bien sûr pouvait s’y livrer, il n’y avait plus désormais de barrière scolaire ou universitaire pour s’y adonner. Puisque désormais l’activité était libre et qu’on pouvait gagner des jetons d’interaction avec toute activité bénéfique au lien social, n’importe qui pouvait se livrer à un long et lent « travail » (au sens métabolique du terme) de création ou d’édification d’une pensée, de composition d’une musique ou d’élaboration d’un tableau. Certes, il fallait bien que cette activité bénéficie à son porteur. Il pouvait s’attendre à la fin de son travail à une montée en statut sous forme de messages envoyés par les lecteurs, les auditeurs ou les contemplateurs, messages élaborés comme des jetons d’interaction, en plus complexes, qui permettaient d’engager des discussions et des fabrications d’objets complétant ceux qui venaient d’être produits, s’y ajoutant, voire s’y superposant, comme un méta-discours. Mais avant même d’atteindre ce stade, celui ou celle qui s’était érigé.e en créateur ou en créatrice, recevait un statut d’habitant de la noosphère qui lui conférait des accès particuliers à d’autres œuvres, à d’autres débats : car il n’était pas sûr que toutes les réflexions et toutes les pensées dussent être dévoilées, du moins immédiatement dévoilées après leur production, leurs auteurs ayant le droit de différer leur diffusion. D’où finissait par exister une sorte de pré-noosphère, ou de pré-conscience à laquelle accédaient les divers créateurs. Le monde, finalement, en son ensemble, l’humanité entière, se dotait ainsi, sans qu’on y prenne garde, d’un inconscient collectif qui était comme le résultat des activités multiples et coordonnées menées par ses membres.

Dans ce monde d’après les années 55, on pouvait bien entendu voyager, même si se posaient certains problèmes au moment du passage des frontières, car tous les pays n’avaient pas encore acquis ce mode de fonctionnement et ceux qui l’avaient fait avaient pu le faire selon des modalités différentes. Disons que les jetons étaient échangeables d’un pays à l’autre, traductibles d’une langue à l’autre. Comme le culte de la vitesse avait disparu par la force des choses, on se déplaçait en moyens lents. Une nouvelle espèce de dirigeable avait remplacé les avions long-courriers. Cela prenait au minimum quinze jours pour aller de Paris à Bombay, trois semaines pour Beijing. Les déplacements par voie terrestre étaient en revanche plus difficiles car les dégâts causés par les guerres rendaient les voies souvent impraticables et en tout cas dangereuses.

Dirigeable au-dessus des monts Tamalpais

Les moyens de déplacement individuels (MDI) avaient remplacé les automobiles d’autrefois qui avaient toutes sombré dans des amas de ferraille. Les grands constructeurs avaient été démantelés. Les usagers de locomotion individuelle se procuraient au moyen de leurs jetons d’échange les matériaux nécessaires à la production de ces petites cellules de vie qui se déplaçaient sur des chemins tracés par les ondes magnétiques. Le trafic était entièrement régulé par un office central. Les problèmes d’énergie en eux-mêmes pouvaient être résolus : on n’était pas près d’épuiser l’énergie solaire ! L’énergie devenait ainsi renouvelable. Les progrès faits concernant l’hydrogène et la fusion nucléaire rendaient l’énergie, globalement, presque gratuite.

Il y eut des gens pour critiquer ce système : n’allait-on pas vers une économie « administrée », une société à la chinoise etc. De fait, il fallut insister sur le fait que la blockchain est au contraire un mécanisme qui s’auto-contrôle, ce n’était pas pour rien qu’il avait été souvent loué par les milieux anarchistes, si Etat il y avait, c’était une représentation diffuse, une abstraction. Pas de place pour un parti unique. Y avait-il d’ailleurs place pour des partis ? Le jeu politique d’autrefois avait été tellement décrédibilisé qu’il avait disparu. Les partis avaient été des blocs d’affirmations gratuites et dangereuses, qui ne servaient à rien, des blocs d’attitudes figées qui ne se déterminaient plus que les uns par rapport aux autres, sans contact avec les situations concrètes. Etaient apparu à leur place des groupes d’intérêt, des associations libres et fluides qui se réunissaient pour apporter leur expertise sur des points particuliers, un peu comme les avaient rêvé les anarchistes d’autrefois.

La conservation et l’échange d’objets anciens restaient possibles, mais sans monnaie, sans argent, seul le troc étant alors prévu, évidemment toléré.

On comprend aussi que sur le plan de l’ontologie, de la logique, des formes de conscience et de la vie de l’esprit, de tels changements introduisaient des bouleversements profonds. L’idée que désormais, à cause de leurs formes, tous les jetons d’interaction n’ouvriraient pas les mêmes possibilités en termes d’acquisition du produit d’une activité concrète effectuée par autrui introduisait de profonds changements. Le capitalisme avait autorisé l’échange de tout et de n’importe quoi, pourvu qu’on ait suffisamment d’argent, on pouvait usurper n’importe quel droit, acquérir n’importe quelle portion de territoire, que ce soit dans la biosphère ou dans la noosphère. Avec ce nouveau type de rapport, de la viscosité s’immiscait dans le social, autrement dit de la lenteur, qui va de pair avec la réflexion. Rien n’était dans le fond « interdit », mais il fallait souvent savoir attendre… se livrer à certaines activités spécifiques pour avoir accès à d’autres qui les présupposaient. Il fallait s’y connaître un peu en territoire par exemple avant de se poser sur une terre. Penser en termes de « consommé une fois = éliminé du circuit » n’était pas rien, non plus. On se mettait à accepter l’éphémère, le transitoire, l’évanescent et même à y accorder du sens comme si la notion de substance se faisait supplanter par celle d’événement. La logique linéaire de J-Y. Girard était très adaptée à cette conception de l’échange car elle était justement basée sur la notion d’objet transitoire. En logique linéaire, la déduction d’une thèse à partir de prémisses avalait les prémisses. On se libérait ainsi facilement des paradoxes et contradictions apparues autrefois, comme celui des ensembles de tous les ensembles car quand on avait utilisé une hypothèse pour déduire une propriété, celle-ci n’existait plus pour démontrer son opposée. On n’accordait la réutilisabilité qu’avec parcimonie. La science se mettait ainsi à bouger sur ses fondements, et au milieu d’elle, les mathématiques, qui pouvaient éclairer certaines de leurs zones d’activité d’une nouvelle façon. Les découvertes de Grothendieck, en particulier celle des topos, prenaient de plus en plus d’intérêt car elles permettaient de faire varier les bases sur lesquelles on réfléchissait (le dogme ensembliste avait disparu). On ne désespérait pas de pouvoir démontrer des théorèmes jusqu’alors inaccessibles.

Notre représentation du temps même se trouvait modifiée, et par là le rôle du souvenir. On le sait, car beaucoup l’ont dit (Georges Golschmidt l’avait dit, par exemple, à propos de Walter Benjamin), le futur est derrière et non devant nous, à côté des souvenirs conscients et inconscients, il y a ceux, dits préconscients, qui sont comme des rêves que nous avons à l’état d’éveil, ces rêves nourrissent nos vies privées, nos formes de conscience, Benjamin disait que leur existence et leur fonction étaient oblitérées par le capitalisme qui leur substituait l’illusion d’être comblé par la consommation. Maintenant que nous étions sortis du capitalisme et que le mythe de la consommation s’était dissout, il redevenait possible de rêver, et de ce fait là, nous pouvions envisager l’avenir, avoir de « l’espoir » non pas au sens niais que ce mot avait autrefois, celui d’une attente passive d’un mieux-être apporté par le progrès, mais au sens d’un calcul possible qui allait nous permettre de voir assez précisément ce vers quoi nous pouvions aller et parmi toutes les branches ouvertes à nous celles que nous choisirions.

Nous ne penserions plus en termes d’identités, de blocs individuels vus comme stables alors qu’ils étaient sans cesse en mouvement. Ce que nous pourrions à peine saisir ce sont des croisements de plusieurs lignes au sein de coordonnées multiples, par exemple une manière de ressentir son soi en croisement avec un temps et un lieu, ou, comme l’avaient dit il y a longtemps quelques logiciens, mais de façon maladroite, avec un monde possible (l’idée de monde possible était bonne mais l’usage technocratique qui en avait été fait l’avait faussée).

On n’était pas loin de la situation qu’avait évoqué le poète (un poète célèbre du début du siècle dont je tairai ici le nom) dans son poème titré bizarrement Histoire de la gauche :

Toute vie sera multiple. On ne pourra jamais rester sur un seul sentier. Quand les sentiers se croisent, nous ne saurons plus si l’individu qui venait d’une voie A est le même que celui qui continue sur la même voie. Peut-être est-il maintenant sur la voie B, ou C. On l’ignore. Il est impossible de savoir. C’est ce qu’on appelle le principe d’indétermination de la direction et du temps. Les intersections de ce genre sont multiples. Elles ont lieu également dans plusieurs dimensions. La notion de dimension est ici centrale. La dimension de l’Amour, par exemple, est constante. Un individu peut bifurquer mais son amour alors continuera tout droit. Celle des Affaires est au contraire variable, elle suit les trajectoires. D’où vient qu’il est impossible de faire des calculs économiques. Le calcul économique bien sûr est interdit, parce qu’il est inefficace et ne produit que des abstractions qui n’ont rien de bon, mais même s’il n’était pas interdit, il ne serait pas exécuté, en raison même de son inefficacité. Alors évidemment, les gens qui se lancent dans les affaires peuvent difficilement faire des prévisions : ils peuvent gagner de gros montants d’or mais l’instant d’après ils les perdront, il n’y a aucune constance dans l’amas de fortune que l’on crée. La notion de chômage n’existe pas. Tout le monde travaille… ou pas. Ce que l’on a produit un jour par un dur labeur sera abandonné le lendemain mais poursuivi par un autre que soi qui lui-même accomplira là un immense effort. Il n’y a donc pas d’identité. Il y a juste des instants, des coïncidences d’un moment.

Anouar Al-Khomeiti – 1947-2038, auteur entre autres de l’Enfer des Forêts, roman paru à Ryad en 2030, et de très nombreux recueils de poèmes

L’amour, du reste, comment allait-on faire en amour, s’étaient demandés les pionniers de cette révolution du sens et de la valeur ? Il était évident que l’amour vénal disparaitrait puisqu’il n’y avait plus de monnaie, mais il y aurait toujours nos activités et nos désirs, nos sensualités et nos contacts corporels. Les corps allaient encore se pénétrer, les esprits s’enflammer et les lèvres s’échanger. Ici, l’algorithme d’interaction pouvait donner encore son plein rendement. Les activités en lien avec l’amour, comme la faculté manifestée à plusieurs reprises d’élaborer des discours courtois, de satisfaire à des désirs de l’autre ou de créer des manières innovantes de se rencontrer (dans un jardin en fleurs, une verrière botanique, au pied d’une tour de cent étages ou dans un restaurant aux mille saveurs) étaient enregistrées elles aussi et donnaient lieu à des jetons aux formes bizarres, fait pour s’harmoniser seulement avec ceux d’un réceptacle en accord avec les propositions. Dans les lieux d’amour que l’on commençait à fréquenter, les lueurs des téléphones étaient tantôt rouges, tantôt vertes et tantôt bleues. Rouge, cela signifiait qu’il n’y avait rien à attendre d’une rencontre, que la personne s’y opposerait, verte signifiait le champ libre et bleue la conclusion finale, la félicité qui avait été atteinte au cours d’un plus ou moins long échange, au cours duquel on voyait se cambrer les dos, briller les poitrines et se pâmer les corps.

Le résultat serait semblable à cette magnifique peinture d’un peintre moderne des années vingt, où l’on voyait un corps de femme se dresser au milieu des désirs représentés par des flamèches violettes, dans un décor tout de spiritualité.

Illustration : photo d’un tableau de Denis Prieur, exposé en ce moment à la Galerie Françoise Besson, 10 rue de Crimée, Lyon (quartier de la Croix-Rousse)

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